Discussion de René Roussillon
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Discussion de René Roussillon

Je tiens à te dire tout d’abord à quel point ton intervention m’a parue passionnante, et d’autant plus passionnante qu’elle s’ancre dans la pratique de la cure analytique et de la clinique psychanalytique dans un sens large. Elle part de l’expérience et elle parle à l’expérience.

Lors d’une conférence récente1, intitulée Le cinéma de poésie, l’historien de l’art Georges Didi-Huberman évoquait une idée que je trouve pertinente pour introduire aujourd’hui cette discussion. Il disait, approximativement, que les concepts ou les contenus en général du travail (que nous réalisons) dépendent énormément des formes qu’on leur donne. La psychanalyse, comme la philosophie ou comme l’histoire, pourraient être pensées de ce point de vue comme un genre, un genre littéraire si l’on veut, un genre en tout cas avec beaucoup de genres possibles. Et les concepts vont ainsi dépendre autant de la forme que des formats qui les portent : un article, un essai, un livre, une conversation, une conférence… Certains auteurs de la psychanalyse ont la possibilité d’avoir recours à plusieurs formes, à plusieurs formats, pour construire, élaborer et présenter – voire transmettre – leurs concepts. Comme s’il s’agissait de variations sur un même thème, avec des instruments différents. Le thème – dans ce cas la destructivité – est alors développé et déployé d’une manière inhérente, d’une manière spécifique à chacun des formats utilisés, à chacun des médiums, à chacun des styles.

Dans un article de l’année dernière, consacré à la métapsychologie de la créativité chez Winnicott2, tu évoquais justement la notion de « style », et soulignais son importance dans l’œuvre de ce dernier, car il s’ajustait de manière remarquable à son objet. Ainsi, « la manière dont il écrit nous ″dit ″ autant sur le fond que le contenu même de ce qu’il avance et nous a fait découvrir. » Un style qui – dis-tu – « traduit son approche par petites touches successives, qui transmet une ″posture″ clinique tout autant qu’il la décrit. » Tu concluais ces réflexions introductives sur le style de Winnicott en disant, je te cite, qu’il est « destiné à créer une certaine “ambiance d’être”, destiné à accueillir des expériences le plus souvent enfouies dans les profondeurs de la vie psychique et qui ne peuvent devenir manifestes que dans certaines conditions très particulières. »3. Ton intervention d’aujourd’hui – comme c’est habituellement le cas de tes conférences4 -, parvient à créer une certaine ambiance d’être, apte à accueillir un certain type d’expériences5,6. En t’écoutant parler de ta conception de la destructivité et de la manière de l’aborder en clinique, je me suis rappelé, en deuxième lieu, la si belle phrase de Michel Leiris que J.-B. Pontalis a mise en exergue dans sa Préface à l’édition française de Jeu et réalité : « Cette capacité peu commune… de muer en terrain de jeu le pire désert.7». Le pire désert. Il y en a plusieurs, aux origines diverses et variées. Il y a le désert du jamais advenu – sur lequel tu nous as beaucoup appris, en particulier avec certains échecs de la fonction miroir de l’objet -, le désert de la soif, la carence, le blanc, de ce qui n’a pas eu lieu, de ce qui n’est pas advenu là où il aurait été possible d’attendre quelque chose arriver, le vide de ce qui n’a pas été exercé. Mais nous connaissons d’autres chemins qui conduisent au désert.

Le désert qui suit au désastre de la destruction, de la terre brûlée, de la terre ravagée et dévastée, après les guerres de tout ordre et d’autres catastrophes, fussent-elles celles que le bébé peut craindre d’avoir déclenchées de par son amour sans pitié. Un désert par excès, pour ainsi dire.

