Détruire l’objet pour ne pas le perdre
Dossier

Détruire l’objet pour ne pas le perdre

Dans sa contribution magnifique, sur un plan à la fois esthétique, clinique et théorique, Catherine Chabert évoque l’exaltation maniaque ; je parlerai quant à moi de la fragmentation, de l’évitement ou de l’effacement de l’objet, qui ne concernent pas seulement, tant s’en faut, les personnes autistes. Il me semble ainsi que chacun à sa manière, et à partir d’un angle d’approche différent, nous nous rejoignons au fond pour penser que l’objet est le fruit d’un travail permanent, inlassable et à jamais inachevé de construction et de déconstruction.

La construction de l’objet passe par l’accès à l’intersubjectivité

Quelques rappels sont ici nécessaires pour dire d’abord que l’accès à l’intersubjectivité – qui est la condition même de la subjectivation – se trouve lié au fait de pouvoir découvrir l’objet dans la réalité externe et de le vivre en extériorité. Je ferai ces rappels à partir de ma pratique avec les bébés, et des acquis du programme pile (Programme international pour le langage de l’enfant) mis en place à Necker depuis une dizaine d’années et coordonné par Lisa Ouss, ainsi que de mes réflexions avec René Roussillon développées dans La naissance de l’objet.

Le concept d’intersubjectivité

C’est l’accès à l’intersubjectivité qui permet la découverte de l’objet dans la réalité externe. Le terme d’intersubjectivité renvoie au processus de différenciation extrapsychique, qui permet à chaque individu de se vivre comme séparé de l’autre, tandis que la subjectivation permet à l’enfant de se vivre comme une personne à part entière (capable de parler d’elle à la première personne), et de penser l’autre comme un individu capable de se vivre lui-même comme un sujet distinct, soit comme un « objet-autre-sujet1 », pour reprendre ici les termes de R. Roussillon. L’intersubjectivité se joue dans le champ de la réalité externe et du registre interpersonnel, là où la subjectivation se joue dans le champ de la réalité interne et du registre intrapsychique. En tout état de cause, quel que soit le modèle que l’on se donne de cet accès à l’intersubjectivité, le processus de subjectivation qui en découle nous offre désormais un champ de travail extrêmement fécond, à l’interface de la psychanalyse et des neurosciences. On peut toutefois se demander s’il n’y a pas toujours une certaine violence a minima qui s’attache au processus d’accès à l’intersubjectivité et à la subjectivation, même quand cette dynamique se joue de manière heureuse. C’est ce que des auteurs comme Jean-Bertrand Pontalis2 et Julia Kristeva3 ont bien montré à propos de la genèse du langage, l’un en référence à la séparation, et l’autre au « deuil » de l’objet primaire, ce que Nicolas Abraham et Maria Torok4 ont également pointé en parlant du « passage de la bouche vide de sein à la bouche pleine de mots », que Jean-Michel Quinodoz5 souligne aussi quand il différencie les « angoisses de différenciation » des angoisses de séparation proprement dites, et que Geneviève Haag6 nous invite enfin, elle aussi, à considérer, quand elle évoque le phénomène de « démutisation par vocalisation exclusive » chez certains autistes, qui cherchent par là, de manière assez pathétique, à entrer dans un langage qui ne soit pas synonyme d’arrachement intersubjectif.

La notion d’écart intersubjectif

Dans le cadre du double mouvement de différenciation inter et intrasubjective qui permet la croissance et la maturation psychiques de l’enfant ainsi que son accès progressif à l’intersubjectivité, c’est l’instauration d’un écart intersubjectif qui confèrera alors peu à peu à l’enfant le sentiment d’être un individu à part entière, non inclus dans l’autre, non fusionné à lui, préalable évidemment indispensable à la possibilité de pouvoir penser à l’autre et de pouvoir s’adresser à lui, prérequis, on le sait, faisant si gravement défaut aux enfants autistes ou symbiotiques.

