Haine, ambivalence et inexorabilité
Dossier

Haine, ambivalence et inexorabilité

Destructivité, exaltation et haine

La rencontre d’une association entre destructivité, exaltation et haine fait immédiatement résonner un cortège d’affects barbares, évoque des dangers, des catastrophes, des apocalypses. Tentons de retrouver un peu de calme en contemplant chacun de ces thèmes isolément, tout en restant sur une approche dite « de première impression »… La destructivité n’est pas riche en nuances et en citations. J’ai évoqué d’emblée le cri des fascistes espagnols : « Vive la mort – Viva la muerte1 », puis le propos d’un SS rapporté par Primo Levi : « Ici pas de pourquoi. Hier ist kein Warum. » Peut-on faire pire ?

L’exaltation réserve un meilleur accueil. Paul Denis en a dégagé des richesses, claires dans leurs expositions, bien dotées en énergie et en bonnes applications, mais il souligne leurs aspect mauvais, voire leur malignité. Et puis voici la haine, sentiment authentique, prêt à tout, qui redonne sa place réservée à l’objet. Pas de haine sans objet, pas d’objet qui ne puisse être haï. Vaste programme dans lequel d’autres associations se nouent, l’amour, la projection, l’ambivalence, le conflit. Nous reviendrons plus loin sur les petites haines du quotidien.

Le duel

J’ai trouvé une vigoureuse approche de la haine, de la destructivité, et de l’exaltation dans une nouvelle de Joseph Conrad intitulée Le duel2. Quinze ans durant, deux officiers de Napoléon, les Féraud et d’Hubert, se battent en duel, à l’épée, au sabre, au pistolet, à pied, à cheval. Féraud, à grand renfort d’injures et de propos méprisants, toujours exalté, provoque le lieutenant d’Hubert. Celui-ci aimerait éviter un combat mais l’autre est si désireux de le tuer qu’il l’oblige à se défendre. Féraud est plus doué pour le maniement des armes, mais d’Hubert, meilleur tacticien, a souvent l’avantage. La Restauration ruine Féraud, mais d’Hubert reste bien en grâce, toujours près du pouvoir.

Dans un dernier duel, il triomphe de Féraud par ruse en épargnant sa vie, ce qui, selon le code du duel, lui donne un droit de vie et de mort. Il n’exerce pas ce droit mais le conserve, en suspens. Féraud, pris dans une interdiction de tuer et de se tuer, attendra indéfiniment l’ordre de se brûler la cervelle. D’Hubert en bon tacticien n’avait pas cédé aux tentations de la destructivité par haine suffisante. Féraud a perdu ses capacités d’exaltation et de destructivité. Sa haine a débordé. Le voici dégonflé, crevé vivant, si l’on peut dire. Il ne lui reste plus qu’à mourir d’usure.

Conrad le décrit ainsi : « Il éprouvait de façon rapprochée le besoin de pleurer, de hurler, de se mordre les poings jusqu’au sang, de passer des jours entiers allongé sur son lit, la tête enfouie sous l’oreiller ; mais ces accès résultaient de l’ennui pur et simple, de l’angoisse d’un immense, indescriptible et inconcevable vide. Son incapacité mentale à comprendre la nature désespérée de son cas le sauva du suicide. […] Il ne pensait à rien. Mais son appétit l’abandonnait, et la difficulté qu’il rencontrait à exprimer son accablement (les plus furieux jurons n’y suffisaient pas) le réduisit peu à peu au silence – une sorte de mort pour un Méridional3. »

La haine, valeur sûre

La haine est une valeur sûre. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’elle est un placement de père de famille, mais dans la mesure où elle est bien partagée entre les adolescents, leurs parents et leurs psychanalystes, elle fait partie de ce qui est franc, loyal et très rarement imité. Ce n’est pas le cas de l’amour. La haine œdipienne contribue très largement à la construction de limites anti-incestueuses et aux choix d’objets nets et précis ; éros aurait plutôt tendance à faire des liaisons de toutes sortes porteuses d’une visée incestueuse, dont il aurait bien du mal à se défaire si la haine ne venait pas l’aider à résister à l’attirance de l’objet. Elle tend à dessiner des limites nettes là où l’angoisse amoureuse des rapprochements ferait perdre la tête.

