Dépression et passion
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Dépression et passion

Je vais soutenir la thèse selon laquelle l’émergence de mouvements passionnels lors de certaines fins de cure analytique constitue la coujuration pourrait-on dire, d’une mélancolie primordiale, ontologique. Je commencerai par une citation de Camille Laurens à partir de son roman Dans ses bras-là  (2000, POL) : « C’est l’enfant qui manque à toutes les femmes – qu’elles en aient déjà six ou sept ou qu’elles n’en aient aucun (.). C’est l’enfant là-pas-là, il va et vient comme la bobine qui roule et puis revient. On s’habitue à son absence. Pour elle, c’est un fils. Pour d’autres une fille. Mais il existe. Toutes les femmes ont un enfant. Il manque aux hommes aussi. Cet enfant, ce fils, ce double d’eux-mêmes, cet avenir d’eux-mêmes – le sang, le visage, le nom -, tout leur manque, même à ceux qui s’en gardent, qui se retirent à temps, qui sortent tout couverts, qui s’en foutent, qui ont trop de travail, qui disent non, qui détestent les cris, les pleurs, les liens, les attaches, qui ne supportent pas les enfants – il manque à tous les hommes, même à ceux qui les tuent. Tous les hommes sont pères. »

Quelques mots tout d’abord sur la passion. Etymologiquement la passion, c’est la souffrance, la souffrance sublime « aux magnifiques yeux égarés » comme disait André Breton. Cette souffrance réclame de manière incessante et tumultueuse la réalisation d’une promesse, d’une promesse impossible, d’une  « promesse de l’aube », d’une promesse de réalisation d’un délire, délire de la « présence absolue ». En même temps, toute la conduite du passionné se déploie à l’encontre même de cette requête, de cette furie désespérée d’obtenir un sentiment de continuité avec l’être aimé. Comme Georges Bataille l’avait remarqué, si la passion est souffrance, c’est justement parce qu’elle engage celui qui s’y abandonne dans la recherche d’un impossible, l’impossible de cette présence absolue exigée et répudiée à la fois. Cette « folie du pur mirage » appelle la mort, le désir de meurtre ou de suicide. Dans l’extase passionnelle qui ravit le sujet, l’exproprie, le vampirise, le hante et le déporte hors de lui, l’imploration se révèle toujours la même : abolir tout ce qui pourrait venir séparer, fissurer, fracturer l’union fusionnelle. L’autre est donc devenu le lieu même de mon être, c’est-à-dire de mon manque à être, il me manque, il vient corporéifier justement ce manque à être et, désespérément je tente de le rejoindre. Pour cela, il me faut détruire tout ce qui me distingue de lui, plus de Tristan, plus d’Iseut, plus aucun nom qui nous sépare.

Ici, je rejoindrais Catherine Chabert sur « l’oubli du père », mais en le prenant par le bout du Nom, si j’ose dire. Cette mise à nu du sujet constitue aussi sa mise à mort, son sacrifice. Ce désir de transparence de l’Autre, et de transparence à l’Autre, révèle le dénuement même de l’être, de ce réel qui se dérobe indéfiniment et que voile toute sorte de parure : en quoi la passion se révèle comme une parure à la dépression. Dans l’exubérance passionnelle, dans le rythme effréné des mouvements, dans le caractère furieusement baroque et démesuré de la rhétorique de plénitude de la passion, la passion dépouille le sujet de tous les signifiants sans signification qui venaient recouvrir sa détresse fondamentale (l’argent, l’emploi du temps, les insignes sociaux, etc). Davantage le sujet se dépouille, davantage la passion exige de lui la présence absolue de l’objet pour faire pourrait-on dire « objection » à ce dénuement ultime. L’objet de la passion fait objection à la mélancolie que convoque le dépouillement des significations et sans lequel s’ouvre l’abîme de la néantisation subjective. L’accomplissement sans limites de la mise à nu de l’être dans la passion ne saurait déboucher que sur la disparition, l’anéantissement, le suicide ou le meurtre, bref ce que les grecs appelaient l’aphanisis, l’évanouissement. Si la passion constitue cet appel à la dissolution des formes constituées et des individualités constituantes, poussé parfois jusqu’au meurtre et au suicide, on comprend mieux alors que le sujet qui s’y abandonne ne le fasse pas sans résistance, d’où cette frénésie des séparations et des retrouvailles dans les passions. Valses si fréquentes au cours desquelles le sujet peut faire l’expérience, comme le dit l’écrivain Marcel Jouhandeau, que « ton absence me restitue ce que ta présence me dérobe ». Cette frénésie des séparations et des retrouvailles doit être rapprochée du concept  de « perte » trop souvent placé sous l’ombre portée des avoirs et des objets.

