Du traumatisme à l’ablation d’un sein après cancer à la reconstruction réparatrice : une traversée
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Du traumatisme à l’ablation d’un sein après cancer à la reconstruction réparatrice : une traversée

Loin de prétendre trouver le chemin qui mènerait à la vérité, nous finirons par reconnaître, à l’instar de Machado, que la vérité est le chemin.
Idées pour une psychanalyse contemporaine. A. Green

 

“Quand on entend le mot cancer, tout s’arrête… plus de projets… plus rien… le rideau tombe… la pièce est finie !” me dit Mme C., hospitalisée pour une reconstruction mammaire après un cancer du sein. Submergée par l’émotion à l’évocation de ce moment, ses mots, entrecoupés de silences, tombent comme des couperets, en écho à ceux du chirurgien lui annonçant son cancer du sein quelques années auparavant. Elle me dira encore : “j’avais l’impression que ce n’était pas moi dont il parlait (le chirurgien). Il me disait que j’étais très malade et je n’avais pas mal, j’avais un corps en bon état, non, ce n’était pas possible ! Ce n’était pas moi !”. Ces propos ou d’autres semblables, souvent entendus dans les entretiens auprès de femmes en cours de reconstruction mammaire, traduisent le caractère implacable de l’annonce d’un diagnostic qui met en jeu le pronostic vital, et l’accablement qui s’ensuit inévitablement.

L’annonce d’un cancer du sein marque le début d’un long voyage. Après la descente aux enfers dans la solitude de la maladie et la lente remontée qui s’ensuit, il est d’observation courante que s’instaure progressivement une disposition d’esprit propice à la réflexion, à l’élaboration parfois. Le bouleversement intense provoqué par cette atteinte à l’intégrité corporelle du sujet, relance des interrogations qui ne se limitent plus aux seules questions médicales. Le processus de soins mis en place, depuis l’annonce du diagnostic jusqu’à la fin de la reconstruction, oblige à l’introspection et peut donner lieu à une redécouverte de la vie psychique, voire à un remaniement de celle-ci. Une réorganisation psychique allant de pair avec le processus de reconstruction chirurgicale semble alors impérative pour que la reconstruction corporelle puisse ne pas être qu’un faux-semblant et prendre véritablement corps.

Traumatisme de l’annonce : une vie en danger de mort

Lors des entretiens auprès de femmes hospitalisées pour reconstruction mammaire, le retour sur l’histoire de leur cancer apparaît nécessaire, plus précisément le retour sur ce moment traumatique que constitue l’annonce du diagnostic. Le traumatisme est double. Double, car l’annonce associe le mot “cancer” à celui de “sein”, deux mots lourdement chargés de significations symboliques. Le psychisme est alors massivement envahi par une angoisse qui ne laisse place à rien d’autre qu’à cette idée de tumeur (tu meurs) dans le sein, de menace de mort imminente. L’effraction brutale et imprévisible dans le fonctionnement psychique du sujet provoque en lui un véritable basculement et les ressentis évoqués par les femmes, au moment de l’annonce, font tous état de vide, d’abattement, d’effondrement, d’enfermement, d’incapacité à la pensée, de fuite, de panique, de perte des repères…

Effroi et Sidération

Face à l’annonce d’un cancer du sein surgit le plus souvent un temps de sidération, d’absence à soi-même, dont la durée peut varier de quelques heures à plusieurs jours, jusqu’à ce que cet enlisement de la pensée cède la place à divers systèmes de défense dont l’excitation est sans doute l’un des plus remarquables. La psyché se trouve alors envahie par un débordement en cascade d’affects désordonnés. Du vide au trop plein, dans l’excès, en proie à une avalanche de questionnements intérieurs (“pourquoi moi, qu’ai-je fait pour mériter ça, pourquoi maintenant, etc.”) d’autant plus vains que, sous l’effet du traumatisme, aucune réponse satisfaisante ne peut être trouvée. Les pensées s’entrechoquent, incapables de remettre de l’ordre dans ce bouillonnement désordonné, faisant tout au plus émerger un sentiment mêlé d’injustice et de culpabilité.

