Introduction
Faisant suite à un appel à projet publié par le département Éducation de la Cité de la musique-Philharmonie de Paris en décembre 2022, cette étude portée par le Centre de recherche psychanalyse, médecine et société (CRPMS) de l’Université Paris Cité¹ de janvier 2023 à juin 2024 s’est attachée à mieux comprendre l’impact du projet « Exister avec la Voix Ensemble » (EVE), une pratique collective du chant choral², dans le développement psychologique de l’adolescent, dans son processus de subjectivation et dans l’épanouissement de sa scolarité.
Une première recherche en sciences cognitives a montré un effet positif du projet EVE chez des enfants d’âge primaire, sur le développement des habiletés sociales ainsi que sur certaines capacités langagières (Aimé et al., 2021). Dans le domaine des sciences de l’éducation, des recherches portant sur les adolescents ont montré l’intérêt du chant choral dans la construction de l’identité sexuée des jeunes, sur l’image de soi (Elloriaga, 2011 ; Monks, 2003 ; Parker, 2018), le développement des capacités vocales (Siupsinskiene & Lycke, 2011) ainsi que dans l’accompagnement de la mue vocale chez le garçon et la fille (Freer, 2015 ; Sweet, 2018). Ces études rejoignent les hypothèses faites par des psychologues cliniciens à partir de leur pratique de chant choral auprès d’adolescents en unité psychiatrique (Castarède, 2008 ; Ferveur, 2023).
L’appropriation subjective de la mue vocale est l’un des processus clefs propres à l’adolescence (Brault, 2021 ; Marty, 1996). À l’adolescence, un travail de la mue est exigé, c’est-à-dire que les transformations de la voix se doivent d’être psychiquement traitées afin d’éviter le développement d’un trouble aux conséquences psycho-relationnelles dramatiques. Alors, qu’est-ce qu’un projet pédagogique comme EVE, reposant sur une approche résolument psychocorporelle de la pratique du chant choral, peut soutenir dans les processus de changements intrapsychiques et groupaux caractéristiques de la population adolescente ?
Notre équipe de recherche a ainsi analysé les effets psychologiques du projet EVE auprès d’adolescents de 11 à 15 ans dans un contexte scolaire selon trois dimensions : la qualité de l’estime de soi et des compétences orales (H1) ; l’accompagnement et l’intégration de la mue vocale (H2) ; la nature et la qualité des changements des processus intrapsychiques adolescents comme la représentation de soi, celle du corps, des affects, de la relation à l’autre (H3).
Méthodologie

Les détails de la méthodologie et du déroulement de la recherche sont à retrouver pages 10 à 24 du rapport de recherche.
En bref, pour les compétences orales nous avons évalué la lecture à haute voix des élèves participant à EVE et comparé à un groupe contrôle. Cette évaluation a été réalisée à trois reprises : au début du projet ; en milieu de projet, environ 10 mois après sa mise en place ; à la fin du projet EVE. Concernant l’intégration de la mue vocale nous avons organisé des groupes de parole complétés par une technique issue de la recherche en musicothérapie : la communication sonore. Nous avons reçu ces groupes à deux reprises : au début et à la fin du projet EVE. Enfin, pour l’évaluation des potentialités de changement au sein du processus adolescent, nous avons fait passer des épreuves projectives (Rorschach et TAT) à 11 adolescents en début de projet EVE et un re-test à la fin du projet.
Résultats
Hypothèse 1 sur l’estime de soi et les compétences orales
• Estime de soi :
Notre étude montre que le projet EVE n’a pas eu d’effet significatif entre le premier et le dernier temps de passation. Cependant, les résultats suggèrent que le projet EVE semble favoriser une estime de soi plus homogène au sein du groupe, avec moins d’élèves présentant de scores faibles qu’au sein du groupe témoin, favorisant ainsi un équilibre individuel, mais également groupal.
• Compétences orales :
Notre étude montre un effet positif significatif sur les compétences orales. On observe dès le premier temps de passation des compétences orales plus élevées chez les élèves EVE. Il existe probablement un effet anticipatoire du projet sur les compétences orales, c’est-à-dire que le simple fait de savoir que l’on participe au projet EVE a un impact positif sur les compétences orales. Ces résultats plus élevés se maintiennent tout au long de l’étude.
Hypothèse 2 sur l’accompagnement et l’intégration de la mue vocale
L’analyse des groupes confirme que le chant choral est un moyen d’endiguer le trouble causé par la mue. Au premier temps, la confrontation des adolescents avec les changements de leur voix et celle des autres les inquiète voire les angoisses (une forme d’altération de soi vécue comme angoissante).