L’établissement des liens préverbaux

En même temps que se creuse l’écart intersubjectif, l’enfant et les adultes qui en prennent soin se doivent, absolument, de tisser des liens préverbaux qui permettent à l’enfant de rester en lien avec le ou les objets dont il se différencie. Certains enfants autistes échouent à creuser l’écart intersubjectif et, pour eux, l’objet demeure, en quelque sorte, une question sans objet (autisme typique), tandis que d’autres, ou les mêmes après un certain temps d’évolution, sont capables de prendre en compte cet écart intersubjectif, mais ne tissent aucun lien préverbal, ce qui les confine dans une grande solitude – de l’autre côté de la rive de l’écart intersubjectif, en quelque sorte. Les premiers suscitent chez l’autre (parents, équipe ou thérapeute) un contre-transfert extrêmement douloureux, fondé sur un sentiment de déni d’existence et sur un vécu d’évacuation à valeur de véritable affront narcissique (d’où l’hyper-investissement par le thérapeute de l’apparition d’un regard, même extrêmement fugitif, mais qui signe la sortie de ce stade anobjectal), tandis que les seconds suscitent un contre-transfert paradoxal dans la mesure où leur retrait a malgré tout valeur d’appel, un peu à la manière de ce que l’on peut observer chez les enfants gravement carencés ou dépressifs (ces enfants dont, dans les équipes, on dit parfois qu’ils sont « loin »). La mise en jeu de ces liens préverbaux ne s’éteindra pas avec l’avènement du langage verbal qu’ils doubleront, telle une ombre portée, tout au long de la vie. On sait bien, en effet, qu’on ne communique pas qu’avec des mots mais avec tout le corps, et dès lors, la communication préverbale n’est pas un précurseur, au sens linéaire du terme, de la communication verbale, mais bien plutôt une condition préalable de celle-ci, comme l’est aussi l’instauration de l’écart intersubjectif que je viens de mentionner. Je fais alors à nouveau référence, ici, à J.-B. Pontalis, qui dans son livre intitulé L’amour des commencements disait « Si le langage nous touche à ce point-là toute la vie, c’est parce qu’il ne parle que de séparation, il est la séparation même7 », voulant signifier ainsi que le langage a cela de terrible et d’émouvant que même lorsque l’on dit « je t’aime », cela vaut toujours comme un constat d’écart intersubjectif, puisque la possibilité de parler se trouve fondamentalement liée à l’instauration d’un écart intersubjectif et au deuil de l’objet primaire.

De ce point de vue qui n’a rien de paradoxal, le langage fonctionne donc comme un « objet de perspective » dans le registre interpersonnel vis-à-vis de l’écart intersubjectif, comme le fait « l’objet de perspective » décrit par Guy Rosolato8, dans le registre intrapsychique, à propos de la castration féminine, avec une double fonction de marquage et de masquage.

La synchronie polysensorielle et l’extériorité de l’objet

La question de la synchronie polysensorielle se trouve aujourd’hui au cœur de toutes les réflexions sur les interactions précoces9, et c’est elle qui nous permet de comprendre comment se construit l’objet externe, c’est-à-dire comment l’enfant va pouvoir le découvrir et le repérer comme distinct de lui dans la réalité extérieure.

Un certain nombre de travaux de type cognitif10 nous apprennent aujourd’hui que l’articulation des différents flux sensoriels issus de l’objet est nécessaire pour que le sujet puisse prendre conscience du fait que l’objet concerné lui est bien extérieur. Autrement dit, aucun objet ne peut être ressenti comme extérieur à soi-même tant qu’il n’est pas appréhendé simultanément par au moins deux modalités sensorielles à la fois, ce qui met nettement l’accent sur l’importance de la comodalisation comme agent central de l’accès à l’intersubjectivité. Il nous semble que, à leur manière, les cognitivistes rejoignent là une position psychodynamique classique, selon laquelle la découverte de l’objet est fondamentalement coextensive de la découverte du sujet, et réciproquement. En effet, repérer l’objet comme extérieur à soi-même suppose, dans le même mouvement, de reconnaître le Soi comme l’agent des perceptions en jeu, et pas seulement comme l’agent des actions produites (ce que désigne le terme d’agentivité).