Alors que représente véritablement l’Objet dont le passionné ne saurait se passer dans son addiction mortifère, pas davantage d’ailleurs qu’il ne saurait s’en satisfaire ? Je dis bien que représente cet Objet dans la mesure où sur les qualités réelles de l’être aimé passionnément, le passionné une fois que la séparation est consommée, ne se fait pas trop d’illusion. Pour exemple, prenons Proust dans Un amour de Swann, au moment même où les désenchantements passionnels accompagnent le dépit et la rancune, il écrit : « dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ». Ici se révèle le réalisme de la haine qui dépouille l’objet des parures de l’illusion amoureuse. Alors qu’est-ce qui a fait signe au sujet pour lui rendre indispensable l’objet de sa passion, au point que l’on a pu parler parfois de toxicomanie d’objet, et que toute la vie quotidienne du passionné amoureux se trouve hantée par une angoisse, l’angoisse de perdre l’objet ? Cette angoisse d’abandon organise la logique passionnelle de l’amour fou, sa rhétorique de dépense comme ses voiles de plénitude où se conjugue et se déploie le tourbillon des formes comme le rythme effréné des séparations et des retrouvailles.

Prenons le mot « abandon » : ce mot signifie tout autant être exposé à la désolation comme à la solitude que se vouer envers et contre tout à l’emprise ou au pouvoir de l’autre. Si on s’en tient justement à ces mots, comme celui d’abandon, « A bandon » vient de l’expression ancienne « mettre à bandon », c’est-à-dire renoncer à une chose au profit de quelqu’un, lui en confier le pouvoir, l’emploi de l’expression visait primitivement un objet et non une personne. C’est en s’appliquant à la personne humaine qu’elle s’est doublée de l’idée de laisser ou de lâcher, autrement dit  « abandonner » implique tout à la fois le dessein de renoncer à sa liberté d’action, et dans le même temps l’idée d’être lâché pour pouvoir être remis en liberté. Alors comment avec ce mot ne pas entendre le tourment dans lequel vit le passionné tenu par l’amour fou, partagé entre la hantise d’être délaissé par l’objet et la hantise de son emprise totale. Et justement dans la logique passionnelle, cet abandon à un objet se déduit la plupart du temps d’une rencontre avec un inconnu, dont la psychanalyse montre, dans le transfert pourrait-on dire, qu’il est étrangement familier. Simplement au moment de cette rencontre, quelque chose est venue faire signe au sujet, qui fait que pour citer Breton « c’est comme si je m’étais perdu et qu’on vint tout à coup m’apporter de mes nouvelles ». C’est cela l’illusion passionnelle.

Dans cette illusion de l’amour fou, dans cette « folie du pur mirage », comme dit Lacan, l’aliénation tragique à l’objet s’organise par la coïncidence pourrait-on dire d’une hallucination et d’une perception. L’objet apparaît là où il était attendu. Qui mieux que de Clérambault a pu dire à propos des syndromes passionnels cette coïncidence :  « notre malade a pour ainsi dire découvert l’astre par le calcul ». Vous voyez le processus n’est pas une hallucination, c’est la coïncidence de l’hallucination et de la perception, et c’est cette coïncidence qui organise l’amour fou.