Mais l’adolescence est aussi une position fluctuante pouvant s’écarter des références œdipiennes, pour peu que la destructivité s’y manifeste. On la rencontre dans quelques tableaux pathologiques souvent inaugurés par une confusion mentale.

Perte d’ambivalence et règne de l’incoercibilité

Dès lors que l’ambivalence ne répond plus, une déroute identitaire incoercible saisit tout l’être dans un sentiment de manque fondamental. Une désintrication pulsionnelle enraye le jeu des instances. Le moi et le surmoi sont mis hors jeu au profit du moi idéal brassant l’illusion totale d’une toute-puissance physique et psychique, hallucinatoire et délirante, mêlée d’effroi non moins incoercible.

La haine ne se déploie qu’en maintenant un objet, alors que la destructivité aspire à la destruction totale de soi et des objets. La haine maintient une relation dialectique à l’amour, du sujet à l’objet, et réciproquement, d’où découlent les sentiments de culpabilité dans l’ambivalence. La destructivité n’a que faire de la culpabilité du sujet, ou plutôt, c’est l’allégation de culpabilité de l’objet qui sert de prétexte au déploiement de la destruction. La haine est alors convoquée comme bonne, saine et salubre, en tant qu’élément de purification justifiant des destructions. Mais dans sa relation à la destructivité, et par sa satisfaction même, la haine est source de soupçons. N’aurait-elle pas entraîné quelque plaisir, quelque jouissance ? L’incoercibilité de la destructivité veut des tables rases, et pour sa pureté, doit éliminer jusqu’à la notion d’objet. Dans la destructivité bien conduite, la vie psychique est retranchée, la représentation réduite au statut de figuration, puis de figure, d’image, puis de rien du tout, sans amour et sans haine, dans une exonération de tout inexorable. Le fin du fin, serait la fin de tout dans l’ultime évacuation de soi par soi : plus d’objet, plus de pulsions, plus de projection, plus de haine, plus de sujet. Seules la haine et ses jouissances peuvent mettre un frein à la dégringolade psychique, physique et symbolique. Par manque d’appuis, un désarroi se met en place, prélude à la désespérance, elle-même prélude à une défaillance anaclitique totale.

Florent : de l’exaltation violente et fugace au collapsus sans haine

J’ai présenté ailleurs le cas d’un garçon âgé de 10 ans, suivi en psychodrame psychanalytique individuel dans le service de Bernard Golse, à Necker. Rescapé d’une tentative de pendaison, il s’opposait passivement à tout ce que nous pouvions lui proposer dans des scènes auxquelles il ne participait pas ou peu. Une fois, cependant, il fut soudain débordé par une hyperactivité motrice, hallucinatoire et délirante, alors qu’il jouait une scène de peinture, en alliance avec Fabienne de Lanlay, une collègue, pouvant représenter sa mère ou son double. Ils tenaient la scène à eux deux jusqu’à ce que la collègue se montre vulnérable. Aussitôt Florent cessa tout mouvement et hurla : « Ne m’approche pas. Tu es mauvaise, je voudrais que tu crèves. Tu es la partie de moi que je déteste, que je hais, qui me dégoûte, tu es immortelle et tu n’existes pas. Je ne peux rien contre toi. Je ne peux pas te supprimer, va-t’en, fous-moi la paix ! » Il vibrait sur place, montrait son poing, débordait de haine.

Devant de telles imprécations, Florent semblait à la fois envahi et envahissant. Plutôt inquiet quant à la tournure de la scène, j’y mis fin. Il se calma peu à peu et nous avons pu aller au bout de la séance sur un mode silencieux, lui, mes collègues et moi, tous stupéfaits et exténués. Avec Paul Denis, j’avancerais que l’exaltation mauvaise annonçait la venue d’une malignité délirante et hallucinatoire par débordement. Florent se calma donc, je le raccompagnai jusqu’à l’espace d’attente où il retrouva sa mère. Mes collègues revenaient doucement de l’émotion partagée après tant de violence verbale, posturale et gestuelle. Nous étions soucieux pour la suite immédiate mais rassurés par le retour au calme.

