Deux questions
Éditorial

Deux questions

La première : la permissivité associée à Mai 1968 et aux années qui ont suivi a-t-elle donné lieu à une véritable libération ? Et de quoi, exactement, s’est-on libéré ?

Le terme de « permissivité » participe de ce dont il faudrait se libérer « véritablement » : le malaise (dans la civilisation) dont parle Freud, qui est avant tout un malaise dans la sexualité psychique, angoissée dans la culpabilité névrotique ou dans une définition restrictive de ce qui est autorisé. On a cru à partir de 1968 résoudre le problème en valorisant la sexualité agie et en abolissant certains interdits. On s’est effectivement libéré de l’homophobie, les femmes ont conquis un rôle égal à celui des hommes dans la vie amoureuse. Mais malheureusement, ce mouvement émancipateur a été limité par un nouveau malaise dans la civilisation, où se mélangent un discours moralisateur soucieux des droits (de tout un chacun, de l’enfant, des minorités culturelles, de la nature, etc.) et l’expression d’une violence perverse  – dans les images stéréotypées de la société du spectacle, mais aussi dans les agissements quotidiens, « incivilités » et brutalité dans les relations interhumaines, sans parler des transgressions, qui ne sont plus ressenties comme telles. L’angoisse s’est déplacée sur de nouveaux objets : hantise de la pédophilie ou de l’agression sexuelle, renouveau des communautarismes et du racisme, mais aussi difficulté à s’engager dans des relations amoureuses durables et heureuses. Mais n’ayons aucune nostalgie : la misère sexuelle et psychique d’avant 1968 ne valaient certainement pas mieux, derrière un certain ordre culturel de façade s’avançaient déjà les tendances actuelles. On s’est « libéré » d’une forme trop verticale et patriarcale de l’autorité, pour tomber dans un déficit d’éthique véritable, lequel s’accompagne d’une prétention généralisée, et comique, à la vertu. Une vieille histoire qui continue. L’histoire à faire reste donc devant nous.

La seconde : que pensez-vous de l’opinion très répandue selon laquelle la montée de la violence – notamment chez les jeunes – serait liée à une crise de l’autorité ?

La montée de la violence est corollaire d’une « crise de l’autorité », c’est indéniable. Mais il faut comprendre qu’il s’agit de l’illégitimité de l’autorité, dès lors qu’elle ne s’applique plus de la même façon à tous, ici laxiste et là répressive. Freud pensait en 1908 qu’une meilleure intégration des
pulsions dans le lien social était envisageable, mais en 1929, face à la montée des fascismes européens, il considère qu’une perversité a envahi de l’intérieur les institutions civilisées, ce qui les disqualifie.
Aujourd’hui, les discours sur un retour à l’ordre semblent impuissants à changer la donne : en effet, le Surmoi ne saurait être automatique, il ne se décrète pas, il s’enracine dans la reconnaissance mutuelle des interlocuteurs, des citoyens.

L’autorité légitime doit être refondée à tous les étages en même temps, dans la vie collective ordinaire – au travail, à l’école, dans la rencontre amicale et amoureuse, dans la famille – autant qu’au niveau politique. Les pathologies contemporaines – individualisme effréné constituant paradoxalement une nouvelle grégarité, processus pulsionnels primaires sans limites mais insatisfaisants parce qu’ils ne sont pas constitués en désir véritable dans l’intériorité psychique – doivent être éclairées par une analyse de leur économie libidinale
singulière (clivages et déliaison) au-delà du leitmotiv de la  « crise d’autorité ».