Remarquons d’entrée de jeu que ce qui sépare la quête désespérée d’être aimé du passionné et le délire passionnel de l’érotomane, relève de cette conviction délirante d’être aimé qui signe la folie. Ce que finalement le passionné cherche désespérément comme preuve d’amour pour fonder sa conviction autant que son doute, l’érotomane l’a trouvé en se donnant la certitude du délire. La jalousie comme les doutes préservent l’amoureux passionné de la folie érotomaniaque, la jalousie tente de guérir d’une certaine façon du délire de l’érotomanie.

Le postulat fondamental de l’érotomanie a été formulé par de Clérambault : « c’est l’Autre qui aime le plus, c’est l’Autre qui a commencé le premier ». Ce qui est vrai d’une certaine façon si on se reporte à la psychogenèse. Le délire de l’érotomane procède de la certitude qu’elle est la part manquante de l’Autre, surtout si l’Autre ne veut pas le reconnaître. Donc le désaveu se trouve au centre de l’érotomane, mais c’est du côté de l’Autre qu’elle fait basculer l’objet du désaveu afin de se placer elle-même comme le fétiche nécessaire à conjurer le manque déporté au lieu de l’Autre. La formule de l’érotomanie serait : « je suis ce qui manque à l’Autre et dont il ne veut pas reconnaître l’évidence ». J’ai développé dans mon ouvrage Logique des passions cette valeur paradigmatique de l’érotomanie en tant que noyau générateur de la passion comme de l’amour dont le transfert se révèle la vérité.

Mais ce que nous enseigne aussi l’érotomanie c’est l’existence, à mon avis, d’une érotomanie primordiale, refoulée dans la névrose et ses souffrances : c’est-à-dire qu’ « il faut être fou pour croire qu’on vous aime ». Et cela est mis en évidence dans toutes les cures analytiques : la plainte du névrosé, c’est justement de ne pas avoir été aimé pour lui-même mais en tant qu’objet, c’est ça sa plainte sur le divan pendant des années. Le travail de deuil de la cure consiste bien souvent à lui faire reconnaître cette souffrance sans pour autant bien sûr l’en consoler. Parce qu’il a bien raison le névrosé, c’est bien en tant qu’objet qu’il a été aimé par l’Autre et non en tant que sujet. De cette illusion que l’on pourrait être aimé pour soi-même comme sujet, il faudra bien faire son deuil, c’est aussi ça la mélancolisation de la cure analytique : devoir renoncer à la demande d’être aimé au profit du désir d’être entendu. En ce sens, Lacan a raison de définir l’amour de la vérité comme un amour de la castration, à condition d’ajouter avec D.W. Winnicott que cette castration est celle de l’Autre. C’est ce qu’il nomme « la capacité d’être seul en présence de l’Autre ».

Soulignons également cette intuition clinique géniale de Clérambault : « la passion s’avère un succédané féminin du fétichisme masculin », au féminin : la passion, au masculin : le fétiche. Mais quel est donc ce manque, quelle est donc cette absence que la passion aurait pour fonction de conjurer ? Devant quelle béance la passion se tient-elle comme un fétiche avec lequel elle ferait obturation, objection ? J’ai proposé la figure de l’enfant mort dans les passions et mon propos va sans doute recouper celui de Catherine Chabert qu’elle a tenu lors de cette journée sur L’enfant triste (Carnet Psy, numéro 128). Même si ça ne se superpose pas je dirai aujourd’hui que les passionnés ont souvent été des enfants tristes.

La figure de l’enfant mort dans la logique passionnelle se révèle dans une relation étroite et privilégiée avec une image où s’est enseveli le désir de l’Autre maternel, et c’est de cette image dont le passionné se révèle captif. Mais si dans toutes les analyses de passionné, nous rencontrons tôt ou tard la figure de l’enfant mort, c’est moins en tant qu’événement historique qu’en tant que structure qui révèle les effets de ravage d’une dépression maternelle sur les processus de subjectivation de l’enfant. Dans la plupart des cas, il s’agit d’un enfant mort mais d’un enfant mort dans l’histoire de l’enfance ravagée de la mère, ombre de ce qu’elle a perdu ou de qui est demeuré non symbolisé, non advenu au champ du désir. C’est à cela que l’érotomane tente de s’arracher, elle tente de s’arracher à cette captivation que la passion délirante requiert en même temps comme une cause désespérée en vue de faire sépulture du désir maternel et de son indépassable objet. C’est pourquoi l’érotomane hurle à qui veut l’entendre qu’elle est l’objet du désir d’un autre parce qu’elle demeure à jamais inconsolable de ne pouvoir être aimée comme sujet par l’Autre. Le passionné, lui, ne hurle pas, mais il se plaint de ne pas parvenir à être aimé pour lui-même comme sujet par l’Autre.