Maîtrise et désorganisation somatique

Il serait vain de vouloir réduire le fonctionnement psychique des femmes atteintes de cancer du sein à une structure univoque. Mais sans doute retrouve-t-on chez bon nombre de ces patientes une organisation psychosomatique singulière, semblant se caractériser par un sentiment de maîtrise, désormais débordé. Sans doute ce sentiment de maîtrise, revendiqué, n’est-il le plus souvent qu’une défense dont le but n’est autre que de masquer une dépression. L’irruption du cancer du sein dans la vie de ces femmes désorganise leur belle assurance et un vertige permanent prend la place de leur sentiment d’invulnérabilité. De saines et intègres qu’elles étaient, elles basculent soudain dans le statut de malade, avec pour premier deuil celui de leur bonne santé, auquel s’ajoute ensuite une série de pertes multiples. Souvent, un comportement d’excitation hypomaniaque se met en place dans l’environnement proche, dans une tentative de contrebalancer l’angoisse de mort induite par cette soudaine prise de conscience que le temps est peut-être compté.

Réaménagement pulsionnel

Dès l’annonce du diagnostic, en effet, tout est drastiquement remis en question dans la vie d’une patiente. Tous ses liens affectifs (conjoint, enfants, parents, amis, collègues, etc.) sont bousculés ; mais ceux-ci joueront souvent un rôle actif dans la reprise narcissique et le regain pulsionnel qui viendront rapidement remplacer l’angoisse massive du début. Dans cette perte des repères, une seule certitude : la nécessité d’agir, d’agir vite. Agir qui vient en quelque sorte prendre le relais de l’angoisse. Débordées, désorganisées dans leur fonctionnement habituel, catapultées dans l’inconnu, les patientes n’ont pas d’autre choix que de se laisser entraîner dans le tourbillon de soins qui leur est proposé. “Sauver leur peau” devient l’unique enjeu. Et pour ce faire, l’obligation de s’en remettre à d’autres. Accepter la proposition du chirurgien, accepter l’inacceptable, accepter de perdre son sein.

Parcours du combattant

C’est le début d’un long parcours de soins, harassant, qui court souvent sur plusieurs années. Examens et traitements médicaux se suivent à un rythme infernal et constituent autant d’éléments éprouvants. Un sentiment de dépossession corporelle est inévitable, induisant des fantasmes de morcellement. Livrée corps et âme aux décisions médicales, suspendue aux résultats d’examen, “accrochée” à la parole du médecin, la femme passe d’un sentiment de toute puissance à un sentiment d’impuissance, de l’indépendance à une dépendance de tous les instants, du sentiment de liberté à celui d’être prisonnière, prisonnière des soins, du corps médical, de la maladie. Au moins l’angoisse massive du début trouve-t-elle ainsi une sorte d’arrimage provisoire à cette prise en charge multidisciplinaire.

Ablation du sein et angoisse de castration

L’annonce d’un cancer du sein contient, dans sa formulation même, une attaque violente contre cet emblème de l’identité féminine. Symbole de beauté, de séduction et de fertilité, le sein est aussi sur le corps de la femme la marque visible d’une différence sexuelle, accueillie avec plus ou moins de bonheur par la fille à la puberté. A ce moment clé de son développement psycho-sexuel, la fille se trouve dotée de cet attribut proprement féminin, lui permettant aussi partiellement de combler cette envie du pénis dont on ne peut ignorer l’emprise sur la vie psychique de la petite fille et de la femme. Favorisant les fantasmes de castration, voire d’intrusion, l’idée de la perte d’un sein est de l’ordre de l’impensable. “Lorsque le chirurgien m’a dit qu’il fallait m’enlever le sein, j’ai été prise d’une envie frénétique de courir à l’aéroport et de prendre l’avion pour l’autre bout du monde !” Fuir… s’envoler… pour échapper au destin funeste d’une mutilation réelle.

