INTRODUCTION
Les maladies inflammatoires chroniques intestinales (MICI) : maladie de Crohn et rectocolite hémorragique (RCH), surviennent le plus souvent chez des adolescents ou des adultes jeunes. Elles exposent les patients à des symptômes et des traitements qui peuvent bouleverser leur parcours biographique. La demande de soins psychiques éclot tant au fil du suivi ambulatoire qu’à l’occasion de séjours hospitaliers imposés par les épisodes aigus ou par les interventions chirurgicales. Dans le meilleur des cas, un psychologue est engagé dans les deux contextes et peut incarner la continuité dans un parcours jalonné de fractures traumatiques : diagnostic, hospitalisations, traitements variablement efficaces et tolérés, opérations.
Les observations qui suivent sont issues d’une pratique de vingt ans au cours de laquelle j’ai progressivement abandonné mon rôle de gastroentérologue hospitalier puis libéral spécialisé, pour une pratique de psychothérapie psychanalytique libérale, ponctuellement en lien avec l’hôpital.
SYMPTÔMES PSYCHIQUES EN GÉNÉRAL CHEZ LES PATIENTS AVEC MICI
Déplacement, déni
Très souvent, la souffrance psychique n’est reconnue ni par le patient ni par son médecin, et s’exprime de manière détournée, dans la relation thérapeutique médicale. L’inobservance, le refus des médicaments, la négociation des doses, les intolérances médicamenteuses innombrables et les rendez-vous manqués, montrent alors comment le patient déplace inconsciemment la souffrance et la révolte infligées par la maladie, sur le somaticien et les vecteurs de sa prise en charge.
Souvent envahi par ses contre-attitudes, le gastroentérologue tarde à demander au psychologue, pour son patient… ou pour lui-même, l’aide psychique qui permettra d’identifier et de perlaborer les processus inconscients qui parasitent la relation.
Troubles fonctionnels digestifs et MICI
Après que l’inflammation tissulaire active est mise en rémission par le traitement médical, un quart des patients au moins continuent à présenter des symptômes corporels : douleurs, diarrhée, irrégularité digestive, ballonnements (Fairbrass, Costantino, Gracie, & Ford, 2020). Il s’agit de troubles fonctionnels digestifs (TFD), c’est-à-dire de symptômes sans lésion. Les TFD peuvent préexister, mais parfois ils apparaissent après la première poussée de la MICI, dont ils miment les manifestations.
Ce phénomène que certains patients interprètent comme une « mémoire du corps », reste en partie inexpliqué et pourrait avoir une origine purement tissulaire, « non psychique ». Il est modulé par des facteurs psychiques qui peuvent engager divers niveaux de symbolisation, en particulier : une forme de conversion, l’intégration dans un syndrome phobique, ou une manifestation répétitive traumatique et peu symbolisée (de Saussure, 2021).
La situation une fois clarifiée avec le gastroentérologue qui expliquera clairement la contribution fonctionnelle des symptômes digestifs, le psychologue pourra, tout en gardant à l’horizon la dimension corporelle de la souffrance, investiguer les affects et représentations sous-jacents, et la manière dont les symptômes sont engagés dans la relation. L’arrière-plan représentationnel des TFD associés aux MICI comprend souvent les éléments suivants :
- Dans le registre conversionnel, les symptômes expriment symboliquement une conflictualité inconsciente, axée autour de la procréation, de la castration ou des vicissitudes du corps érotique en général ;
- La dysfonction digestive sert de « paravent défensif » à des symptômes sexologiques pour lesquels la demande d’aide reste en souffrance ;
- Dans ce domaine traumatique, il faut faire une place à l’effet retardé de prophéties négatives anciennement émises par des médecins. « Quoi qu’il arrive, vous ne guérirez jamais, vous souffrirez toujours » : des paroles qui figurent parfois les rejetons de l’agressivité inconsciente des spécialistes, et qui restent gravées dans l’esprit des patients.
MICI, culpabilité et causalité
La question du « sens » de la MICI est souvent évoquée par les patients. La majorité d’entre eux s’accusent eux-mêmes, ou incriminent des événements de vie récents. Nous reconnaissons là un procédé qui protège la psyché contre l’irruption d’angoisses indicibles : être soumis, si la maladie n’avait « aucun sens », au mieux à une injustice, au pire à une forme d’arbitraire, d’absurdité.
Dans la majorité des cas, la situation est dominée par la culpabilité. Le patient s’attribue la cause de sa maladie. On ne saurait mieux décrire ce processus et la prudence qui s’impose au soignant psychique, que le font Albert Ciccone et Alain Ferrant, au sujet de l’appropriation des traumatismes en général et chez les patients confrontés au cancer :
« On pourra alors voir se déployer (…) un fantasme de culpabilité. (…) On peut dire que plus le sujet est innocent de ce qui lui arrive, et plus, en quelque sorte, le traumatisme est traumatique » (Ciccone, 2014, p.329-330, italiques de l’auteur).