Prenons rapidement un exemple clinique :

L’analysant oublie obstinément un nom et l’opiniâtreté avec laquelle cet oubli se maintient ne laisse pas d’intriguer, du moins jusqu’à ce que le travail d’analyse ne rende cet oubli obsolète. Ce nom résolument oublié par l’analysant est le nom d’une tante maternelle morte en bas âge, soeur jumelle d’une mère à jamais endeuillée de cette partie d’elle-même. Cette absence dont l’ombre portée s’est déposée sur le destin de l’analysant, va l’élever au lieu même de cette part manquante maternelle. Parvenu à la fin de sa cure, l’analysant entend alors cet oubli comme le nom, le signifiant de ce qui aurait manqué à la mère dont elle demeurait inconsolable. La fin de cure de ce patient s’accompagne d’une passion ravageante transférentielle latérale bien sûr, et avant qu’il puisse se déprendre justement de cette passion que je mets en rapport avec cet oubli, il fait un rêve saisissant. Il s’agit d’un rêve qui laisse le rêveur dans un trouble infini, comme écartelé entre la merveille de la langue et le sans voix de l’horreur. Il rêve qu’il passe à l’eau froide du lavabo ses propres organes génitaux, lesquels se présentent comme entièrement détachés de son corps. Le sentiment d’effroi de cette scène a pour correspondant l’horreur justement de ses mouvements passionnels au cours desquels il éprouve la même horreur à chaque fois qu’il est, dit-il, « lâché » par celle qu’il aime. A chaque fois il se trouve éploré, meurtri, déposé comme un objet en souffrance, comme une « merde » dit-il, et il dit qu’il aimerait d’ailleurs, dans cette relation passionnelle, prendre les choses avec plus de détachement. Ce que la scène du rêve réalise littéralement. La veille du rêve, il s’est baigné et l’eau lui a semblé froide, de la pensée qui lui est venue à ce moment-là, on ne saura jamais rien, ne subsiste de cette pensée que ce que Freud appelle la « représentation-limite » d’un souvenir, celui d’une sensation d’eau froide. Quant aux autres détails du rêve, on peut dire qu’ils renvoient à d’autres rêves, à d’autres discours, dans lesquels il se place comme étant la partie manquante d’une femme ou se situe à l’endroit où une femme se trouve absente. C’est en ce lieu qu’il se place lui-même comme un objet de suppléance du manque de l’Autre. Alors bien sûr être la partie manquante, indispensable au complément de l’Autre, dans une figuration oedipiennement constituée d’une identification phallique, celle que j’ai appelée la « folie au féminin » -qui concerne les hommes bien sûr organise le désaveu de la castration dont se nourrit la passion. Il faudra bien d’autres étapes encore et encore avant que l’analysant en question puisse se souvenir, sans avoir à le chercher, du nom de ce qui aurait manqué à la mère, c’est-à-dire du nom de cette tante en tant que signifiant du manque à être de la mère. Il faudra que l’analyste l’aide dans la découverte du nom qui sépare, et le nom qui sépare est à mon avis un élément tiers indispensable pour ne pas enclore -et je suis d’accord avec Catherine Chabert- l’endeuillé pourrait-on dire dans la dépression maternelle. L’interprétation consiste à lui permettre de se décoller de ce à quoi la signification risque de le fixer.

