Clivages dans les premières organisations du moi : organisation perceptive et image du corps
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Clivages dans les premières organisations du moi : organisation perceptive et image du corps

Dans les étapes précoces, le sentiment de continuité d’exister n’est pas établi dans une organisation tridimensionnelle de contenance stable “être dans sa peau”, mais sur des perçus rythmiques de régularités de communications sensorielles/émotionnelles naissant dans le commerce avec un objet peu objectalisé : “Winnicott (1958) a fait remarquer que, dans la petite enfance, l’échange se fonde sur une illusion. L’illusion semble être celle d’un flux et d’un reflux continus, rythmiques” (Tustin, 1986, p. 165). Ailleurs, F. Tustin précise : “Les pulsions, dans ces états primitifs, semblent être ressenties comme une eau jaillissante ou des fluides et gaz corporels explosifs” (ibid., p. 177). L’essentiel est qu’il y ait un reflux permis par l’action transformatrice de l’objet externe procurant la perception de ce que j’ai proposé d’appeler des points de rebond au sommet des formes motrices des boucles de retour selon un schéma livré par un enfant autiste (Haag, 2005, 2006). Sans doute en relation avec la perte des rythmicités, le transmodal semble figé chez l’autiste dans le tactile ventouse et le raidissement kinesthésique. Tustin dit ainsi de l’enfant autiste qu’il “appréhende ces expériences (sensorielles), avant tout sur le mode du toucher et de l’odorat, au point de vivre par exemple, le voir et l’entendre comme une expérience tactile” (Tustin, 1981-1986, p. 174). C’est le jeu pulsionnel primordial qui est ainsi figé, pétrifié, arrêtant le processus de la formation des formes, bloquant les rythmicités temporelles (Haag, 2005) aussi bien que l’organisation de l’espace (Haag, 2006).

Organisation et désorganisation de la consensualité

“Le rassemblement des sens dans la montée tonique émotionnelle” sous-tend une image motrice de “lancée”. Si cette “lancée”, très liée à la fonction d’attention qui serait donc d’emblée spatialisante, a été ressentie anéantissante par la non rencontre du point de rebond, elle s’inhibe. C’est ce que Meltzer (1975) a décrit dans le mécanisme de démantèlement par relâchement de l’attention. Ce phénomène n’est pas un clivage bipartite mais une sorte de dissociation, et c’est chaque sensorialité qui va s’organiser en clivage sur les extrêmes de l’échelle d’intensité dans l’agrippement sur les manœuvres auto-sensuelles des stéréotypies. Se trouvent alors bloqués les processus intrasensoriels des segmentations tels que B. Golse (2004) les a exposés dans son article Structure des états ou structure des processus ? J’ai rejoint l’importance qu’il donne aux rythmicités et je souligne qu’elles semblent perdues aussi bien dans la segmentation centrale en tant que “lancée” d’une modalité sensorielle en quête d’une rencontre, que dans la segmentation périphérique “fruit d’une construction interactive entre l’adulte et le bébé” (p. 30). Illustrons cela pour quelques canaux sensoriels :

– Du côté du tactile, à l’extrémité douce, ce sont les “formes” décrites par F. Tustin comme des auto-caresses cherchant à procurer un vague sentiment d’auto-contenance ; à l’autre extrémité, un objet dur en un point du corps (objet autistique) permet de redonner un mouvement de sécurité par ce que F. Tustin propose d’appeler “équation adhésive” du corps de l’enfant à cet objet (op. cit. p. 78).

– Du côté du sonore, fréquent investissement de la musique, rejet des bruits avec hypersensibilité particulière aux bruits de machines procurant un vécu d’arrachage ou de pénétration insupportable. Ce clivage peut être très fort dans la réception de la voix : intolérance aux voix non musicales, au dur de l’articulation consonantique contre lequel les enfants se bouchent les oreilles. Les thérapeutes sont amenés à musicaliser leur voix à l’extrême, voire à chanter leur intervention. Les enfants peuvent se démutiser en utilisant exclusivement ou de façon prédominante les sons vocaliques et les chansons (Haag, 2005).

– Du côté du thermique : clivage glacé/brûlant. On rencontre les deux extrêmes : se coller la peau sur un carrelage glacé, se plonger dans un bain d’eau très froide ; au contraire, prendre une douche brûlante. La recherche du contact très froid est utilisée dans le packing. Cette technique doit être bien maniée dans un enveloppement progressivement réchauffé avec un accompagnement incluant un enveloppement sonore de voix portant les messages de compréhension issus de la pratique psychanalytique ; elle donne des résultats étonnants dans les plus grands malaises corporels sous-tendant les automutilations (P. Delion, 2003). Contrairement aux arguments des détracteurs de cette méthode, il n’y a pas contention mais enveloppement soulageant et rassemblant, et il n’y a pas choc au froid puisque en l’occurrence ce froid sert tout juste à “se sentir”.