Dans un groupe, les garçons pointent la voix d’une des filles du groupe, plus grave que la leur. « Ce sont les hormones qui travaillent » explique l’un des membres du groupe à propos de cette voix troublante. Cette jeune fille exprime sa peur qu’on l’entende trop dans le groupe si elle chante à cause de sa « grosse voix » ; « au téléphone on me confond avec un garçon » ajoute-t-elle. Un garçon force le grave de sa voix pour dire que lui aussi, tout comme un autre garçon du groupe et comme la fille, « en a une ». Il est immédiatement raillé par les membres du groupe et précise : « je n’ai pas mué, j’ai la même voix depuis que j’ai 8 ans ». Une conversation s’installe dans le groupe pour savoir qui a mué dans la classe et si les voix sont suffisamment belles pour chanter. Une jeune fille poursuit : « ma tante me confond encore avec mon frère [qui n’a pas mué] au téléphone ». « Si on a la même voix ça veut dire on ne sait pas si on est une fille ou un garçon » associe une autre fille du groupe. « Regarde en bas, tu vas le savoir ! » rétorque un garçon.
Ils essayent également d’imiter la voix « très aiguë » et « inhabituelle » de la cheffe de chœur (les deux groupes ayant fait le premier cours avec EVE en parleront à T1). Les associations à connotation sexuelle fusent : « ce sont des cris de jouissance », « des cris d’animaux qui… », « arrête tes jouissements » dit un garçon à son voisin.
Dans le second temps, après l’expérience du projet EVE, les adolescents semblent plus sensibles et acceptent davantage les modifications vocales des autres, et, par extension, celles de leur propre voix (à l’altérité de la voix de l’autre et par extension avec l’autre en soi).
Lors du temps de communication sonore, la jeune fille à la voix grave troublante rit pendant une improvisation. Son rire est remarqué et les autres membres du groupe lui demandent si elle peut chanter pour la prochaine improvisation car elle a une très belle voix – ce qu’ils savent bien car ils l’entendent chanter chaque semaine. Cette dernière ne chantera finalement pas, ayant « trop honte pour chanter devant tout le monde ». Mais ce changement d’attitude du groupe vis-à-vis de l’instrument voix nous semble extrêmement important à relever car témoignant clairement d’un effet du projet EVE.
Mêler sa voix à celles des autres est pour les jeunes adolescents une excellente expérience. Les ateliers de chant choral permettent une écoute, une appréhension tout à fait différente de leur voix et celles des autres. On pourrait dire que la voix se musicalise tant pour l’émetteur que pour l’auditeur.
L’analyse des communications sonores permet de penser que le projet EVE contribue aux capacités d’écoute des adolescents : une écoute plus sensible aux différentes nuances du sonore (des voix féminines, des improvisations sonores) ; une écoute plus fine et mieux ajustée de soi et des autres offrant une dynamique groupale plus accentuée dans les improvisations et dans l’organisation de l’espace sonore. Ces nouvelles qualités d’écoute développées par les trois sous-groupes à T2 peuvent être qualifiées de compétences spécifiquement « musicales », dans le sens où elles touchent à la façon d’écouter, d’entendre, de rythmer et de s’accorder.
Hypothèse 3 sur les processus de changement intrapsychique à l’adolescence
Le premier résultat de cette hypothèse confirme l’extrême diversité et hétérogénéité dans la façon de fonctionner et les différentes conduites psychiques des adolescents. Pour cela, le repérage de tendances communes chez tous les participants est d’autant plus significatif que nombreux sont les indicateurs qui évoluent différemment entre les adolescents.
Les résultats quantitatifs issus des cotations des épreuves projectives montrent qu’au Rorschach la capacité des adolescents à déployer des mouvements créatifs en tenant compte du contenu perceptif, en le transformant et l’animant à l’aide de leur imagination, évolue favorablement entre le début et la fin de la recherche. Au TAT, les résultats quantitatifs montrent que la capacité des adolescents à contourner et à contenir le conflit qu’on leur propose de traiter en tenant compte de sa résonance symbolique, évolue également favorablement entre les deux temps. Le fait de pouvoir mieux utiliser ces deux stratégies psychiques élaborées et de les alterner en fonction du test atteste d’une souplesse psychique et de la qualité des processus de changement.
Ainsi, les résultats de cette recherche ont-ils permis de dégager des processus psychiques dont l’évolution paraît globalement favorable (cette étude permettra l’établissement d’une grille des processus de changement beaucoup plus précise pour la population adolescente). Typiquement, nous observons une meilleure image du corps (identité) et des représentations humaines et animales plus intègres (identifications) :
Par exemple³, une jeune fille dit au test pour la planche II du Rorschach : « On dirait un squelette vers le coccyx. » ; et au re-test : « Je vois deux personnes qui dansent. Soit qui se tiennent la main soit qui font un check. »
Nous observons également une diminution des préoccupations corporelles ainsi que moins de recours à l’agir au profit d’une meilleure symbolisation et capacité de mise en récit sollicitant les représentations relationnelles et émotionnelles.