Epreuve du miroir et trace d’un délit sur le corps

Après l’ablation, l’image du sein chargé de sève, capable d’éveiller le désir et d’être nourricier, fait place à une image désolante évoquant le manque et la blessure, synonyme de honte, de tristesse, d’un corps à dissimuler. Se regarder dans le miroir est presque toujours une épreuve qui tient de l’effroi. Impossibilité de regarder ce qui manque, impossibilité de toucher aussi. Peut-on encore parler de corps ? Une femme sans sein est-elle encore une femme ? Cette vision de manque ne réactive-t-elle pas inconsciemment la blessure narcissique lointaine ressentie par la petite fille devant le corps de sa mère paré de cet attribut qui lui fait, à elle, cruellement défaut ? Le manque visible sur le corps fait violemment écho à la vie fantasmatique. Le miroir renvoie désormais l’image d’une perte de chair, d’une dissymétrie, d’un déséquilibre corporel auquel répond un déséquilibre psychique, un sentiment d’étrangeté. Hantée par la crainte fantasmatique de perdre l’amour de l’objet, équivalent chez la femme de l’angoisse de castration masculine selon S. Freud, sera-t-elle jamais la même dans le regard des autres, se demande la femme, dans une angoisse multiple, inextricable. “C’est la dernière fois que j’achète ma baguette avec mes deux seins !” avait pensé Mme N., avec humour noir et tristesse, la veille de son intervention. Amorce de travail de deuil pour cette patiente sans doute, cette dérision ne stigmatise-t-elle pas aussi le caractère implacable de l’ablation d’un sein qui du jour au lendemain provoque, à la fois sur le corps et dans la psyché, une rupture brutale, une discontinuité traumatique ? Le creux, venu en lieu et place du sein, sera désormais la marque d’une blessure, réactivant inconsciemment celle d’une autre blessure, symbolique celle-là.

Désir de reconstruction chirurgicale

La nécessité d’une reconstruction mammaire n’est pas ressentie avec la même intensité par toutes les femmes. Certaines ne la demanderont jamais mais beaucoup la désirent ardemment, dès que possible, avant même l’ablation quelquefois. Derrière la raison première, souvent invoquée, de “pouvoir oublier” et de “tourner définitivement la page du cancer”, il y a le besoin légitime de retrouver une apparence globalement féminine. Pour qu’une reconstruction mammaire ait une issue heureuse, il faut que la patiente en éprouve le désir et en fasse librement le choix, une fois l’appétit de vie revenu et, avec lui, l’envie de retrouver un corps de femme. Une nouvelle aventure chirurgicale s’engage alors, dont chaque temps opératoire réactivera le traumatisme puis l’atténuera progressivement. Le voyage est néanmoins encore long, plein d’inconnu, mais “cette fois-ci, ça va dans le bon sens !”, dans le sens de la pulsion de vie.

Voyage au long cours

La métaphore marine du voyage au long cours me semble assez bien illustrer le processus de reconstruction. L’image de l’hôpital, tel un paquebot sillonnant les mers, faisant escale dans divers ports (les temps de reconstruction). L’image de chaque femme dans la solitude de sa chambre/cabine, dépendante, portée par le navire, comme en gestation d’elle-même. Le navire, tantôt filant sur une mer tranquille, tantôt ballotté sur des eaux agitées. La femme, parfois déprimée, avec chevillée au corps la peur de sombrer, parfois euphorique, pleine de désirs, surfant allègrement sur la vague…