Vivre l’objet comme extérieur à soi-même, soit le vivre en extériorité, suppose donc, bien évidemment, l’accès à l’intersubjectivité, et l’élaboration du deuil de l’objet primaire qui sous-tend le processus de différenciation extrapsychique. D’un point de vue psychodynamique, cette possibilité de vivre l’objet en extériorité se trouve éclairée par les concepts de mantèlement et de démantèlement, notamment au moment de la tétée, qui fonctionne selon Donald Meltzer comme une situation « d’attraction consensuelle maximum11 », tandis que d’un point de vue cognitiviste, c’est le processus de comodalisation des flux sensoriels émanant de l’objet qui se trouve au premier plan des réflexions.

Il y a donc là, à propos de l’articulation des flux sensoriels, une certaine convergence entre les deux approches psychodynamique et cognitive ; et elle est suffisamment rare pour qu’on prenne la peine de la souligner, et de considérer qu’elle témoigne probablement du fait que ces concepts de mantèlement ou de comodalisation représentent deux approches complémentaires d’un seul et même phénomène développemental, appréhendable selon différents vertex. Cela étant, on peut faire l’hypothèse d’un équilibre nécessaire entre, d’une part, le couple dialectique mantèlement-démantèlement (mécanisme inter-sensoriel) et le phénomène de segmentation des sensations (mécanisme intra-sensoriel), dans la mesure où il n’y a pas de perception possible de l’objet en tant qu’extérieur à soi sans une mise en rythme des différents flux sensoriels qui émanent de lui.

Ce travail de comodalisation perceptive ne peut se faire, en effet, que si les différents flux sensoriels s’avèrent mis en rythmes suffisamment compatibles, ce qui est le fait de la segmentation des flux sensoriels en provenance de l’objet, et si ce travail de comodalisation, comme on le pense aujourd’hui, s’effectue au niveau du sillon temporal supérieur, alors s’ouvre une piste de travail passionnante, cette zone cérébrale se trouvant également être celle de la reconnaissance du visage de l’autre (et des émotions qui l’animent), de l’analyse des mouvements de l’autre et de la perception de la qualité humaine de la voix.

La voix de la mère, le visage de la mère, le holding de la mère, apparaissent dès lors comme des facteurs fondamentaux de la facilitation, ou au contraire de l’entrave à la comodalité perceptive du bébé, et donc de son accès à l’intersubjectivité. Cela nous montre que les processus de subjectivation se jouent fondamentalement, dans le registre des interactions précoces, comme une coproduction de la mère et du bébé, coproduction qui doit tenir compte à la fois de l’équipement cérébral de l’enfant, de ses capacités sensorielles, et de la vie fantasmatique inconsciente de l’adulte qui rend performants, ou non, ces divers facilitateurs de la comodalité perceptive.

Déconstruire, éviter ou effacer l’objet

J’en viens à la question de la déconstruction de l’objet. Il y a plusieurs manières d’annuler l’objet : s’il a déjà été construit, il peut être fragmenté ; s’il n’est pas encore construit, il peut être évité ; s’il a été perdu, il peut être effacé.

Fragmenter l’objet : Le baiser de Picasso

Pour aborder la fragmentation, j’évoquerai le tableau Le baiser de Picasso, qu’il a peint en 1925, à l’âge de 44 ans. En 1925, Picasso est dans la force de l’âge, et sa création est plus empreinte de sexualité que d’angoisses de mort. Par ce tableau, Picasso nous montre avec force que l’acte du baiser fragmente le visage de l’autre qui, alors, n’apparaît plus dans sa complétude, mais comme une sorte de puzzle de segments plus ou moins disjoints – pour ne pas dire… d’objets partiels ! Cela nous évoque donc la problématique du « conflit esthétique » proposée par D. Meltzer.