À partir de la planche 7GF du TAT, une autre jeune fille raconte au test : « C’est une maman qui laisse son bébé à sa fille, sa fille qui a des bras très costauds. Les images viennent d’un film ? Ils sont vachement plus grands ses bras, ils sont très grands » ; et au re-test : « C’est une mère et une fille. La mère lit un livre tandis que la fille aide sa mère en se pressant, en s’occupant de son bébé. Pour l’aider à faire une pause, qu’elle soit moins occupée ».
Conclusion
L’étude du projet EVE et de la façon dont il s’insère dans la vie scolaire, collective et subjective des adolescents a dégagé des résultats très prometteurs. Ceux-ci impliquent le nécessaire débat à commencer pour accorder une place au chant choral dans les pratiques pédagogiques au collège – d’autant plus que l’expression orale constitue une épreuve clef du brevet des collèges.
Au-delà de son intérêt pédagogique pour les compétences scolaires, c’est le bien-être corporel et psychique des adolescents dans leur scolarité qui peut être soutenu et favorisé par les pratiques artistiques comme le projet EVE. Ainsi, les résultats de cette recherche indiquent que le projet EVE peut favoriser l’épanouissement individuel et relationnel des adolescents à l’école. Ils ont un intérêt politico-éducatif majeur au regard des problématiques scolaires des collégiens : décrochage, refus scolaire anxieux, harcèlement. Il importe de souligner que l’entrée au collège constitue une période à risque de décrochage dans la mesure où elle implique une nouvelle expérience scolaire nécessitant une adaptation, sur fond d’appréhension de l’avènement de la puberté ayant pour conséquences des transformations corporelles et psychiques importantes. Des projets pédagogiques comme EVE offrent la possibilité aux élèves d’exprimer et de travailler spécifiquement sur ces transformations corporelles et vocales qui peuvent être sources de difficultés.
La proposition d’un travail sur la voix et sa concrétisation, en particulier en milieu scolaire, offre aux adolescents une opportunité révélatrice dont il importe d’évaluer les facettes contrastées. Car il ne s’agit pas d’un enseignement comme un autre : le projet mobilise chez les adolescents un processus sujet à un risque de désorganisation qui, précisément, peut être canalisée par ce que le projet lui-même contient. On observe assez clairement que le travail sur la voix trouble les jeunes adolescents car il met en exergue les changements que la voix subit et les enjeux qui leur sont associés. Par le travail proposé sur la voix, le dispositif EVE offre un lieu d’accueil à la pulsionnalité adolescente autrement au potentiel désorganisant, car le vécu d’effraction de la puberté qui s’exprime particulièrement par la voix est transféré dans ce dispositif. D’ailleurs, des études scientifiques indiquent que l’interruption de l’activité de chant à l’école survient, en tout cas chez les garçons, lorsque leurs voix muent (Freer, 2015). Il est nécessaire de bien saisir la dynamique féconde mise en jeu par le dispositif EVE : le dispositif, particulièrement en milieu scolaire, propose une opportunité de transformer le trouble qu’il sollicite. Ainsi, EVE soutient-il le travail d’appropriation des effets psychiques de transformations corporelles et plus précisément de la mue de la voix.
Bibliographie
• Brault, A., 2021. « La voix génitale », Revue française de psychanalyse, vol. 85.
• Castarède, M.-F., 2008. « Chant individuel et chant choral », La revue française de musicothérapie, vol. 28 (1).
• Elorriaga, A., 2011. “The construction of male gender identity through choir singing at a Spanish secondary school”, International Journal of Music Education, 29(4).
• Ferveur, C., 2023. « Voix off : transformations et appropriation de la voix à l’adolescence », in A. Périer (dir.), États du corps à l’adolescence, Toulouse, Érès.
• Freer, P. K., 2015. “Perspectives of European boys about their voice change and school choral singing : Developing the possible selves of adolescent male singers”, British Journal of Music Education, vol. 32(1).
• Lecourt, E., 2007. La Musicothérapie analytique de groupe, Courlay, Fuzeau.
• Marty, F., 1996. « Le travail de la mue », Adolescence, vol. 14 (2).
• Monks, S., 2003. “Adolescent singers and perceptions of vocal identity”, British Journal of Music Education, vol. 20(3).
• Parker, E. C., 2018. “A grounded theory of adolescent high school women’s choir singers’ process of social identity development”, Journal of Research in Music Education, 65(4), 439 460.
• Siupsinskiene, N., Lycke, H., 2011. “Effects of Vocal Training on Singing and Speaking Voice Characteristics in Vocally Healthy Adults and Children Based on Choral and Nonchoral Data”, Journal of Voice, vol. 25(4).
• Sweet, B., 2018. “Voice change and singing experiences of adolescent females”, Journal of Research in Music Education, vol. 66(2).