De l’autre côté du miroir

Le premier temps de reconstruction est souvent l’occasion d’un retour en arrière. L’urgence de se soigner et de guérir étant passée, l’écoute de l’analyste permet de mettre des mots sur la douleur et favorise l’émergence de souvenirs. L’émotion à fleur de peau, c’est toute une vie qui resurgit parfois à la mémoire, dans une sorte de bouillonnement, leur histoire passée, souvent tissée de destructivité, s’imposant avec force et mettant en lumière des correspondances entre ce cancer du sein et leur passé : des deuils, des pertes, des abandons, des enfances destructurées, des fratries haineuses, des amours impossibles, des déchirures, des divorces, des dépendances, des stérilités, des bébés non désirés, des pères illégitimes, etc. surgissent ; des non-dits, de la violence, de la destructivité… une culpabilité inconsciente insondable ! L’irruption du cancer du sein dans leur vie est souvent vue par les femmes comme une “alerte”, signant une faille, une déroute, un fonctionnement psychique bancal. Dans ce moment de crise, une question simple taraude les patientes : “Qui suis-je pour avoir mérité ça ?”. Il a parfois fallu ce manque visible sur le corps pour les amener à se questionner sur leur identité, leur identité sexuée aussi. C’est le moment, pour certaines femmes, d’aller voir “de l’autre côté du miroir”. A un premier mouvement cathartique d’évacuation, qui a pour bénéfice immédiat un réel soulagement, succède souvent, avec le temps, un travail plus en finesse et en profondeur faisant émerger une pensée préconsciente. Premier mouvement qui amène parfois à une demande de prise en charge analytique.

Recherche de sens

Au fur et à mesure de la dynamique de reconstruction, la recherche de sens prend un caractère d’urgence et de nécessité. “Est-ce que vous croyez que je me suis fabriquée mon cancer ?”, ou encore “on n’a pas un cancer du sein pour rien !” sont des phrases couramment entendues qui accréditent l’idée que, pour certaines patientes, ce cancer du sein pourrait ne pas être que le fruit du hasard. Depuis qu’elles ont assisté impuissantes au processus destructeur de la maladie, elles s’excusent (s’accusent) souvent de l’engrenage d’une vie assaillie par un quotidien dévorant, derrière lequel elles s’effaçaient. Ces femmes sont ainsi amenées à questionner, en-deça de leur réalité concrète actuelle, des événements de leur histoire qui peut remonter jusqu’aux temps les plus reculés de celle-ci.

Deuil du sein perdu

Faire le deuil du sein perdu est obligatoire pour accepter le sein reconstruit. La perte sera moins douloureuse lorsqu’elle aura été pensée, ainsi que l’exprimait Mme J., capable de se remémorer avec émotion le plaisir que ses seins lui avaient procuré. Objets d’admiration et d’envie dès leur apparition, de plaisirs secrets dans sa vie plus intime, ils avaient aussi généreusement allaité ses deux jeunes enfants. Parler de ce bonheur passé était un réconfort pour cette femme, une sorte de ré-appropriation qui lui permettait sans doute un début de deuil. Un deuil bien insuffisant cependant, comme le montrera le suivi thérapeutique mis en place ultérieurement en raison de ses difficultés à accepter son sein refait. Le traitement analytique permettra à la patiente de mettre en lumière une emprise maternelle envahissante, et de faire des liens entre une certaine destructivité de sa pensée et la destruction de son sein.

Deuil et reconstruction

Certaines femmes ne parviennent pas à être satisfaites de leur reconstruction, elles s’attendaient à autre chose, elles ne savent pas à quoi. A l’évidence, quelque chose n’est pas correctement métabolisé dans leur organisation psychosomatique. L’hypothèse est que le deuil de leur sein n’a pas été fait.

Le cas de Mme D. est assez parlant. C’est à la vue de la “belle poitrine reconstruite” d’une amie que son désir de reconstruction a pu émerger, six ans après l’ablation de son sein. La veille de l’opération de reconstruction, Mme D. a été cependant saisie d’un syndrome anxieux ; elle redoutait que ne soit ravivée la douleur psychique aiguë ressentie au moment de l’ablation, six ans auparavant. Depuis la mise en place de la prothèse, et bien que celle-ci ait redonné une belle apparence à son buste féminin, (elle en convient), elle se plaint de douleurs intenses dont le chirurgien ne comprend pas l’origine. Regrettant déjà sa démarche, elle serait prête à demander le retrait de cette prothèse, ce “corps étranger” introduit dans son corps et depuis, source de souffrance.