Et il y a aussi le désert de l’annihilation par néantisation, du désinvestissement brutal, lorsque quelqu’un d’aimé ou d’haï devient du jour au lendemain un inconnu. Une destruction plus redoutable que celle qui se manifeste sous l’aspect d’une haine inextinguible, car elle est froide et cruelle, pure indifférence. Et, dans les conditions extrêmes, la déliaison qui en résulte peut s’avérer si massive, si brutale, si totale, que nous nous sentons devoir affronter la destruction intégrale du sens, une sorte de non-sens total ou absolu, avec de très grandes difficultés voire une impossibilité parfois de trouver une causalité convaincante dans notre travail de (re)construction. Et confrontés à tous ces déserts dans notre travail clinique, tu nous apprends que bien avant de pouvoir les muer en terrain de jeu, il y a cette ébauche de jeu indispensable que tu viens d’évoquer et qui consiste à introduire un écart à petites doses, à la recherche de ce qu’il y a de potentialité créatrice et adaptative dans la destructivité, et qu’il s’agit alors de commencer par exhumer les parcelles d’humanité qui n’ont pas cessé d’exister au milieu du désert ou dans les décombres, alors que la destruction de toute forme possible de l’humain paraissait s’être accomplie. Peut-être – et c’est cela que je relève dans ta manière de concevoir la destructivité et de lui faire face -, qu’il y a de l’indestructible dans le psychique et que même lorsqu’il est question de destruction, cette dernière laisse toujours des traces, fussent-elles informes, à partir desquelles une reconstruction pourrait être possible.

Je pense que nous avons été tous très intéressés et interpellés par la réflexion que tu viens de nous exposer sur les différents tableaux cliniques qui résultent en quelque sorte de la réponse donnée par l’objet à la destructivité du sujet. La question centrale devient alors de savoir si l’objet survit ou non à une telle destructivité. Tu donnes, en effet, une place centrale à la notion de Winnicott de « survivance de l’objet »8, notion qui s’avère désormais indispensable pour maintenir « une position authentiquement psychanalytique face à la destructivité »9 et que tu développes d’une manière importante. Dans la lecture que tu fais de cet apport essentiel de Winnicott10, « l’écart entre la destructivité (…) et la destruction (…) dépend (en quelque sorte) de la ″réponse″ proposée par l’environnement, en particulier l’environnement précoce, aux élans pulsionnels du sujet. »11

Je soulignerai, en deuxième lieu, cette idée très forte et féconde que tu évoques dans le cadre des expériences traumatiques, idée selon laquelle le sujet va se retirer de lui-même et c’est dans ce creux là que va se loger la réponse de l’objet : quelque chose de la réalité va venir s’incorporer ainsi en nous, avec tous les vécus de confusion qui vont en résulter. Plutôt que de revenir sur ces points, je retiendrai un certain nombre de propositions générales ou de principes dans la conception de la destructivité que tu nous présentes.

1. Un premier principe me semble important. Nous sommes invités en quelque sorte à poser le problème de la créativité et de la destructivité en termes de processus. La créativité concerne un potentiel créateur. La destructivité concerne un potentiel destructeur. Un tel mouvement les distingue de la création et de la destruction. La création est un accomplissement. La destruction est un aboutissement. Entre créativité et création, entre destructivité et destruction, il y a tout l’écart du processus, de production pour le premier, de démantèlement pour le deuxième. Il y a en somme tout l’écart du premier mouvement à la réalisation achevée12.

2. Un deuxième principe considère que si nous avons besoin de créativité pour vivre – et que cette créativité exprime ce qui fait que nous sommes vivants -, la destructivité est également condition et manifestation de la vie : elle la rend possible. Elle est à la fois inévitable et indispensable. Il n’y a pas de création, ni d’affirmation de soi, ni de réalisation d’un processus sans une certaine dose de destructivité. Rappelons à ce propos que, pour Winnicott, l’expression « je suis » est la plus dangereuse dans toutes les langues du monde, la destructivité étant inévitable pour assurer une identité séparée13.

3. En troisième lieu, je voudrais souligner l’importance que tu donnes à « un élargissement du contexte de référence de l’écoute plus seulement fondé sur l’attention portée à la vie pulsionnelle mais aussi aux réponses des objets significatifs aux mouvements pulsionnels. » Ainsi, l’organisation de la pulsion ne dépend pas seulement du sujet, mais des réponses de l’environnement à la pulsion du bébé, de la dialectique établie entre l’élan pulsionnel et la réponse de l’environnement.

L’articulation entre la destructivité et l’environnement, plus spécifiquement l’interprétation que l’environnement fait de la destructivité de la personne et la réponse qu’il donne à une telle destructivité, (en fonction justement de l’interprétation qu’il en fait), constitue pour moi l’essence même de ta manière d’aborder la destructivité et tu nous l’as montré très clairement aujourd’hui. Elle est essentielle dans la mesure où elle nous invite en tant que cliniciens à nous interroger en permanence sur l’accueil, la compréhension et la réponse que nous sommes – ou non – en possibilité de donner à la destructivité de nos patients, en général et à un moment précis, en fonction des représentations et des théories que nous avons de la destructivité en général14 : en fait, « les capacités de survivance à la destructivité dépendent de la manière dont l’objet interprète la destructivité du sujet15». Dans ce sens, je crois possible d’inférer que les théories que nous avons de la souffrance psychique sont largement solidaires des théories du soin que nous construisons, qui organisent à leur tour nos pratiques thérapeutiques.