Ce grand mouvement d’exaltation, unique, fut suivi pendant longtemps d’épisodes répétitifs de passages à vide, de dépression corporelle, évoquant aussi bien des dégonflages pneumatiques qu’un collapsus topique. Passivités moins spectaculaires que la grande crise d’imprécations mais tout aussi préoccupantes à la longue. Mes pensées allaient du côté de la pendaison quand, à chaque séance, il se calait contre un mur puis se laissait glisser jusqu’à être complètement étendu par terre, inerte. Il me semblait qu’il ne se laissait pas ranimer par crainte d’angoisses trop violentes, déstructurantes. J’avais le souvenir d’autres enfants, plus jeunes, qui s’étalaient, s’écroulaient et s’écoulaient ainsi, dans l’inverse absolu de toute exaltation, en plein collapsus topique.

Dans le couloir d’accès à la salle de psychodrame, Florent me demandait à voix basse de le laisser partir, de le laisser retrouver sa mère. Quelques mots suffisaient pour qu’il me suive, mais son absence d’hostilité à mon égard me souciait. Un petit mouvement conflictuel modéré m’aurait fait du bien. Un peu de transfert hostile, était-ce trop demander, plutôt que d’être celui qui mène l’autre à l’échafaud ?

Me vint alors l’idée de faire apparaître un peu de cette haine sur laquelle je comptais tant. Comme son père n’était jamais venu aux consultations et entretiens préliminaires, je dis à Florent que nous étions dans une situation déséquilibrée puisque j’avais rencontré sa mère, mais pas son père. Je lui fis part de mon intention d’écrire à celui-ci pour qu’il prenne rendez-vous. Il prit un air pensif que je ne lui avais jamais vu et acquiesça d’un tout petit mouvement de tête, avant de se laisser couler sur le sol.

Une semaine plus tard, son père était présent, ce qui nous permit de nous présenter et de présenter le psychodrame. Nous restions ainsi dans l’esprit manifeste d’un entretien préliminaire après coup. Mais de façon latente, la rencontre avec le père en présence de l’enfant fut opportune, car elle permit l’émergence d’un transfert sur moi et d’un transfert latéral rejetant structuré sur la collègue qu’il avait injuriée au début du traitement. Elle ne figurait plus une imago épouvantable, mais elle accédait ainsi à une fonction de gardienne des mystères et des énigmes. Pour cela, il ne lui donna aucun rôle pendant près de cinq ans de psychodrame, sauf quand je l’envoyais sur scène.

Pour ma part, je devins indispensable à l’égard du déploiement de tous les mouvements de haine et de mépris qu’il pouvait exprimer. L’apparition d’un tiers apportant de quoi nourrir un transfert et mettant le meneur de jeu dans une position d’enrichissement de l’instance surmoïque. Donc attaquant l’aspect inexorable de la relation pour laisser se déployer une certaine ambivalence.

La venue du père avait nourri les possibilités d’un transfert négatif, tempéré par le jeu psychodramatique et par le délaissement de la collègue injuriée auparavant. Mes collègues, d’abord hésitants, se joignirent rapidement à ses critiques. Il se redressait assez pour s’installer en tailleur, enfouissait sa tête dans son pull, en ressortait pour mimer des gestes hostiles et guerriers. Plus tard, il m’attaqua volontiers au niveau de mon physique, de mes vêtements et de mon âge. Derrière les commentaires sur ma calvitie, la tenue de mes pantalons, de mes supposées bretelles, quand même à bonne distance de mon corps. Cette image clownesque était relayée par mes collègues figurant des postures d’épouvantails peu inquiétants, mais quand même hostiles. Je sentais qu’il savait parfois toucher juste, ou presque, sur de petits points de détail. Comment lui donner acte de l’authenticité de ces mouvements méprisants et haineux, mais parfois drôles ? Je décidai de m’emparer des propos les plus désagréables et de lui faire remarquer qu’ils étaient propices à l’expansion de ma haine sur lui.