La question que se pose, en effet, le bébé dans sa rencontre précoce avec l’objet primaire serait au fond la suivante : « Est-ce qu’elle est aussi belle dedans que dehors ? », question qui a été bien étudiée par Daniel Marcelli, précisément à propos du concept de « conflit esthétique ». L’idée de D. Meltzer est que le bébé, voire le nouveau-né, quand il est confronté à l’image de sa mère, se trouve saisi d’un mouvement de sidération, de fascination, comme s’il vivait un véritable choc énigmatique à l’occasion de cette rencontre. Il y aurait là le prototype de toutes les émotions esthétiques que nous pouvons vivre ultérieurement, avec cette perplexité douloureuse et stimulante à la fois quant au fait de savoir si la beauté de l’œuvre d’art est comparable au-dehors et au-dedans (question centrale dans le domaine de la peinture où la tridimensionnalité du tableau est une source d’interrogation en soi).

Quoi qu’il en soit, selon D. Meltzer, ce serait pour échapper à ce dilemme concernant l’objet que le bébé serait amené à le cliver, à le fragmenter, à le parcelliser, c’est-à-dire à le démanteler, d’où un renversement implicite – et hérétique pour Melanie Klein – de l’ordre des positions kleiniennes classiques puisque, dans cette perspective, c’est la position dépressive qui serait première, et non la position schizo-paranoïde qui s’organiserait en fait comme une défense secondaire par rapport à la position dépressive (Didier Houzel). Il est intéressant de noter que ce conflit esthétique vécu par le bébé, et réorganisé ensuite par lui dans l’après-coup, apparaît au fond comme un conflit sans doute assez intense entre l’appréhension bidimensionnelle et l’appréhension tridimensionnelle du monde et des objets qui le composent, type de conflit que l’on retrouvera, mutatis mutandis, lors du passage de la problématique de l’attachement à celle de l’accordage affectif, puisque la première se joue en surface de l’objet alors que la seconde implique le dedans de l’objet, et que cette différence est évidemment cruciale quant au processus d’accès à l’intersubjectivité, et à l’instauration de la subjectivation qui en découle.

Les théorisations de D. Meltzer comportent toujours une certaine dimension métaphorique et poétique, mais on sent bien à quel point nous parle cette reconstruction du vécu du bébé dans sa rencontre première avec l’objet qui demeurera à jamais pour lui si énigmatique (c’est-à-dire à la fois fascinant, attirant et terrifiant), à savoir sa mère. Quoi qu’il en soit, Le baiser de Picasso nous fait sentir à sa manière que dans le baiser des amoureux, il y aurait peut-être également une sorte de réactivation d’un vécu démantelé, qui se situerait en deçà de l’accès à l’intersubjectivité, d’un vécu en lien avec les objets partiels, comme pour échapper à une menace potentielle émanant de l’objet total.

Dans la même perspective, mais différemment, on sait aussi que les enfants qui viennent de faire une bêtise vont souvent embrasser l’adulte et enfouir leur visage dans le cou de celui-ci, certes pour échapper à son regard surmoïque, mais peut-être aussi pour pulvériser en objets partiels la vision de l’objet total et se retrouver ainsi, avec lui, dans une relation en deçà de l’intersubjectivité, une relation plus fusionnelle et donc moins dangereuse du point de vue des interdictions et des éventuelles punitions.

En deçà de l’objet : les stéréotypies autistiques, entre recherche et évitement de l’objet

Pendant longtemps, la fonction et le sens de ces stéréotypies sont demeurés fort énigmatiques. Il a fallu attendre les travaux de l’école post-kleinienne – et notamment ceux de Frances Tustin12 et de D. Meltzer13 – pour commencer à comprendre ces stéréotypies comme un agrippement des enfants autistes au processus de démantèlement.