Il nous faut ici remarquer les moments où apparurent les ravages de la passion chez cet analysant, ravage qu’à sa manière le rêve évoqué précédemment tente de soigner et de guérir, le rêve comme vous le savez est auto-thérapeutique. Dans son analyse, l’analysant est parvenu à un point particulier, un point où tout s’est déconstruit, ses symptômes ont disparu, il a changé sa position subjective par rapport à ce qu’il dit, il est à un point où le sens fuit de toute part, éperdument vers un horizon, l’horizon du non-sens, et où toute pensée se révèle finalement comme inégale à sa cause. Ce moment anticipe finalement la fin d’une analyse, et annonce justement la dépression, une dépression ontologique si vous voulez. La mélancolisation, à la fin d’une analyse, peut s’avérer féconde pour les passions qui la conjurent en tant qu’épreuve de la perte, mais moins la perte de ce que l’on a eu que de ce qui a manqué et manquera toujours. Mais là c’est à Deuil et mélancolie qu’il faudrait renvoyer.

Alors, juste un mot pour rapprocher ce concept de perte que je propose d’une observation clinique de Clérambault. Le Maître interroge une patiente érotomane amoureuse d’un prêtre qu’elle poursuit de ses assiduités, elle accuse cet abbé de la suggestionner sans arrêt, même quand cet abbé parle à d’autres personnes,  elle dit que c’est à elle qu’il s’adresse. Elle dit « j’ai été irritée de voir l’abbé parler avec ces femmes, l’abbé, tout en parlant avec ces femmes, me faisait remarquer ». Elle nie aussi toute intention de vouloir épouser l’abbé et proteste lorsque de Clérambault lui dit « finalement vous voulez vous faire épouser par cet abbé ». Vous le savez, le maître manoeuvrait les malades, il les activait pour leur faire avouer leurs délires. Alors là, de Clérambault parvient presque à ce qu’elle consente à admettre ce désir, il lui dit :  « pourquoi ne se marie-t-il pas, des fois un abbé peut bien quitter la soutane ». Remarquons au passage l’équivoque « quitter la soutane », la signification de cette expression pouvant aussi bien s’entendre au sens littéral que figuré. Je vous rapporte juste ici ce petit extrait de l’interrogatoire de Clérambault parce que c’est une petite merveille. Il veut lui faire avouer l’intention de se faire épouser par l’abbé qu’elle poursuit de ses assiduités d’érotomane :

De Clérambault :  « je puis donc arranger l’affaire »,

La patiente : « comme vous voudrez »

De Clérambault :  « bien qu’allons-nous exiger de lui ? »

La patiente : « vous le saurez bien »

De Clérambault : « nous allons le faire venir ici »

La patiente : « oui, mais ensuite il faudra lui enlever sa soutane »

De Clérambault :  « et vous vous chargez de la culotte »

[Il ajoute] qu’à cette réflexion, la malade éclate de rire, sans la moindre ombre de confusion, et visiblement nous avons traduit sa pensée, elle est radieuse. »

Alors on va laisser de côté pour l’instant la participation de Clérambault à la fabrication des érotomanies qu’il voyait partout ! Simplement, si je rapporte ce fragment clinique, c’est seulement pour pouvoir l’articuler à la question précédente du dévoilement, de la mise à nu et de l’horreur provoquée par l’absence, l’absence du phallus dans la perception du sexe féminin. De Clérambault met à nu, dévoile en somme, trousse pourrait-on dire, les propos de la patiente, il convoque ce « rien » que la passion délirante vient voiler, à quoi elle fait parure. Ce qui surgit alors dans le dialogue entre le clinicien et la patiente est une petite merveille, et c’est rien de moins que l’évocation du sexe masculin sous une robe. C’est de la castration de l’Autre dont il s’agit. Il s’agit de préserver l’Autre d’avoir à reconnaître son propre manque.