Les entretiens vont apporter quelque lumière : au moment de l’ablation de son sein, elle ressent celle-ci comme une honte et décide d’en “cacher” la nature à son fils unique, alors âgé de 12 ans, s’appuyant, me dit-elle, sur les dires de son médecin qui, parlant de son fils, avait affirmé : “à son âge, il vaut mieux ne rien lui dire, ça arrêterait sa formation !”. Après l’ablation et depuis lors, elle “se cache” de son fils, se sentant toujours coupable. Lui parler est devenu tabou. Une gêne embarrassante a remplacé, lui semble-t-il, la relation affectueuse qu’elle avait avec lui avant son cancer du sein. Ainsi ce lien singulier avec son fils a-t-il été perdu (ou du moins entrâvé) en même temps que son sein. Plus encore que de son sein, c’est de ce lien mère/fils altéré dont elle n’a pu faire le deuil. Une souffrance interne est restée à vif, fixée à ce moment de l’ablation, six ans en arrière. Son fils a 18 ans aujourd’hui, un désir d’émancipation légitime et un comportement de mise à distance de sa mère, ce qui va exactement à l’encontre du désir inconscient de Mme D. qui ne rêve que de retrouvailles avec lui. C’est à ce moment où l’objet (son fils) s’éloigne d’elle, et dans un désir d’identification à sa jolie amie, que Mme D. se tourne vers la chirurgie réparatrice, espérant du regain narcissique opéré par celle-ci le rapprochement tant désiré avec son fils.

Ainsi l’espoir illusoire “caché” derrière cette demande de mise en place de prothèse, dépassait-il largement, on le voit, l’objectif manifeste de retrouver une forme féminine. Cet espoir était infiltré d’une charge affective aux lourdes résonances oedipiennes : troisième enfant d’une fratrie de filles, attendue comme un garçon, Mme D, en naissant de sexe féminin, avait infligé une cuisante déception à son père. Une enfance dominée par le secret, la peur, les chachotteries, le père “se cachant” de ses filles, les filles “se cachant” de leur père, ayant engendré une insondable culpabilité. Nul doute que cette culpabilité œuvrait inconsciemment pour Mme D. comme un frein à la satisfaction légitime d’avoir retrouvé un corps de femme. Comme si cette cicatrice concave qui lui barrait le sein était venue signer sur son corps une féminité déprimante et déprimée. Ce qui met ici en exergue la valeur expiatoire que peut prendre l’ablation du sein, secrètement perçue par certaines femmes comme une punition inéluctable, capable de soulager leur “besoin de souffrance” et ouvrant sur la problématique du masochisme.

Les entretiens mettront en évidence d’autres éléments ayant pu participer de cette difficulté à accepter la prothèse de reconstruction ; notamment que ce “corps étranger”, introduit dans sa poitrine, la renvoyait à des représentations dérangeantes sur la sexualité, fantasmée depuis toujours sur un mode sadique, informée de la chose par une sœur aînée qui n’avait pas lésiné sur la mise en mots d’une scène primitive particulièrement sanglante. Peu à peu, Mme D. put prendre la mesure de sa souffrance. Un début de dialogue put être renoué avec son fils, elle retrouva plus d’allant, les douleurs se firent moins fortes, il ne fut pas nécessaire de retirer la prothèse. A quelques mois de distance, Mme D. commença à faire sien son sein reconstruit, et à retrouver le plaisir d’être.

