Jean-Jacques Lequeu. Bâtisseurs de fantasmes
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Jean-Jacques Lequeu. Bâtisseurs de fantasmes

C’est une extraordinaire histoire que celle de Jean-Jacques Lequeu. L’exposition du Petit Palais permet de découvrir un artiste totalement inconnu et une œuvré tout à fait insolite.

Vivant à la fin du 18e siècle et le début du 19e, il était architecte. Mais un architecte, et c’est là où commence la bizarrerie, qui n’a jamais rien construit. Sa passion pour l’architecture, faute de constructions, s’est réalisée essentiellement à travers des dessins d’architecture. Mais quels dessins ! Il s’y manifeste non seulement une exceptionnelle virtuosité, une grande beauté, mais encore une vision onirique, qui en fait un artiste plus qu’un architecte. Le dessin de Lequeu n’est plus au service de l’architecture, mais devient une œuvré en soi. Il n’a plus de rapport avec la réalité, mais devient fictionnelle. Et c’est là où Lequeu est un « bâtisseur de fantasmes ».

Pendant 22 années, Jean-Jacques Lequeu était employé de l’administration des travaux publics, où il occupait différents postes de dessinateur, en particulier au bureau du cadastre. Jusqu’à sa retraite, il a accumulé les dessins d’outils, machines, édifices, plans, tous largement annotés, avec des commentaires pas toujours très compréhensibles. Puis, quelques mois avant de mourir, en 1825, ne parvenant pas à vendre ses productions, célibataire et sans héritier, afin de préserver son œuvre de l’oubli ou de la destruction, il l’a léguée à la Bibliothèque royale, où elle a dormi deux siècles dans les archives, avant que des chercheurs de la Bibliothèque Nationale de France (BNF) ne s’y intéressent. Ce « très curieux recueil » se composait de 770 pièces, des dessins de bâtisses en tout genre, mais aussi des paysages, des portraits, des visages, des études anatomiques, et des représentations érotiques, (qui lui ont donné quelque notoriété), ainsi que de nombreux écrits.

Comme on ne sait que faire de cet artiste inclassable, il est tentant, et certains ont cédé à cette tentation, de le classer dans des catégories psychopathologiques. Son imagination si débordante est-elle féconde ou maladive ? se demande-t-on. Excentrique, est-il même un peu fou ? Des psychanalystes lui ont plaqué des étiquettes comme castré, pervers, maniaque. En fait, Jean-Jacques Lequeu, tout déviant qu’il est – et quel artiste ne l’est pas ? – s’inscrit bien dans la réalité du 18e siècle, s’intéressant à toutes les connaissances comme les Encyclopédistes, ouvert aux inventions, sensible au libertinage. De plus, il s’est quand-même adapté pendant des années aux obligations de la fonction publique. Mais c’est toujours avec un décalage dont témoigne l’étrangeté de cette œuvre qui fascine et intrigue.

Il y a un aspect de ses travaux qui ne rentre pas dans les dessins architecturaux, ce sont ses planches physionomiques, où le visage humain est complètement déformé. Le graphisme impeccable, très maîtrisé, quasi parfait, de ces figures contraste avec l’expression outrée, saisissante, du personnage et c’est ce mélange de réalisme et d’imaginaire qui suscite une impression d’inquiétante étrangeté chez le spectateur. Le Grand Bailleur, étrangement accoutré, ouvre si grand la bouche qu’il donne à voir l’intérieur assez terrifiant de l’orifice buccal, comme la porte d’un édifice. Tous les dessins de Jean-Jacques Lequeu mettent ainsi en jeu ce parallèle entre une réalisation architecturale et les figurations humaines. La maison et le corps.

C’est un thème ancien, mais qui est ici, avec Lequeu, développé avec une imagination débordante, proposant au spectateur une multitude de bâtiments de rêve. Ces édifices étranges, invraisemblables, irréalisables, très poétiques, semblent en effet issus d’un rêve.

Mais ce qui nous interpelle le plus chez Lequeu, ce sont les planches anatomiques représentant des sexes, aussi bien féminins que masculins, avec un extrême réalisme. Près de 70 années avant Courbet, c’est l’Origine du monde. Et comme chez Courbet, avec ses sources et ses grottes, on retrouve chez Lequeu ces orifices originaires dans les édifices, les visages, les paysages. Au-delà de l’érotisme, ces Figures lascives et obscènes, ainsi que d’étranges figures de femmes, comme La Persica de la suite de Vénus, sont en fait très mystérieuses, comme des rébus à décrypter.

Jean-Jacques Lequeu était frustré, certes, de n’avoir pu réaliser des constructions architecturales -tous ses projets ayant été refusés -mais peut-être était-ce nécessaire pour donner libre cours à sa créativité tellement originale. Et puis, il faut dire que ces dessins travaillés de manière extrêmement raffinée à la plume, à l’aquarelle ou au lavis, aux coloris subtils, sont très beaux. Ils ont un caractère onirique qui sollicite la capacité de rêverie du spectateur.