« Le patient (…) recense les deuils et les problèmes rencontrés, et leur confère une place causale. Il arrive parfois que les soignants eux-mêmes engagent les patients sur cette voie (…). Si on impose l’hypothèse d’une causalité affective ou psychique du dehors (…), on fabrique de toutes pièces une nouvelle situation traumatique (…) par forçage représentatif. En revanche si le patient lui-même (…) formule une telle hypothèse, le clinicien ne peut ni la réfuter ni l’entendre comme ayant une quelconque valeur explicative » (Ferrant, 2014, p.41, mes italiques).
LE RÔLE INCONSCIEMMENT DÉVOLU À LA MICI
La clinique actuelle ne permet pas, à mon avis, de reconnaître systématiquement chez nos patients un défaut de mentalisation auquel on pourrait attribuer une valeur causale pour l’apparition de la MICI, dans le contexte conceptuel d’une psychogenèse postulée au sens où l’entendait l’école psychosomatique de Paris (Szwec, 2017). Comme c’est le cas dans différents domaines dont celui des TFD (de Saussure, 2021), il reviendra à la psychanalyse du XXIe siècle de faire dialoguer son référentiel avec celui des neurosciences dans l’approche de la clinique des MICI (Peppas et al., 2021).
Cependant la question de la mentalisation resurgit dans la manière dont la MICI et le bouleversement qu’elle induit, sont inconsciemment empruntés par le sujet comme une passerelle vers un travail de liaison psychique, ou au contraire interposés comme un obstacle. J’illustrerai ces cas de figure par deux situations cliniques.
Cas clinique N° 1 : Daniel
J’ai rencontré Daniel au cours du bref séjour hospitalier pendant lequel sa RCH a été découverte. Il était bouleversé par l’annonce du diagnostic, affolé à la vue du sang qui s’écoulait de son corps, envahi par des représentations effrayantes, et comme menacé d’effondrement. Daniel a sursauté en apprenant, mon statut « d’ancien gastro et de psy », (je l’annonce dans le contexte de mon activité psychosomatique, car je n’ai pas la formation de psychiatre). À ses yeux, la double attribution me rendait providentiel et paradoxalement plus apte, vu mon expérience concrète du corps malade, à recevoir sa demande de soins psychiques. Craignait-il fantasmatiquement qu’un « psy ordinaire » ne soit effrayé, blessé, « détruit » (au sens utilisé par Winnicott) par ses émissions sanglantes, comme s’il s’agissait de charges agressives ?
De mon côté, j’étais plutôt touché et séduit par la richesse de ses productions associatives. Au début de la thérapie, il m’adressait des demandes magiques : que grâce à moi la RCH devienne traitable « sans médicament… ». Par la suite, Daniel a semblé chercher en moi une mère plus « pare-excitante » que la sienne, à qui il pourrait confier son vécu sans que je me fasse comme elle « amplificateur à angoisse », selon ses mots. Occasionnellement émergeait une nostalgie souriante de la fusion, par exemple quand il imaginait un appareil implantable qui informerait son gastroentérologue, en temps réel, de l’état de son côlon.
Daniel explorait tous les « sens » que la maladie prenait pour lui. Parmi bien d’autres productions manifestes, il pouvait voir dans la RCH un signal énigmatique (« Mon corps dit : Daniel, écoute ! »), une singularité qui s’ajoutait entre autres à celle de sa préférence homosexuelle, une injustice qui lui rappelait celles qu’il avait souvent ressenties face à son frère cadet (« Qui n’avait jamais eu d’ennui de santé »), une punition pour sa sexualité, voire une étrange alliée qui l’empêcherait de réaliser les fantasmes sexuels extraconjugaux pour lesquels il se blâmait.
Certains jours, Daniel voyait la RCH comme la conséquence d’une répression : « J’ai été gentil, bien trop gentil… et maintenant, c’est moi qui suis malade. » L’agressivité envahissait les représentations : le sang dans les selles, c’était « comme une scène de crime ». Il évoquait des cascades sanglantes, des mutilations subies : doigts coupés, pied tranché…
Daniel revenait souvent à un traumatisme accidentel vécu dans sa période de latence, et vivait la RCH comme un après-coup qui lui faisait revivre l’effroi désorganisateur qu’il avait alors ressenti.