J’en vins à lui dire que la rencontre de sa haine et de la mienne était ce que nous avions de plus authentique, de plus franc et de moins sujet à des excès ou à des hypocrisies. Avec deux haines comme les nôtres, point n’était besoin d’aménager des attitudes de « faux cul ». Cela ayant été commenté deux ou trois fois, il commença à tester ma culture des informations d’actualité. Il aborda des sujets scientifiques ou politiques surprenants pour un garçon de son âge. J’appris qu’il passait les récréations au centre de documentation du collège et qu’il s’y était fait une place. Il ne précisa jamais ce qu’il avait pu recevoir ou organiser quant aux relations avec les autres adolescents. Mais il me dit qu’il les évitait et qu’il préférait parler avec son frère de six ans son aîné. Ainsi dégagés des convenances affectives, nous avons tenu bon sur la franchise et sur une entente tacite qui concernait aussi son hypermaturité du moi de collégien replié sur ses acquisitions culturelles. Nous n’avions pas à nous méfier des faux-semblants, mais il garda une distance que n’habitait plus la projection. Pour relancer la haine, il passait par une forme de curiosité sexuelle selon laquelle il savait tout de la contraception, des pratiques sexuelles, du jeu des rivalités. L’angoisse de castration y trouvait des contre-investissements bien accordés à sa croissance et à ses transformations physiques et sexuelles. Vers 13 ou 14 ans, il parla plus volontiers de son frère aîné et de leurs discussions sur la vie, l’amour, la haine.

Viennent alors de longues et monotones séances. Il y a peu de jeu. Son angoisse à l’entrée du psychodrame se modifie et devient l’expression d’un dégoût ou d’un mépris propres à aborder par ruse et détours œdipiens les mêmes sujets qu’avec son frère aîné. À partir de là, les manifestations de transfert paternel se resserrent sur lui et moi, et je deviens un tiers avec qui échanger dans une ambivalence issue de la haine. Peu à peu, le contre-investissement haineux nous protège de la destructivité. L’action psychodramatique dans la haine surmonte la passivité de la destruction. Les mois passent, les années aussi.

L’escrime d’une négociation

En cinq ans, Florent m’annonça maintes fois son intention d’arrêter le psychodrame, mais son ambivalence était interprétable. La haine était devenue peu à peu un jeu, une complicité entre lui et moi. Florent finit par réagir à nos jeux, avec des commentaires amusés. Rire de nous lui permet de rire de lui. Les imagos y perdent leurs aspects clownesques et perdent de leurs capacités d’outrances, quelles qu’elles soient. Il commente sur nous ce qu’il pourrait tout aussi bien dire de lui. Par exemple : « Dites, ça fait vraiment partie de votre métier ? Et on vous paye pour ça ? Non, mais vous êtes des gros nuls… à vos âges… Vous n’avez pas honte ? » Il rit de bon cœur.

À la rentrée en classe de seconde, il ne revient pas. Je lui écris après une seconde absence. La semaine suivante, il est là, accompagné par sa mère. Visage fermé, démarche raide. Face à moi, il me toise et dit : « C’était ma dernière séance, je suis étonné que vous n’en ayez pas tenu compte et que vous ayez eu besoin de m’écrire. Vous étiez prévenu par le consultant, le docteur Z. Maintenant je suis en seconde, j’ai du travail. Il pense que je peux me passer de vous. »

Moi : « Je note ton désir d’arrêter le psychodrame, mais on s’y prend autrement. Pour nous, ce n’est pas fini. C’est pour ça que je t’ai écrit. »

Florent insiste, fait celui qui imagine que Z. m’a parlé. Je pense qu’il organise un fantasme de scène primitive entre Z. et moi, mais je n’en suis pas moins agacé. Je cherche à donner du sens à cette excitation, tout en me débarrassant du problème, d’où mon envie de lui répondre sur-le-champ plutôt que de lui faire jouer. Je me reprends, lui propose une scène, qu’il refuse, puis accepte.

Le jeu psychodramatique se heurte à son opposition renouvelée, jusqu’au moment où il introduit la notion de divorce. J’arrête le jeu pour lui dire qu’un divorce prend toujours beaucoup de temps et qu’il s’agit de gens qui se sont auparavant aimés. J’ajoute qu’il lui faut reprendre ce qu’il a laissé en ébauche au psychodrame, et que nous reprenions ce qu’il a laissé en ébauche chez nous. Une date de séparation est donc à fixer dans l’avenir. Il refuse ; nous sommes en pleine scène de ménage haineuse dans le défi.