On a oublié parfois que dans son génie clinique, de Clérambault n’hésitait pas à inclure dans les délires passionnels, dont l’érotomanie s’avère le paradigme, ce qu’il appellait l’ « illusion maternelle », qu’il appelait parfois « dépossession maternelle ». C’est un texte de 1923, je cite « seront encore des passionnels, la mère qui refusant de croire son enfant noyé, et celle qui refusant de croire parti un fils fugueur, diront qu’on les leur tient cachés ; ce seront des cas de dépossession maternelle et de jalousie maternelle ». Il place donc cette illusion d’un désaveu d’une absence ou d’une perte ou d’un manque dans la série des délires passionnels. Ce « bien » dont la mère est dépossédée par la mort de son enfant par exemple, indiscernable d’elle-même, c’est une figure exemplaire à mon avis de ce qui est en jeu dans la logique des passions. Quant au terme d’ « illusion maternelle » qui apparaît la même année sous la plume de Clérambault, il semble intuitivement préfigurer cette vocation de l’Objet à se trouver en position de signifiant phallique dans la genèse des états passionnels. Dans ces conditions, se révèle le rôle dévolu à l’objet : faire opposition à cet état de tristesse et de dépression, dont le psychiatre clinicien considérait qu’il pouvait justement constituer le véritable prélude à l’éclosion passionnelle. Une phrase superbe de Clérambault, : « c’est souvent dans un état triste que survient le coup de foudre amoureux ». Donc vous voyez la passion, en fin de certaines cures, qui surgit et qui ensuite s’accompagne d’un état dépressif, on peut dire que par le transfert et son analyse, révèle le processus qui fait de l’état dépressif moins la conséquence de la passion, que d’une certaine façon sa cause. L’émergence de ces passions en fin d’analyse constitue le symptôme, le symptôme d’un changement de position subjective par rapport au manque, au manque dans l’Autre.

Pour conclure, le passionné se montre captif d’une image, image ensevelie dans une dépression maternelle qui lui ravit sa propre image d’enfant toujours vivant. Si la passion s’avère un « amour mort » et un amour à mort, c’est bien en tant que le passionné se trouve captif d’une image d’enfant mort qui réclame sa sépulture et dont la mère n’a pas su faire le deuil. Au cours d’une analyse, il n’est pas rare que l’analyste assiste impuissant à cette nécessité devant laquelle se trouve l’analysant de devoir donner une chair à cette ombre, et ce au péril de la vie, de devoir donner une incarnation à une image d’objet mort, disparu, perdu pour l’Autre auquel l’analysant demeurerait appendu..

L’analysant qui oubliait le nom de la soeur jumelle de sa mère disparue en bas âge, évoquait aussi un autre souvenir d’enfance, plus précisément un souvenir qu’on lui racontait. La scène à laquelle les paroles maternelles (c’est la mère qui lui en avait parlé) faisait allusion datait de sa toute petite enfance, il ne pouvait pas encore en avoir le souvenir car il ne parlait pas encore. Sa mère lui racontait que tout petit enfant, maintenu dans les bras maternels, il jubilait devant une photo, cette photo représentait une petite fille, actrice célèbre à l’époque. Cette scène amusait beaucoup la mère, elle racontait à son fils plus tard combien il jubilait devant cette photo, et comment alors même qu’il n’avait pas la parole, il babillait, très excité, des phonèmes incompréhensibles. « Tu avais beaucoup de plaisir à lui parlé » disait la mère, « et ça me faisait beaucoup rire ». L’excitation de la mère et de l’enfant était telle que cela avait fini par alerter la grand-mère paternelle qui inquiète en vint à ordonner à la mère d’arrêter le jeu. Au cours de l’analyse, l’analysant en arrive à rapprocher l’image de cette photo de celle absente de la soeur jumelle désespérément perdue pour la mère. La photo de la petite actrice figure l’image de ce qui avait disparu, et d’ailleurs pas davantage que le nom de la tante, bien des années plus tard l’analysant n’arrivait à se souvenir du nom de la jeune actrice qu’on lui répétait des centaines de fois et qu’il oubliait systématiquement.

Donc la passion qui peut parfois surgir, affolante, au cours et surtout à la fin de certaines cures analytiques, apparaît bien comme un fétiche, fétiche qui serait déposé au seuil de l’analyse alors promu corps féminin. A la condition de ne pas se laisser ravir par cette image ensevelie, le sujet pourra se dégager de ces effets ravageants, et vivre dans le transfert la réminiscence d’une passion originaire dont témoigne aussi bien l’érotomanie que la haine et les dépressions qu’elle produit.