4. Je pense essentiel de garder en mémoire, ensuite, que ton travail privilégie essentiellement le problème clinique de la destructivité et non la compréhension de la destructivité ou de la destruction sur le plan social, de la culture ou la civilisation. En effet, tu nous montres que c’est au sein de l’espace thérapeutique,16, des facteurs autres et non manifestes, mais latents : l’anxiété, la douleur, l’impuissance, la détresse, le désarroi, la désaide (helplessness), par exemple17, et c’est sur la recherche et l’écoute de ces derniers que tout le travail va se centrer. Le problème clinique de la destructivité n’est donc pas celui de la destructivité elle-même, mais « celui de ses formes d’expression et de manifestation, et celui de (ce que tu désignes par) sa vectorisation »,18 (c’est-à-dire, des buts suivis par la destructivité), sans passer par la référence « directe » à des notions telles que pulsions « de destruction » ou « de mort »19,20. Cette dernière perspective fermerait justement l’écart que tu cherches à ouvrir.

Tu nous invites à déterminer21 non seulement les formes de la destructivité22, mais aussi l’état d’articulation, d’intrication, de la destructivité « avec l’autre grande force avec laquelle elle (se) compose : la créativité et l’amour qui la porte23». Il me semble que tu donnes une importance de plus en plus grande à la théorie de l’intrication et de la désintrication des pulsions, en nous soulignant qu’il ne s’agit pas là d’une évidence, comme a pu le penser Freud, mais d’une acquisition qui s’appuie tout au long du processus sur la réponse de l’objet.

Je reviens pour terminer à la question de la survivance. Si, pour Winnicott, « survivre » signifie ne pas exercer des représailles et ne pas se retirer, tu nous as proposé d’ajouter une troisième propriété : être atteint par la destructivité et rester néanmoins créatif24.

Dans une telle formulation, autant « être atteint » que « rester créatif » sont essentiels. Demeurer « vivants » – en tant que cliniciens – c’est être atteints, en accuser réception et rester créatifs, propriété qui suppose d’être en mesure de « qualifier ce qu’il y a de potentialité créatrice et adaptative dans la destructivité »25. Il y a quelques années, tu terminais un très bel article sur la survivance en soulignant l’importance de la « bienveillance » en tant que condition de possibilité de l’analyse. Tu ajoutais que survivre – dans le sens donné à ce terme dans ton intervention d’aujourd’hui – est quelque part subordonné à ce fond de bienveillance et d’empathie, voire même de sympathie, sans lequel l’analyse ne peut avoir lieu.

Bienveillance. Empathie. Sympathie. Pourrions-nous aller jusqu’à penser que le passage de la destructivité à la destruction en dépend souvent ? Il me semble que ton intervention nous y invite.