Chez les enfants autistes, en effet, ce démantèlement se fixe et perdure, ce dont témoignent, par exemple, les classiques accrochages sensoriels dans lesquels ils peuvent durablement s’absorber, et c’est la raison pour laquelle D. Meltzer a pu d’abord découvrir ce démantèlement dans le cadre de ces pathologies dites « archaïques », avant qu’il puisse être retrouvé également chez les bébés sains, où il se montre beaucoup plus fugitif et transitoire. Quoi qu’il en soit, à la lumière des réflexions précédentes, on peut peut-être désormais aller plus loin dans la compréhension de ces stéréotypies autistiques – j’aurais envie de dire : plus loin dans leur compréhension phénoménologique.

On peut certes considérer que les stéréotypies mono-sensorielles (tapotage ou accrochages visuels, par exemple) auraient une fonction de pare-excitation en privilégiant une modalité sensorielle au détriment des autres – ici, le tact ou la vue – pour cliver la réalité selon l’axe des différentes perceptions sensitivo-sensorielles et protéger ainsi l’enfant, via le démantèlement, d’un excès ou d’un surcroît de stimulations.

C’est une première explication qui peut, bien entendu, valoir pour de nombreuses sortes de stéréotypies, et pas seulement tactiles ou visuelles. Mais on peut également faire l’hypothèse que ce type de stéréotypies mono-sensorielles vient également sous-tendre un vécu contradictoire (et peut-être défensif ?) de l’enfant autiste.

En effet, aller à la rencontre d’un objet par une seule voie sensorielle est tout à fait insuffisant, mais c’est tout de même un premier pas vers la reconnaissance de l’objet. Tapoter un objet, quand bien même il ne s’agit que d’un tapotement exclusif de toute autre avancée perceptivo-sensorielle vers l’objet, traduit bel et bien une acceptation a minima de l’existence de l’objet, et même infiniment réduite, cette ébauche de reconnaissance de l’existence de l’objet vaut quand même mieux que rien, du point de vue de l’émergence autistique potentielle.

Mais nous avons vu que prendre contact avec un objet par une seule modalité sensorielle à la fois interdit fondamentalement de ressentir cet objet comme extérieur à soi-même. On comprend alors le dilemme autistique : dans le moment même où l’enfant autiste s’avance vers l’objet, il le fait d’une manière telle, monosensorielle, qu’il annule du même coup la prise en compte de son extériorité. Certains enfants, en cours d’émergence autistique, viennent ainsi se coller œil-à-œil au visage de leur thérapeute, comme s’ils cherchaient à annuler son existence en s’accrochant à une perception mono-sensorielle (visuelle) de celui-ci, alors même qu’ils sont en train de le découvrir comme un « autre-qu’eux-mêmes » dans le champ de leur environnement ; c’est alors tout l’art du thérapeute que de savoir aider l’enfant à accepter et à tolérer une perception polysensorielle, seule capable de stabiliser, en quelque sorte, la perception de l’objet en tant qu’objet externe. Telle serait ainsi la tragédie autistique, puisque la reconnaissance de l’objet serait, ici, indissociable de son annulation immédiate, quasi simultanée, par le déni de son extériorité.

Déconstruire l’objet

Détruire l’objet que l’on craint de perdre peut être, parfois, un moyen de tenter de se maintenir dans une position active, à l’image de ce personnage vieillissant dans le théâtre de Molière, une femme dont les pouvoirs de séduction s’émoussent avec l’âge et dont Molière dit qu’elle « renonce au monde qui la quitte ». Ne procédons-nous pas ainsi, parfois, avec le monde qui change et notre peur du monde qui vient ? Mais il existe encore une solution plus radicale, celle qui consiste non seulement à renoncer à l’objet mais à effacer, à détruire l’existence même de l’objet, soit son extériorité, par crainte de le perdre ou de le reperdre, car la déconstruction de l’objet dans la réalité externe emporte avec elle son inscription dans la réalité interne.

C’est ce que font, très fugitivement, les bébés sains à l’aube de leur vie au titre de leur système pare-excitation.

Ce que font les enfants autistes au sortir de la bulle autistique, quand ils découvrent un monde environnant peuplé d’objets qui peuvent leur paraître inquiétants, menaçants ou terrifiants, ce que nous venons de voir à propos des stéréotypies sensorielles autistiques.