À ce moment, le travail thérapeutique s’est ralenti, comme si Daniel perdait sa motivation. Quand nous nous approchions du mode particulier de communication qui était le sien avec sa mère, il se faisait dubitatif et silencieux, le fil associatif se rompait. Selon Daniel, elle communiquait avec lui enfant par le langage de l’angoisse. Toujours inquiète de sa santé, elle craignait qu’il n’attrape les maladies qu’elle avait eues, dans un vécu d’indifférenciation corporelle. Il ne gardait aucun souvenir de la naissance de son frère, ce puîné à qui il vouait une animosité tenace à l’âge adulte, et même centrale dans ses préoccupations… Mais sans qu’il « accepte » d’en explorer les fondements infantiles.
Si j’insistais, Daniel finissait par s’irriter comme si je le persécutais. Il m’opposait qu’il n’y avait rien à chercher dans son enfance « parfaitement heureuse », et me ramenait à des sujets manifestes. On aurait dit que Daniel repoussait la « pénétration traumatique » que représentait mon activité interprétative. Ce mouvement s’est exacerbé lors d’une poussée inflammatoire de RCH suite à laquelle les préoccupations initiales sont revenues au premier plan, comme si le bénéfice de notre cheminement commun avait été « balayé ».
En définitive, la RCH avait « donné corps » aux pires craintes de Daniel : celles de revivre un traumatisme non symbolisé et d’être submergé par sa pulsionnalité agressive. Mais paradoxalement, elle parachevait « l’externalisation », dans le corps mais hors de la psyché, des affects et des représentations intolérables. En ramenant sans cesse dans la relation thérapeutique les symptômes corporels et l’anxiété dramatisée qu’ils lui infligeaient, Daniel semblait montrer qu’il « préférait » inconsciemment le cabotage périlleux parmi ces écueils, plutôt que le risque psychique d’une exploration hauturière de ses noyaux traumatiques. En cela, il exploitait sa MICI dans notre relation comme une forme de contre-investissement, au sens où l’entend Jacqueline Schaeffer. (2013, p.208)
Cas clinique N° 2 : Carlo
Depuis son adolescence, Carlo vivait péniblement sa digestion. Crampes abdominales, transit irrégulier, autant de symptômes que son gastroentérologue avait soigneusement évalués : l’appareil digestif était intact (sans lésion), et le diagnostic était celui de TFD. Carlo avait le syndrome de l’intestin irritable. Mais vers trente ans, une douleur nouvelle se loge dans un coin de son ventre, et ne fait qu’augmenter. Une opération en urgence révèle alors une maladie de Crohn. La situation est bien bénigne aux yeux du chirurgien, qui peut exciser le court segment d’intestin responsable et l’annonce à Carlo dès son réveil, avec tout l’optimisme possible.
Mais en apprenant la nouvelle, Carlo a tellement pleuré qu’on m’appelle à son chevet. Il est désemparé, a « honte » de ses larmes, et dans nos premiers contacts arrive tout juste à exprimer, parmi les silences, sa crainte de « ne plus pouvoir s’occuper de sa famille à cause de la maladie ». Il demande à me revoir. Dans mon cabinet une semaine plus tard, Carlo a repris contenance. Il se remet bien de l’opération, mais a « besoin de parler », lui qui n’a jamais eu de contact avec un psychothérapeute.
C’est un homme athlétique à la belle physionomie, qui serait séduisant si ses vêtements étaient plus propres et soignés. Je sens en lui un double mouvement d’élan et de retrait. À plusieurs reprises il s’ouvre à moi de sa souffrance et de ses interrogations. Il pense « que la maladie est venue car il avait retenu trop de choses » ; il a « peur de pleurer ». Mais il recule aussitôt et se retire dans l’annulation rétroactive et la banalisation, jusqu’à adopter un discours presque opératoire.
La maladie elle-même ne le fait pratiquement plus souffrir depuis que la zone malade a été excisée, elle tend à disparaître des préoccupations manifestes de Carlo qui confirme sa demande de psychothérapie. Pendant plusieurs mois, nos entretiens hebdomadaires en face-à-face tournent autour des difficultés que lui causent son indécision et ses velléités. Ces traits de caractère le protègent peut-être de l’angoisse et de la culpabilité qu’engendrent en lui les accès de colère qui peuvent le submerger, face à des inconnus qu’il trouve arrogants, et même envers ses enfants.
