Exposition : Le modèle noir. De Géricault à Matisse
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Exposition : Le modèle noir. De Géricault à Matisse

Le modèle noir. De Géricault à Matisse, Musée d’Orsay, Paris, Jusqu’au 21 juillet 2019

On est d’emblée frappé par la beauté de ces portraits représentant un modèle noir, avec le magnifique tableau qui nous accueille en ouverture de l’exposition, Portrait de Madeleine réalisé par Marie Guillemine Benoist. Ces femmes et ces hommes nous regardent d’un air grave, interrogateur. Ils sont dignes, l’expression est noble, et surtout ils sont porteurs d’une dimension tragique, loin de l’image exotique à laquelle on pourrait s’attendre. Ce tableau était intitulé à l’origine Portrait d’une négresse, puis Portrait d’une femme noire, glissement sémantique significatif du parcours de l’exposition qui est d’explorer comment la représentation des sujets noirs évolue dans des œuvres majeures de Géricault, Cordier, Carpeaux, Delacroix, Manet, Cézanne et Matisse, ainsi que les photographes Nadar et Carjat, puis les courants de l’avant-garde du XXe siècle et les artistes post-guerre et contemporains. Le poète-rappeur Abd Al Malik qui a été sollicité pour les commentaires de l’audioguide fait remarquer très justement qu’on ne dirait pas « Portrait d’une femme blanche »…

On sent les peintres concernés par ces personnes, porteurs d’une grande charge émotionnelle. Ces portraits ne sont pas des modèles inconnus et anonymes, mais des êtres très présents, dont on a pu d’ailleurs retrouver pour certains l’identité et la biographie. Ainsi Joseph, originaire de Saint-Domingue, modèle célèbre, qui a beaucoup posé pour les peintres de l’époque. C’est lui le marin noir, agitant au sommet du tonneau le foulard du dernier espoir collectif dans le Radeau de la Méduse. On le retrouve dans le bouleversant portrait, que Géricault, a fait de lui, Etude d’homme, d’après le modèle Joseph. En effet, à cette période (1794-1848), les artistes se préoccupaient de la question de l’esclavage et son abolition. La très poignante sculpture de Jean-Baptiste Carpeaux, Pourquoi naître esclave ? témoigne de cette fraternité avec l’anti-esclavagisme.

Mais lorsque, au détour d’une salle, on se trouve face à l’Olympia de Manet, on se dit qu’il y a là un tournant, voire un renversement. Ce qui frappe, c’est la blancheur éblouissante de la courtisane qui envahit tout le tableau, tandis que la servante noire, au second plan, ne semble être là que pour mettre en valeur, en contre-point, cette « blanchitude ». On n’est plus du tout dans la même considération du modèle noir. On retrouve cette blancheur, dans l’étonnant portrait de Jeanne Duval, maîtresse de Baudelaire, peinte par Manet de manière très crue. Noyée dans une immense jupe blanche, dont émerge son visage, noirci, cerné, malade. Atteinte d’une hémiplégie, la Vénus noire du poète est représentée ici comme « une vieille beauté transformée en infirme », selon une lettre de Baudelaire à sa mère.

Puis plusieurs salles montrent l’arrivée à Paris de soldats et d’artistes noirs, venus des USA et des Antilles, apportant avec eux une musique nouvelle, le jazz. Le Paris des années 1920 est perçu comme un refuge cosmopolite pour ceux qui fuient la ségrégation raciale et qui revivifient le monde du spectacle – la danseuse Joséphine Baker étant la plus célèbre. Plusieurs lieux, films ou revues célèbrent les performances des artistes noirs.

Paradoxalement, il y a là un retour au stéréotype. Les Noirs qui subissaient et luttaient au XIXe siècle sont des figures actives, en pleine dignité. Ils deviennent, sous la IIIe République coloniale, des figures du plaisir et du divertissement, dans une iconographie parfois très « Banania ».

C’est Matisse qui va déconstruire ces images caricaturales. Une grande salle lui est consacrée, où on découvre une partie peu connue de son œuvre, inspirée par sa visite de Harlem où il séjourna quatre fois, fasciné par le jazz, les artistes noirs, que lui fait découvrir son fils Pierre Matisse, galériste à New York. Pendant ses dernières années, Matisse travaillera de manière privilégiée avec des modèles noirs ou métisses. Danseuse créole, une grande gouache découpée, est un merveilleux exemple de ce que lui inspirent les artistes noirs. Quelle extraordinaire liberté de mouvement alors que l’artiste est cloué dans un fauteuil roulant !

Cette exposition, multidisciplinaire et pédagogique, ne se contente pas de montrer de très belles œuvres. Elle soulève des problématiques esthétiques, politiques, sociales et raciales. Est-ce pour cela que le public est si nombreux ? Les spectateurs d’aujourd’hui (même s’ils constituent une foule redoutable armée de portables !) sont en quête d’œuvres qui ont du sens et puissent nourrir la réflexion, convaincus donc que non seulement la peinture donne à penser, mais qu’elle est une modalité de la pensée.