– Du côté des sensations visuelles : la brillance maximale, amenant certains à la recherche des ampoules électriques fortes, voire de fixation du soleil jusqu’aux lésions rétiniennes. Ces auto-stimulations clivées de la valence émotionnelle normalement développée dans les échanges rythmiques ci-dessus décrits, fonctionnent sous la loi de l’accoutumance, et par conséquent de la toxicomanie et sont amenées à rechercher l’augmentation d’intensité aboutissant aux auto-mutilations de nature autistique ne mettant pas en jeu une pulsion agressive circulant entre l’objet et le retour sur soi. Les travaux de Beno Rosenberg (1991) sur le masochisme et le sadisme primaire dans leur amplification mortifère sont particulièrement concordants avec nos propres observations et élaborations concernant la dégradation obligatoire des stéréotypies vers l’automutilation, si l’on ne réussit pas le réveil pulsionnel dans une relation d’objet. B. Rosenberg formule sa jonction avec les problématiques autistiques soulignant bien la désobjectalisation progressive dans ce processus, on pourrait dire ici la non objectalisation. Les travaux des psychosomaticiens sur les procédés autocalmants, Smadja (1993), Szwec (1993) analysent cette même composante de rythmicité autosensuelle de survie et rejoignent les formulations de B. Rosenberg pour montrer leur impasse mortifère.

Clivage des formes géométriques

Dès que les formes ont pu tout de même s’organiser vers la géométrie primitive, se produit un clivage excessif des formes élémentaires dans une sorte de triangulation où la rencontre des opposés aurait un aspect de scène primitive destructrice. Tustin souligne (ibid., p. 104) : “L’apparition des formes géométriques semble constituer un pas important dans le développement psychique, formes d’abord expérimentées d’une façon anormalement hypersensuelle ils ressentent les opposés de façon extrême : il y a le “cercle” adoré et le “triangle” abhorré ; ils ont le sentiment qu’il faut absolument les tenir éloignés l’un de l’autre ou alors le cercle sera détruit”et (ibid. p. 176). Dès lors se déploient des mécanismes d’expulsion/destruction où les sadismes oral et anal sont à l’œuvre : destruction de tout objet pénétrant, arrachage des bords, des angles, assimilés au mamelon, à l’œil et aux qualités paternelles, voire au père émergeant en objet total dans une sorte de rage de castration sauvage très primitive.

Clivages dans les qualités des parois de la contenance

Cette paroi, fabriquée par l’accumulation des rebonds, doit être ferme mais doublée en quelque sorte d’une couche malléable où l’on puisse imprimer des traces semblant rejoindre le concept de médium malléable développé notamment par M. Milner et C. Bollas. Cela se traduit par exemple par le tapissage soigneux de l’intérieur d’un contenant avec la pâte à modeler, puis l’enfant y fait des traces. D. Houzel (2002, p. 17) a bien étudié cette bisexualité de l’enveloppe psychique, situant “du côté des éléments maternels/féminins ses qualités de réceptivité, d’extensibilité et de malléabilité, du côté paternel/masculin ses qualités de consistance et de résistance”.

Clivages dans les grands axes du moi corporel

J’ai décrit depuis longtemps la non intégration de l’axe vertical du corps chez les enfants autistes, responsable en particulier d’une hypertonie permanente de compensation, ou de la nécessité d’avoir un hémicorps collé au corps de l’autre. Cette non intégration apparaît comme un raté de ce que j’ai appelé les identifications intracorporelles : mère et bébé dans les deux moitiés du corps, soudées ou non par un axe médian mis au paternel (Haag, 1985 et 1990). Cet axe prolonge le noyau langue-mamelon, centre du squelette interne au niveau de la sphère qui englobe d’abord la tête et la main, et qui est mis également au paternel. Il existe aussi une ligne de clivage horizontal pour l’intégration des membres inférieurs. Le croisement des deux lignes ayant à voir avec l’investissement des zones érogènes anale et génitale.

Jonction avec la problématique de l’adolescence

Dans le cadre de ce colloque bébés/ados, vous reconnaîtrez chez l’adolescent plus ou moins en mal-être corporel dans les profonds remaniements pulsionnels et identificatoires de cet âge, des mécanismes de clivage tout à fait analogues à ceux que nous venons de décrire, proches du démantèlement avec toxicomanie sensorielle : extrême des intensités de musique rap, phénomènes de groupe de type adhésif dans la mêmeté vestimentaire, extrêmes du “dur” tactile dans les piercings, et conduites scarifiantes, etc… Il est tout à fait reconnu que l’on refait sa peau à ce tournant de la vie et il est bien compréhensible que les mécanismes archaïques soient retravaillés, parfois avec risques et périls.

Notons que s’il persiste une réduction insuffisante de ces clivages, la bisexualité de toutes ces formations profondes du moi n’étant pas établie, l’identité sexuée peut en être affectée plus ou moins gravement vers des positions extrêmes, extrêmes que nous voyons de façon caricaturale chez les adolescents autistes : la virilité devenant du trop dur blessant, écrasant, la féminité du trop doux, trop mou méprisable, la relation sexuelle ne pouvant dès lors que s’inhiber ou se déployer dans la violence, d’autant que l’extrême du creux féminin peut être un trou noir engloutissant. Chez la fille, nous trouvons des revendications phalliques forcenées si la position du pénis sert de colonne vertébrale. Nous voyons aussi, dans l’anorexie mentale de l’adolescente comme F. Tustin l’a bien montré, le réveil d’angoisses archaïques corporelles obligeant au raidissement et au combat forcené contre toute absorption, pénétration sexualisée vécue comme un trop dur persécutoire, voire anéantissant.
Copyright G. Haag.

Bibliographie

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GOLSE B. (2004). “Structure des états ou structure des processus ?”, in Le Carnet Psy, sept.-oct. 2004, p. 26-32.

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HAAG G (2006). “Clinique psychanalytique de l’autisme et formation de la contenance”, à paraître dans Les voix nouvelles de la psychanalyse contemporaine. Le dedans et le dehors, dir. A. Green, Paris, PUF.

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