Mais des symptômes digestifs, il en a encore : ses TFD anciens sont toujours là, comme avant l’opération. En sorte que celle-ci a supprimé les symptômes douloureux attribuables au Crohn et laissé subsister les TFD. Carlo est ramené à son état corporel antérieur. Voici que Carlo m’annonce avoir consulté une praticienne en médecine parallèle, « pour ses intolérances digestives ». Cette latéralisation m’alerte : n’y aurait-il pas, cachée dans le symptôme digestif fonctionnel, une dimension inconsciente en souffrance ? Au cours d’un entretien centré sur son vécu digestif, nous détaillons longuement tous ses maux, parmi lesquels je l’aide à démêler (son gastroentérologue ne l’avait pas fait) ce qui était attribuable à la MICI et ce qui revient maintenant au TFD.
Or la semaine suivante, Carlo au bord des larmes s’ouvre de son secret. Au fil d’un récit bien peu linéaire, je commence à percevoir comment il a subi, de la part de sa mère, non seulement une attitude généralement incestuelle, mais des attouchements qui se sont prolongés jusqu’en en pleine adolescence. Face à elle, il éprouvait des sentiments où tourbillonnaient la haine et la culpabilité. Dès ce jour, et sur le mode discontinu qui est le sien, nous avons commencé à explorer le traumatisme durable autour duquel il s’est construit, la manière dont il se défend continuellement contre la colère héritée de son histoire, et les circonstances de secret, de complicité et de honte qui l’avaient empêché de se percevoir comme une victime… jusqu’à la révélation de sa MICI.
Ce fragment de thérapie suggère que l’attention profonde portée à la réalité du symptôme corporel par le soignant psychique, a créé les conditions transférentielles de « sécurité » qui ont permis à Carlo de s’ouvrir, pour la première fois, de son douloureux secret. C’est peut-être parce que le « test réussi du passage par le canal corporel » (inconsciemment demandé au moyen du transfert latéral sur le thérapeute alternatif), avec son jeu d’identification et de contre-identification, confirme aux yeux du patient que le thérapeute lui manifeste l’attention profonde et le respect que n’avait pas eus l’objet primaire.
Je fais l’hypothèse qu’en le précipitant dans les larmes et en position de victime, la maladie a été inconsciemment vécue comme une agression par un persécuteur « déclaré », qui autorisait Carlo à se placer sans ambiguïté en position de victime. En lui permettant de « franchir le pas » de la demande d’aide, la RCH était finalement mise au service d’un travail d’intégration psychique.
PERSPECTIVES
Contrairement à ce qui est le cas dans d’autres domaines (par exemple, l’oncologie), les institutions spécialisées dans les soins aux patients qui vivent avec des MICI n’offrent que rarement la disponibilité d’équipes de soignants psychiques dédiés. Les interventions d’un.e psychologue dans les cadres et circonstances variés évoqués ici, exercent vraisemblablement un effet positif sur la qualité de vie des patients et sur le pronostic de leur maladie. À ma connaissance aucun cursus spécifique de formation n’existe actuellement dans ce domaine : je ne peux que militer en faveur d’initiatives qui combleront cette lacune, et qui rencontreront auprès des somaticiens hospitaliers d’autant plus d’intérêt qu’elles déboucheront sur des études d’intervention visant à objectiver leur efficacité.
RÉFÉRENCES
CICCONE, A. (2014). Approche clinique de quelques contextes psychopathologiques paradigmatiques. In R. Roussillon (Ed.), Manuel de psychologie et de psychopathologie générale (pp. 287-335). Paris: Elsevier Masson.
DE SAUSSURE, P. (2021). La neurogastroentérologie et la psychanalyse au chevet des troubles fonctionnels digestifs. In Analysis, 5(1), 68-77.
FAIRBRASS, K. M., COSTANTINO, S. J., GRACIE, D. J., & FORD, A. C. (2020). Prevalence of irritable bowel syndrome-type symptoms in patients with inflammatory bowel disease in remission: a systematic review and meta-analysis. Lancet Gastroenterol Hepatol, 5(12), 1053-1062. doi:10.1016/S2468-1253(20)30300-9
FERRANT, A. (2014). Pôle psychosomatique. In R. Roussillon (Ed.), Manuel de psychologie et de psychopathologie générale (pp. 409-423). Paris: Elsevier Masson.
Peppas, S., PANSIERI, C., PIOVANI, D., DANESE, S., PEYRIN-BIROULET, L., TSANTES, A. G., BONOVAS, S. (2021). The Brain-Gut Axis: Psychological Functioning and Inflammatory Bowel Diseases. J Clin Med, 10(3). doi:10.3390/jcm10030377
SCHAEFFER, J. (2013). Le rubis a horreur du rouge. Relation et contre-investissement hystériques. In Le refus du féminin (pp. 188-221). Paris: PUF.
SZWEC, G. (2017). La psychosomatique, quelques débats après…. In F. Nayrou & G. Szwec (Eds.), La psychosomatique (pp. 7-45). Paris: PUF.