Notes

  1. Georges Didi-Huberman (2014), Le cinéma de poésie (https://www.youtube.com/watch?v=1LLxjEqEDh4)
  2. R. Roussillon (2015), « Pour une métapsychologie de la créativité chez D. W. Winnicott ». Journal de la psychanalyse de l’enfant, 2015/2, vol.5, pp. 159-180.
  3. Ibid. pp.159-160.
  4. L’expérience de la lecture et l’expérience de l’écoute sont ici différentes et complémentaires. De là l’importance, j’en suis convaincu, de l’écouter et de le lire lorsqu’il traite un des thèmes essentiels de la psychanalyse, comme c’est le cas de la destructivité.
  5. À la distinction œuvre écrite / œuvre parlée, trop schématique certes, j’ajouterais une troisième catégorie, peut-être moins connue des lecteurs francophones, à savoir ses articles publiés ces dernières années à l’International Journal of Psycho-Analysis ou sa Key-Note lors du congrès de l’IPA à Boston, qui se situent selon moi à l’entre-deux de ces pôles et son portés par un style différent et nouveau. Cf. en particulier : R. Roussillon (2010), « The deconstruction of primary narcissism ». Int. J. Psychoanal. (2010) 91 : 821-837 ; R. Roussillon (2013), « The function of the object in the binding and unbinding of the drives », Int. J. Psychoanal. (2013) 94 : 257-276.
  6. Cf. version en français : « R. Roussillon (2016) Pour introduire le travail sur la symbolisation primaire ». Revue française de psychanalyse. 2016/3 (vol. 80) pp. 818-831.
  7. M. Leiris. Préface à Soleils bas, de Georges Limbour.
  8. R. Roussillon (2009) La destructivité et les formes complexes de la « survivance » de l’objet. Revue française de psychanalyse. 2009/4, (Vol. 73), pp. 1005-1022.
  9. Avec une telle notion, Winnicott a introduit en effet une « véritable modification paradigmatique qui consiste à considérer qu’une partie du devenir d’un processus psychique dépend de l’interprétation que l’autre-sujet, celui à qui il est adressé, apporte à ce processus – de la réponse de celui-ci, donc. » (Ibid. p. 1005).
  10. René Roussillon va enrichir le modèle de la survivance avec l’introduction de développements nécessaires : avec l’expérience du « détruit-trouvé » (qui complète celle du « trouvé-créé » décrite par Winnicott) ; avec l’organisation du conflit psychique d’ambivalence, à partir de la survivance des sentiments contradictoires, d’un mouvement affectif face à ses antagonistes ; avec la « survivance » à travers les âges de la vie, dont l’adolescence en particulier, qu’il s’agisse de la survivance de soi ou de celle de l’objet… Cf. R. Roussillon (2009) La destructivité et les formes complexes de la « survivance » de l’objet. Revue française de psychanalyse. 2009/4 (Vol. 73), pp. 1005-1022.
  11. R. Roussillon (2012), Trauma précoce et exacerbation de la destructivité. Op. Cit. p.29
  12. R. Roussillon (2012), « Le besoin de créer et la pensée de D. W. Winnicott ». In : Winnicott et la création humaine, Ed. Érès, Coll. Le Carnet Psy, 2012, pp. 285-301 (pp. 288.289).
  13. Cf. Les commentaires qu’en fait à ce propos A. Green (2015), Jouer avec Winnicott. Paris, PUF (« L’objet est une entité séparée, l’objet a besoin d’être installé en dehors de l’espace de contrôle omnipotent. Cette opération, sorte de mutation qui ne peut arriver que lentement et progressivement, ne peut s’accomplir sans quelque violence. C’est pourquoi la destructivité est inévitable pour assurer une identité séparée »).
  14. De là, l’importance de la théorie qu’en tant qu’analyste on a de la pulsion.
  15. R. Roussillon (1994) Op. Cit. p. 278.
  16. Ibid. p. 280.
  17. R. Roussillon (2013) Op. Cit. (p. 258).
  18. R. Roussillon (sans date) Destructivité et « survivance » de l’objet. htpp://www.gercpea.lu/textes_livres/start_R_Roussillon_destructivite.htm
  19. R. Roussillon (2013). « The function of the object in the binding and unbinding of the drives ». Int. J. Psychoanal. (2013, 94: 257-276 (p. 257) (« Dans le travail clinique, (la destructivité) doit être analysée en termes de sa « signification », la signification qu’elle a, non dans un sens absolu, mais pour un individu donné »).
  20. R. Roussillon (1999), « Violence et culpabilité primaire ». In : Agonie, clivage et symbolisation. PUF (« La violence ou l’antisocialité ne peuvent être comprises qu’en référence à autre chose qu’elles-mêmes, elles doivent être appréhendées à partir de l’hypothèse de l’existence d’un motif inconscient »).
  21. R. Roussillon (sans date) « Destructivité et « survivance » de l’objet. htpp://www.gercpea.lu/textes_livres/start_R_Roussillon_destructivite.htm
  22. R. Roussillon (2012), Trauma précoce et exacerbation de la destructivité. In : Violences chaudes, violences froides (sous la direction de Joyce Aïn). Ed. Érès (p.26).
  23. R. Roussillon (2013), Op. Cit., p. 258
  24. Ibid. p. 1007 (« L’objet doit être atteint et en accuser réception, faute de quoi le sujet a le sentiment que l’attaque portée « glisse » sur lui et la destructivité est exacerbée. »).
  25. R. Roussillon (1994), Discussion. Violence et identité. (pp. 276-277) (cmqs).
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