Angoisses archaïques

Mais en deça des problèmes de filiation et d’identification, tels qu’ils figurent dans le cas de Mme D., apparaissent souvent, dans le discours des patientes en cours de reconstruction du sein, des fragilités narcissiques amenant à interroger le tout premier lien objectal. Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler schématiquement les premiers pas du développement psycho-sexuel des femmes. Après la première expérience de l’allaitement dans la symbiose mère/sein, dès lors qu’il y a reconnaissance de l’altérité, la petite fille saisit l’importance de ces attributs féminins qui, une fois devenus siens à la puberté, lui permettront “idéalement” de s’identifier à sa mère et de se forger une organisation oedipienne satisfaisante. Pour cette femme aujourd’hui atteinte du cancer du sein, qu’en a-t-il été ? Comment s’est-elle représentée le sein ? Le moi sein, le moi corps, le moi peau questionnent inévitablement ce qui a pu être ou ne pas être de cette première relation mère/bébé. Comment le bébé fille d’autrefois, femme aujourd’hui atteinte d’un cancer du sein, a-t-il été accepté, porté, soigné par sa mère ? Ses premiers liens objectaux ont-t-ils permis à la petite fille de s’identifier ? Qu’en a-t-il été de l’ambivalence maternelle ? Lui tardait-il de devenir femme, ou au contraire le redoutait-elle ?

Mauvais sein et objet interne

Si la plupart des femmes réagissent par une angoisse d’amputation majeure face à la mutilation que constitue l’ablation de leur sein, d’autres y voient une opération de sauvetage, “la porte ouverte vers la guérison”. Lorsque “le ver est dans le fruit”, semblent indiquer ces patientes, il y a urgence à extirper ce mal, à retirer de soi ce “mauvais sein”, ce sein anal et à le mettre “à la poubelle”, “c’est bien cela qu’on en fait, n’est-ce pas ?” m’avait demandé une patiente.

Depuis l’annonce de son cancer du sein, Mme H. faisait toutes les nuits le cauchemar récurrent qu’elle était dans le “trou”, que les gens lui jetaient de la terre comme pour l’ensevelir et qu’elle s’égosillait : “Vous vous trompez, vous croyez que je suis morte, mais je suis bien vivante…” toutes les nuits jusqu’à l’ablation de ce “mauvais sein”, ce sein anal, ce sein mort. Après l’ablation, ce fut l’accalmie… provisoirement. Elle se sentait (enfin !) comme libérée par l’extraction de son corps de quelque chose de mauvais en elle symbolisé par ce “mauvais sein”. Signant son origine méditerranéenne, Mme X. se référait à son sein malade comme à une “figue séchée, desséchée, ratatinée, avec un bout tout noir”, au point qu’elle n’avait de cesse que de le voir retiré. Mme X, nourrice dans l’âme, dont la mère était une “poule pondeuse qui faisait son œuf tous les neuf mois”, était née après trois enfants morts en bas âge dont celui qui avait précédé sa naissance était un petit garçon. Pour Mme X qui ne rêvait que d’enfant au sein, point de grossesse, point d’allaitement, point de maternité, mais une tumeur cancéreuse infiltrée dans les canaux lactiques ! habituée à se résigner, avec l’excuse du destin, elle pensait qu’un mauvais sort, rebelle à son désir d’enfant, s’était acharné sur elle…

Déni et pulsion de mort

Anticipant secrètement l’annonce d’un cancer du sein et dans la crainte de l’effondrement que cette annonce ne manquerait pas de provoquer en elles, certaines femmes “oublient” de consulter jusqu’à ce que l’explosion hémorragique de leur sein les y oblige. Différer plus longtemps l’annonce n’est alors plus possible, mais avoir ainsi retardé le diagnostic, dans un fonctionnement de déni absolu, a accru le risque létal. Dans ces cas, heureusement rares, ce déni de corps souffrant (un sein qui “explose” a généré de longue date des douleurs considérables), amène à s’interroger sur le clivage et la pulsion de mort activement à l’œuvre, quoique de manière souterraine, dans ce type de fonctionnement psychique.