Florent concède qu’il n’a pas l’expérience d’une fin de cure, mais que Z. en a une. Il prend volontiers le rôle de Z. Pendant le jeu, un acteur entre en scène et fait le geste de lui remettre une petite boîte. Florent demande ce que c’est, et ce qu’elle contient. L’acteur répond : « Ce sont les couilles du meneur de jeu, que vous lui aviez coupées. »

Florent arrête la scène en riant et se tourne vers moi en disant : « Vous me faites faire n’importe quoi. » Toujours détendu, il se dit sensible à mon intention de poursuivre ce travail. Il précise qu’il part, mais qu’il aurait bien aimé savoir des choses sur moi, ma vie, mon passé. Puis soudain il prend du recul et dit : « On se parle comme deux vieux cons sur un banc. » J’apprécie silencieusement la condensation qui convoque la tendresse, la castration, l’ambivalence et l’homosexualité. C’est une scène qui regroupe bien des avancées, des progrès comme des régressions que nous avions déjà jouées. Nous la reprenons et elle conduit Florent à me dire, dans le jeu, qu’il est trop vieux pour ces âneries. Il a l’air triste. C’est la fin de la séance. Je lui dis que je l’attends la semaine prochaine, ce à quoi il répond « espérez toujours » et sort.

Après la sortie de Florent, les thérapeutes souhaitent un éclaircissement de la situation avec Z. Mais il semble que cette autorisation soit une dérobade de Florent devant sa propre prise de décision. Il se cache derrière elle pour ne pas éprouver la plénitude de sa force et la culpabilité d’être plus fort que moi. L’idée de ma castration l’a fait changer de registre. Il s’est ensuite intéressé à mon passé. Ce genre de préoccupation va au-delà d’une curiosité qui restera insatisfaite. Il a dû le sentir, mais elle indique un moment d’identification souhaitée et possible. On peut donc lui en donner acte et considérer qu’il y a là un choix fait par lui, quoique voilé par son utilisation de Z.

La semaine suivante, Florent est là. Il me dit : « J’ai décidé de venir encore deux fois, pour bien finir ce psychodrame. » Je lui demande ce qui lui vient à l’esprit. Il répond qu’il ne sait pas. Je dis alors : « c’est l’inconnu » et l’invite à jouer ce rôle. Florent me taquine et me dit que l’inconnu, c’est mon âge. Puis il l’évalue avec une grande exactitude et décide de jouer avec l’avenir. Auparavant, il montre l’évolution de sa taille, mesurée sur l’encadrement de la porte. De bas en haut, ça fait à peu près 1,80 m. À l’actrice qui joue l’avenir et qui lui demande ce qu’il fait ici, il dit qu’il y a un docteur qui l’embête et qui l’a coincé pour deux séances. L’avenir lui propose de le libérer et me tue. Florent me demande alors de lui dire ce qu’il y a après la mort. Viennent de multiples jeux sur la mort et la durée de la vie. Il veut vivre jusqu’à 95 ans. À la fin de la séance, il me rappelle que la prochaine séance sera la dernière.

Florent a retrouvé du plaisir à échanger, à jouer. À travers un jeu avec l’angoisse de castration, les identifications entre lui et moi se mettent en place dans ces jeux sur l’avenir et l’âge de chacun. Nous restons incertains sur l’épisode de son passé qui l’a conduit jusqu’à nous. Le jeu avec la mort tient l’angoisse de chacun à distance. La destructivité a laissé la place à l’ambivalence, et celle-ci n’est pas figée mais témoigne d’une évolutivité en cours.

Lorsqu’il me retrouve, Florent se dit content que le psychodrame soit terminé. Une discussion a lieu sur le temps passé au psychodrame, « ça fait une paye » dit-il, puis il se met à calculer le nombre de séances. Nous en comptons environ deux cents. Il est satisfait que cela se termine par un chiffre rond : « le hasard fait bien les choses » dit-il. Une scène montre qu’il compte sur ce hasard pour se déresponsabiliser ; c’est un masque. Il en convient et s’interroge sur le passé de notre entreprise commune. Il dit que c’est comme pour un pot de départ où l’on réveille les souvenirs. Tout le monde vient sur scène pour trinquer au pot de départ.