Mais c’est ce que font aussi certains bébés qui mettent en place des mécanismes autistiques au sortir d’un mouvement dépressif précoce, afin d’éviter de revivre la douleur de la perte. Il ne s’agit alors en rien d’une organisation autistique structurale, mais seulement de l’indice d’une capacité d’effacement de l’objet en cas de danger de perte (ou de reperte) de l’objet, soit d’une dimension autistique inhérente au vivant psychique, au vivant psychique humain.

Dans ces conditions alors, si la proclamation de la fréquence d’un enfant autiste sur 60 ne vaut que comme une sinistre plaisanterie, l’affirmation d’une dimension autistique humaine à 100 % serait, en revanche, de l’ordre d’une réalité existentielle possiblement incontournable, toute la question étant de savoir où l’on place le curseur sur le gradient qui va du normal au pathologique… Reste à savoir ce qui subsiste de l’objet ainsi déconstruit, et cela fait peut-être alors écho au processus de l’hallucination négative décrit par André Green14, et de la « structure encadrante » résiduelle.

Enfin, c’est ce que peuvent faire certains adultes dans leur vie courante ou, plus ponctuellement, au sein de la dynamique transféro-contre-transférentielle de leur cure, ce que l’analyste a alors à repérer par le biais de l’analyse de son contre-transfert corporel et sensoriel.

Conclusion

J’ai voulu montrer ici que l’objet naît dans l’absence subie, mais qu’il peut pourtant, dans certaines conditions, être protégé par des mécanismes d’annulation active (fragmentation, évitement ou effacement). Autrement dit, l’objet n’est pas un acquis stable, il est fondamentalement le fruit d’un travail permanent de construction et de déconstruction. Finalement, il me semble que Catherine Chabert et moi parlons d’une sorte de destructivité érogène.

Notes

  1. B. Golse, R. Roussillon, La naissance de l’objet. Une co-construction entre le futur sujet et ses objets à venir, Paris, Puf, coll. « Le fil rouge », 2010.
  2. J.-B. Pontalis, L’amour des commencements, Paris, nrf Gallimard, 1986.
  3. J. Kristeva, Soleil noir. Dépression et mélancolie, Paris, Gallimard, 1987.
  4. N. Abraham, M. Torok, « Introjecter-incorporer. Deuil ou mélancolie », Nouvelle revue de psychanalyse, n° 6, 1972, p. 111-122 ; N. Abraham, M. Torok, L’écorce et le noyau, Paris, Aubier-Montaigne, 1978.
  5. J.-M. Quinodoz, La solitude apprivoisée, Paris, Puf, coll. « Le fait psychanalytique », 1991.
  6. G. Haag, « L’expérience sensorielle, fondement de l’affect et de la pensée », dans Collectif, L’expérience sensorielle de l’enfance, Arles, Cahiers du cor, 1992.
  7. J.-B. Pontalis, op. cit.
  8. G. Rosolato, « L’objet de perspective dans le rêve et le souvenir », dans Éléments de l’interprétation, Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient », 1985, p. 123-132.
  9. A. Ciccone, D. Mellier, Le bébé et le temps, Paris, Dunod, coll. « Inconscient et culture », 2007.
  10. A. Streri, Voir, atteindre, toucher, Paris, Puf, coll. « Le psychologue », 1991 ; A. Streri et coll., Toucher pour connaître, Paris, Puf, coll. « Psychologie et sciences de la pensée », 2000.
  11. D. Meltzer et coll., Explorations dans le monde de l’autisme, Paris, Payot, 1980.
  12. F. Tustin, Autisme et psychose de l’enfant, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1977-1982 ; Les états autistiques chez l’enfant, Paris, Le Seuil, 1986 ; Autisme et protection, Paris, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », 1992.
  13. D. Meltzer et coll., op. cit.
  14. A. Green, Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1983.
dossier
15 articles
Destructivité et exaltation