La haine est un point important car elle peut constituer une tentative d’auto-guérison de la folie passionnelle, parfois la haine s’accomplit jusqu’au passage à l’acte, criminel ou suicidaire, mais le plus souvent et dans le meilleur des cas, elle se réalise dans les formes substitutives -euphémisées pourrait-on dire- de l’indifférence et de l’oubli. C’est d’ailleurs le conseil que Freud donne à Sabina Spielrein après sa passion pour Jung en l’invitant à une solution endopsychique : « oublier tout cela ». Le Moi qui aux dires de Freud avait été dans la passion comme dans le suicide « terrassé par l’objet », le Moi se redresse en trouvant appui dans ce réalisme que lui procure la haine. A ce titre la dépression que l’on trouve bien souvent donc à l’aval de la passion, après la passion, après la séparation d’avec l’objet, se révèle selon moi comme la cause même et doit être située en amont des phénomènes passionnels. Car la passion est là pour faire objection à la mélancolie, mélancolie primordiale sur laquelle on reviendra peut-être. On retrouve ici cette valeur de la dépression dont Bernard Golse a parlé lors de ce colloque et dont parlaient D. W. Winnicott comme Pierre Fédida. Je crois que la dépression, la mélancolie, comme exigence d’un travail psychique, à laquelle le sujet est contraint, par le devoir de perdre la perte, c’est-à-dire perdre la forme de ce qui lui a manqué ontologiquement, et qui constitue d’une certaine façon le lieu même de l’objet. Cette figure de l’enfant mort qui se déduit de la mélancolie maternelle désavouant l’enfant vivant révèle aussi l’importance de la haine de la mère, et vous pouvez entendre « la haine de la mère » dans les deux sens de l’expression, pour que puisse justement être enfin reconnu l’enfant vivant. Et pour que puisse être reconnu l’enfant vivant, il faut que la mère puisse tuer l’image de l’enfant mort pour que vive son enfant de chair. Winnicott a souligné à plusieurs reprises combien il est important que la mère puisse reconnaître sa propre haine à l’endroit de l’enfant qui l’entame dans son corps et dans sa liberté, pour mieux le reconnaître dans sa réalité. Je dirais que ce qui permet que l’enfant soit réel, c’est qu’il se révèle inadéquat à l’enfant du rêve maternel, c’est sa condition de survie et c’est aussi ce qui se passe dans les passions lorsqu’elles évoluent pourrait-on dire vers l’amour. C’est en ce sens d’ailleurs que la haine a une fonction thérapeutique et là aussi en tant qu’elle constitue un prélude indispensable au travail de deuil, à la reconnaissance du réel de la perte, perte non de ce que l’on a eu mais de ce qui a toujours manqué.

Alors pour terminer, disons que pour passer de la passion à l’amour, il faut justement du sacrifice, et c’est peut-être pour cela que dans la cure, les passions apparaissent parfois à la fin de certaines analyses comme l’occasion que se donne l’analysant de sacrifier justement la folie de la présence absolue, de la continuité ontologique absolue pour admettre la discontinuité, le manque. Pour cela, il faut bien sûr du sacrifice. Ce sacrifice vient réécrire au cours de la cure, et à sa manière, le nécessaire « écornage » comme disait Lacan de la parole maternelle pour que puisse advenir un peu de réel, ce presque rien autour de quoi se combinent justement les lettres de l’amour et du désir dans l’absence. L’être qui trace en pointillé, le nom de ce qui n’arrive jamais, pour conjurer l’inscription dans la chair, et donner une sépulture à l’objet de la dépression maternelle – « sépulture du rêve » comme disait Pierre Fédida-, à cette condition seulement, le sujet pourra alors passer de la passion à l’amour, et ce faisant à ce moment-là, à l’instar de Kafka, à qui on demandait « mais pourquoi restez- vous là , la personne que vous attendez ne viendra pas ? », il pourra répondre comme Kafka : « ça ne fait rien, je préfère la manquer en l’attendant ».