Florent : « Quel souvenir aurez-vous de moi ? »

Moi, joué par une actrice : « Tu te demandes ce qui va rester dans ma tête ? Oui, même si elle est dégarnie et qu’il n’y reste plus grand chose. »

Moi : « Et toi ? Quel souvenir vas-tu garder de moi ? »

Florent : « Cinq ans avec Monsieur Propre, ça laisse des traces. »

C’est la fin de la scène et je lui demande ce qui lui revient de ce psychodrame, là, spontanément. Il réfléchit un peu puis se souvient de la scène des invisibles et du peintre. Il choisit Fabienne pour reprendre un rôle ; on se souvient qu’elle était son double dans la scène du peintre.

Ce choix est tout à fait remarquable puisqu’il ne lui a jamais demandé de jouer son double ou tout autre rôle. Cela fait cinq ans qu’elle ne joue qu’à ma demande. On se souvient qu’il l’avait acceptée puis haineusement rejetée, comme une partie pourrie de lui-même. Nous sommes émus par cette retrouvaille avec une partie de lui, réparée et à réintégrer. Mais il modifie le souvenir. Il sent que jadis il a « pété un câble invisible », maintenant, il est en sécurité. Conscient que Fabienne est à nouveau dans le rôle de son double, il lui demande de l’aide pour partager le câble restauré. Elle lui demande s’il veut vraiment bosser avec elle. Il répond qu’à deux Florent, ils pourront mieux isoler. Ils le coupent et chacun en prend une moitié.

Florent (s’adressant à son double joué par Fabienne) : « C’est propre. Tu rentres chez les doubles ? »

Fabienne (dans le rôle de son double) : « Oui, allez, je te serre la main pour te dire au revoir. »

Florent : « Je sais que je t’ai gardé longtemps mais au bout d’un moment t’es parti. On se retrouvera peut-être quelque part. »

La séance se terminant, je dis à Florent qu’au début, on l’aurait pris pour une flaque d’huile étalée contre et sous la porte, mais c’était faux. Ému, il me répond que oui, c’est ça, mais il est un peu gêné par ses sentiments, il n’en a pas l’habitude. Je le remercie pour ces deux dernières séances qui permettent de se quitter sans blessures. Nous discutons un peu de la dynamique conflictuelle que nous avons eue au cours du psychodrame et de nos haines dans nos ambivalences respectives. Nous nous séparons là-dessus.

Un commentaire

La destructivité, lorsqu’elle se soumet, ne perd pas complètement la main. Elle s’intègre à une démarche de restauration des conditions nécessaires à la paix et à la reprise d’activités physiques et psychiques favorables à la vie. Elle n’est plus condamnée tel un cheval fou courant au précipice. Mais il faut qu’un cavalier la dirige, c’est le moi, lui-même répondant aux valeurs du surmoi-idéal du moi, et usant des énergies dont il dispose : libido narcissique, mais aussi libido sexuelle sous toutes ses formes, des plus primitives dans la décharge brute jusqu’aux plus subtiles orientées vers la sublimation. Cela ne peut alors se faire sans la haine selon ses différents degrés engagés dans l’ambivalence. Au pire, la dimension érotique de l’ambivalence disparaît et la haine mène à la destruction, lentement, par érosion, par mémoire haineuse. Mais associée à une haine modérée, la destructivité et l’exaltation peuvent soutenir notre activité de pensée et d’action. Avec des degrés de haine moins élevés, penser, sublimer, passe par l’ambivalence de façon subtile et féconde, loin des haines destructrices, dans lesquelles la destructivité prend la main. La haine est déjà une mise en forme, son expression est faite pour être entendue.

Notre travail avec les enfants nous confronte à des mouvements haineux qui n’auraient été que dans la destructivité, faute d’écoute qui les reçoive. Certes, on préférerait des fleurs, mais à rassembler les éléments physiques de la haine, à se poser, transférentiellement, comme réceptacle et comme vecteur de cette haine unifiée, on donne les garanties de l’objet sur lequel peut se faire la projection du mauvais.

Notes

  1. J. Millán-Astray renchérissait avec « Muera la intelectualidad ».
  2. Notons qu’il est très probable que, pour l’amour d’une femme, Conrad se soit lui-même battu en duel avec un rival, dont il disait dans une lettre : « je lui ai cassé la patte ».
  3. J. Conrad, Le duel, Paris, Rivages poche, 2017, p. 81.
dossier
15 articles
Destructivité et exaltation