Fonctionnement de déni

Je rencontre Mme B. à l’occasion du premier temps de reconstruction. Elle a subi l’ablation d’un de ses seins à trente ans, “l’âge où on pense à se marier et à faire des enfants”, me dit-elle. Elle avait de beaux seins et en était fière. Le choc a été rude mais elle a fait comme si de rien n’était, redoublant d’activité dans le but avoué de s’étourdir pour ne pas penser. Au cours de l’entretien, elle reste interdite. Plus aucun souvenir de sa puberté. Elle se rappelle son torse plat de petite fille. Elle revoit aussi son buste de femme muni d’une belle poitrine, comme si c’était venu du jour au lendemain. Mais entre ces deux images, plus rien. Un laps de temps semble avoir disparu de sa mémoire. Un seul souvenir pourtant, comme un blanc massif dans cet entre-deux, le divorce de ses parents, mais elle avait fait me dit-elle comme si de rien n’était. Du jour au lendemain, elle a perdu un sein et sa défense a consisté à faire comme si de rien n’était… ou presque. Elle n’a jusqu’à présent jamais cessé de travailler. Mais aujourd’hui, elle éprouve le besoin d’un temps d’arrêt, d’une sorte de retraite. Il lui a fallu en passer par ce cancer et ce début de reconstruction pour commencer à ouvrir les yeux et remettre ses choix de vie en question. Elle s’interroge : son hyperactivité n’était-elle pas autre chose qu’une fuite en avant n’ayant d’autre but véritable que celui de faire perdurer son aveuglement ? Ses choix, qu’elle croyait siens, n’ont-ils été faits que dans une mouvance de “rébellion” adolescente et dans un besoin d’opposition pour se sentir exister ? Cette rupture provoquée par le cancer l’oblige maintenant à prendre du recul et l’amène à reconnaître la nécessité d’un travail psychique pour l’aider à se reconstruire de manière plus globale.

Reconstruction et renaissance

Les différentes étapes de la reconstruction permettent peu à peu d’oublier, et l’obnubilation de la maladie laisse progressivement place à une sérénité retrouvée. Grâce aux échanges, aux rencontres, aux découvertes directement liées à leur maladie, les patientes ont généralement retrouvé plus de tonus vital, facilité aussi par la mise en mots et en pensée dans l’échange thérapeutique lorsqu’il a eu lieu. Après avoir compris la richesse des ressources à puiser dans leur vie psychique, certaines femmes s’engagent dans un travail plus profond qui permet parfois de mettre un peu de lumière et d’ordre là où il n’y avait qu’obscurité et désordre.

La fin de la reconstruction est le point d’achèvement de cette aventure longue et difficile, de cette course contre le temps, contre la maladie, pour la vie. La transformation psychique opérée est souvent revendiquée après coup par les patientes comme un mieux être par rapport au passé, qui facilite leur acceptation d’être devenue différente. Lorsque le remaniement psychique et la reconstruction chirurgicale sont en adéquation, la femme peut accepter cette nouvelle forme féminine reconstruite et se l’approprier comme une partie d’elle-même. Les imperfections et les traces cicatricielles peuvent même être ressenties avec fierté, par certaines femmes, comme des signes sur leur corps de leur pugnacité à combattre le mal qui les habitait. Cette traversée de la reconstruction du sein pourra ainsi être vue, rétrospectivement, comme un voyage initiatique vers la vie, ayant permis une sorte de re-naissance, de re-création de soi.

Mais, fallait-il en passer par un cancer du sein pour découvrir, ou redécouvrir, l’existence de la vie psychique ? Fallait-il payer ce prix ? Quoiqu’il en soit, que ce cancer du sein ait pu avoir cette fonction d’éveil, semble fournir à beaucoup de femmes une sorte de soulagement face à la question du sens à donner à cette maladie. Cette audace de penser le paradoxe est peut-être ce qu’elles auront gagné de plus précieux dans cette aventure. Avoir pu transformer cet événement douloureux en quelque chose de dynamique et de créatif, est une source réelle de satisfaction, un gain narcissique indiscutable. “C’est une drôle d’aventure la reconstruction, on ressort plus fort de l’épreuve” me disait Mme O. dont le violon d’Ingres était la peinture. Comme elle, ses tableaux avaient pris une nouvelle tournure, une sorte d’envolée, une échappée vers la liberté. Ils représentaient des fenêtres et des portes ouvertes, alors qu’avant tout était fermé.