En temps de guerre
Éditorial

En temps de guerre

Article publié le 17 mars 2022

Que pèse un éditorial en temps de guerre ? Pas la nôtre mais si proche que nous la faisons, que nous la savons nôtre.

Son poids de mots ? Ou seulement son poids de papier, soit rien…

Que pèse la proclamation de l’appui, du repli sur la culture, la civilisation, le Kulturarbeit si cher à Freud et qui  est si nécessaire , si consubstantiel à notre travail ?

Que vaut le rappel, incantatoire,  de la préeminence, à toujours maintenir, de la pensée élaborative sur le déchaînement de la destructivité ? Rappel pertinent quant à la dimension individuelle. Avec son pendant dans la dimension collective :  la nécessité, ici  face à la version militaire, méthodique et organisée de la destructivité, du dialogue et du compromis (diplomatique) .

Que vaut le rappel de la primauté du droit sur la force ?

Quelle audience pour le rappel de l’exigence de vérité, de la parole authentique quand la propagande falsificatrice et omniprésente sature l’espace de communication et quand les médias les plus honnêtes sont pris, à les dénoncer en continu, dans les rets des mensonges les plus éhontés et qu’ils apparaissent à beaucoup, à leur tour comme des armes partisanes ?

Comment les psys,  individuellement et  collectivement, peuvent-ils se contenter de rappeler  que leur combat est pacifique, contre les désordres de la pathologie mentale, contre la souffrance psychique, contre les effets délétères des carences, somatiques, affectives, éducatives, ou même de la violence sociale etc. sans se sentir en total porte à faux face à une réalité dévastatrice qui les dépasse ?

Quand d’autres, célèbres ou anonymes, sont déterminés à prendre les armes, à combattre au risque de leur intégrité physique, de leur liberté, de leur vie… Faisant le choix de la violence, assumée, pour se défendre contre la violence qui leur est faite.

Spectateurs touchés et inquiets, sans jouer les grandes âmes, nous devons rester  humbles et ne pas commenter ni le malheur, ni le courage.


Combien d’entre nous, hommes et peut être bien femmes aussi, n’ont à traiter de cette question que dans le champ imaginaire, en faisant jouir en eux l’infantile pervers (des adultes donc) par exemple en s’adonnant aux jeux de guerre vidéo   au succès universel, qui permettent de massacrer sans risques et sans limites, dans l’impunité et l’innocence du jeu ? Ou bien en lisant des romans, policiers  ou pas, qui souvent exposent et détaillent les pires crimes. Ainsi s’exprime dans la scénarisation sado-masochique et la figuration de la violence sans limites, la part de destructivité de chacun de nous.

« Au nombre des caractères psychologiques de la culture, il en est deux qui apparaissent comme les plus importants : l’affermissement de l’intellect, qui tend à maitriser la vie instinctive, et la réversion intérieure du penchant agressif, avec toutes ses conséquences favorables et dangereuses ». « Nous avons même commis l’hérésie d’expliquer l’origine de notre conscience par un de ces revirements de l’agressivité vers le dedans ».

Ainsi  Freud, lucide et désabusé ( « on ferait œuvre inutile à prétendre supprimer les penchants destructeurs des hommes »), répond-il à Albert Einstein, dans Pourquoi la guerre ? Il situe bien son propos sur les paradoxes de la culture (« D’aucuns préfèrent, je le sais , user ici du terme de civilisation ») qui canalise les pulsions sexuelles et de  destruction, comme relevant d’une théorisation : «  Ce n’est en somme, vous le voyez , que la transposition théorique de l’antagonisme universellement connu de l’amour et de la haine(…) »). Mais cette théorisation s’appuie sur une connaissance de l’histoire et sur une investigation clinique d’une exceptionnelle perspicacité qui démontre la nécessaire et inévitable intrication des pulsions. Aussi les circonstances, politiques, sociales, naturelles, peuvent-elles faire voler en éclats ce fragile équilibre, tissu qui se déchire plutôt que vernis qui se fendille, pour rester dans la métaphore. La faim déclenche l’émeute.

Mais Freud ne désespère pas : « L’État idéal résiderait naturellement dans une communauté d’hommes ayant assujetti leur vie instinctive à la dictature de la raison. Rien ne pourrait créer une union aussi parfaite et aussi résistante entre les hommes, même s’ils devaient pour autant renoncer aux liens de sentiment les uns vis-à-vis des autres. Mais il y a toute chance que ce soit là un espoir utopique » !  Cette vision que ne désavouerait pas Robespierre, on peut douter que Freud en souhaite vraiment la réalisation car il en indique le prix, inacceptable : une déshumanisation des relations entre individus !

Il ajoute et à cela il semble croire davantage : «  On devrait s’employer, mieux qu’on ne l’a fait jusqu’ici, à former une catégorie supérieure de penseurs indépendants, d’hommes inaccessibles à l’intimidation et adonnés à la recherche du vrai, qui assumeraient la direction des masses dépourvues d’initiative ». On ne saurait souscrire à cet appel à la déresponsabilisation des citoyens et plutôt se souvenir que de tels hommes et femmes existent mais que leur voix n’est souvent entendue qu’après bien du temps et bien des malheurs car ils ne sont pas gens de pouvoir. Car l’exercice du pouvoir implique que pour faire respecter le droit, le recours à la force est aussi nécessaire, Freud le rappelle clairement dans ce texte.

Un exemple remarquable, celui de Sébastien Castellion, l’opposant de l’impitoyable dictateur Calvin,  décrit par Stefan Zweig dans  Conscience contre Violence, avec une justesse bouleversante. Castellion , c’est l’apôtre de la tolérance plutôt que de la raison.

Restons ancrés dans la culture de notre pays avec Rabelais, contemporain de Castellion. Une fois décrites les horreurs des guerres picrocholines, qui sont tout sauf un épisode comique,  jaillit dans Gargantua ce  cri du cœur, qui nous saisit, que l’on soit croyant ou pas et que l’on peut faire nôtre: « Où est foy ? Où est loy ? Où est raison ? Où est humanité ? Où est crainte de Dieu ? »