Karel Appel : L’art est une fête
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Karel Appel : L’art est une fête

Karel Appel est un peintre néerlandais, né en 1921 et mort en 2006, peu connu en France, alors qu’il a fait à Paris, dans les années cinquante/soixante, un séjour marquant. « Si Amsterdam est la ville de ma jeunesse, Paris est celle de mon évolution. Ce que j’y ai appris prime tout le reste ». C’est à Paris en 1948 qu’il a été le co-fondateur, avec Corneille, Constant, Asger Jorn, du mouvement CoBrA (Copenhague, Bruxelles, Amsterdam), dont l’existence a été de courte durée, mais qui a laissé des traces sur l’art moderne des décennies suivantes. Comment continuer à peindre après la guerre ?, se demandaient ces artistes, cherchant de nouvelles formes artistiques loin des codes académiques. « Je peins comme un barbare à une époque barbare. Je peins la vie telle qu’elle se déroule autour de moi. (…) je suis né entre deux guerres mondiales. Alors je peins la sauvagerie de mon époque ». Appel a produit une œuvre puissante, foisonnante, peuplée d’enfants, d’animaux, de monstres, de personnages hybrides, de créatures fantasques sorties d’un bestiaire imaginaire. « J’aurais voulu avoir le regard d’un animal qui pour la première fois se mettrait à peindre le monde humain ». On peut voir aussi la salle étonnante du Cirque, ensemble de personnages drôles et bizarres, en bois et matériaux de récupération, qui viennent du musée de Dunkerque.

Il frôle l’abstraction, mais reste fidèle au figuratif, et surtout il ne perd jamais de vue la figure humaine, présente dans toutes ses œuvres, toujours déroutante, métamorphosée, d’une expressivité hilarante ou tragique, source d’un questionnement permanent.

Il faut absolument voir la vidéo, moment phare de l’exposition, qui montre Appel en train de peindre. C’est un extrait d’un film que le cinéaste et journaliste Jan Vrijman a réalisé en 1961, non sans mal, car Karel Appel, pourtant très extraverti, ne voulait pas que quiconque entre dans son atelier lorsqu’il travaillait. Le cinéaste a alors aménagé et mis à la disposition du peintre, dans le château d’un de leurs amis, une salle immense, peinte en noir, avec des établis et des pots de peinture de grande dimension. Mais il a dû patienter plusieurs jours pour que Karel Appel s’y mette… Le résultat est étonnant. On voit le peintre, avançant et reculant comme un boxeur, qui jette la peinture sur la toile en maniant le pinceau comme un samouraï manie son épée, dans une gestualité quasi guerrière. Dans cet atelier éphémère, qui était d’ailleurs la salle d’armes du château, se déroule le combat de l’artiste aux prises avec son œuvre, sur une « Musique barbare » composée par Dizzie Gillespie et Appel. Plus que d’autres, Appel témoigne de l’intensité de la pulsionnalité dans le geste créateur, la corporalité de l’acte pictural.

Dans les années cinquante, Karel Appel était un peintre très connu aux Pays-Bas. Incarnant la Modernité, il suscitait des critiques sarcastiques : « N’importe quel enfant pourrait faire ça ! ». Le thème de l’enfance est en effet au centre de sa démarche artistique. On pourrait même dire qu’elle en est fondatrice. On pense à la fameuse phrase de Picasso : « Quand j’avais leur âge, je dessinais comme Raphaël. Mais il m’a fallu toute une vie pour apprendre à dessiner comme eux ». Karel Appel se passionne pour les dessins d’enfant, ainsi que pour l’art des malades mentaux, qu’il découvre en 1947, à l’Hôpital Sainte-Anne. Les enfants peints par Appel sont troublants. Entre le ludique et le tragique, ils nous questionnent.

Prenons les Vragende kinderen, traduits par « enfants quémandants », qui lui ont été inspirés par un voyage en Allemagne après la guerre où, traversant des villes en ruines, il voyait ces enfants affamés quémander de la nourriture. Karel Appel avait réalisé cette fresque en 1949 pour la caféteria des fonctionnaires de la Maison Communale d’Amsterdam, mais elle a suscité des ricanements et des réactions hostiles, au point que les autorités ont décidé de la recouvrir en 1950, pour éviter qu’elle ne trouble l’appétit des fonctionnaires entrant dans leur cantine, ce qui a provoqué un grand scandale. Ce n’est qu’en 1959 qu’on l’a remise en état. La Mairie ayant été transformée en hôtel de luxe, The Grand, on vient actuellement l’admirer dans l’entrée du restaurant très chic de l’hôtel (on peut la retrouver sur Internet).

Le thème des Vragende kinderen sera développé avec de nombreuses œuvres ultérieures, ainsi que dans un très beau poème de Karel Appel. Notons que vragen se traduit en fait plutôt par « questionner ».

« Les enfants questionnent,
Questionnent les questions,
Mains qui questionnent
Yeux qui questionnent
Bouches qui questionnent (…) »

A la fin de sa vie, l’œuvre évolue, plus apaisée ou plus tragique selon les tableaux. Les formats se réduisent à cause des problèmes de santé de l’artiste. La dernière toile exposée qui clôt l’exposition est un petit format où est écrit le mot Feestje ?, qui veut dire « petite fête » en hollandais. Si l’art est une fête, la fête est toujours associée chez Appel à une dimension tragique.