Janine Chasseguet-Smirgel : chère Janine
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Janine Chasseguet-Smirgel : chère Janine

Chère Janine, C’est après avoir lu votre belle réflexion sur le vrai et le faux qui, comme le rossignol mécanique de l’Empereur de Chine, peut briller davantage que le vrai que, sans vous connaître, je vous ai écrit pour vous demander de m’accepter en supervision. Votre talent de formatrice, dont on peut affirmer qu’il fût mondialement reconnu, relevait de qualités pourtant contradictoires : l’accueil, la tolérance, le respect de l’originalité de chacun, jointes à une pensée claire et logique qui allait sans hésitation, droit à l’inconscient. Beaucoup de collègues en ont bénéficié comme moi et sont aussi devenus des amis, des élèves-amis, se situant à une certaine distance transférentielle… des filleuls en quelque sorte, et si nombreux.

Puis j’eus le privilège de vous assister dans la préparation de votre séminaire et de mieux apprécier :

– la femme généreuse offrant ses idées et ses avis professionnels

– la femme de conviction, défendant ses théories sans céder d’un pouce

– la femme ambitieuse néanmoins, pour laquelle réussir était une nécessité.

Portée par une haute idée de cet idéal que vous aviez tant étudié, vous nous invitiez à comprendre cette instance.

J’ai retrouvé hier avec émotion le paravent chinois derrière lequel vous nous cachiez du regard du patient précédant notre rencontre. Je me souviens du plaisir que vous manifestiez lorsque vous nous faisiez admirer les somptuosités de votre nouvel espace de vie, comme la beauté de ces jardins cachés à l’arrière des hôtels particuliers. J’ai retrouvé aussi, avec votre choix d’oeuvres d’art, cet enthousiasme pour les créations originales que vous acquériez avec tant de plaisir, de temps à autre. Vous nous communiquiez sans forfanterie, avec amour, votre attrait pour l’esthétique et votre satisfaction profonde à vivre dans ce lieu élégant et harmonieux de la rue de l’Université.

Mais je voudrais évoquer aussi, derrière cette confiance apparente, une timidité intense qui vous fit parfois hésiter à accepter toutes les marques de sollicitude et de gratitude qui vous étaient destinées. Par la volonté, cette « grande dame de la psychanalyse » selon l’expression d’un ami, à la politesse absolue, dominait son auditoire par l’appréhension anxieuse qui l’étreignait souvent.

Janine pouvait néanmoins se mettre vigoureusement en colère. Ainsi, je me souviens ici de l’écriture d’une superbe préface visant à remettre à leur place les machistes qui, critiquant sa théorie d’une sexualité féminine réfutant le « monisme phallique », la renvoyaient à sa soupe et à ses quenelles, si chères à Freud. Mais vous aviez aussi l’audace d’invectiver volontiers certaines féministes américaines qui vous indignaient, comme les queers dont les attitudes dépassaient votre seuil de tolérance ! Avec la même fougue, vous défendiez vos élèves et vos amis, au mépris de vos propres intérêts, même si l’échec « institutionnel » était inéluctable. Vous pouviez aussi vous dévouer comme vous le fîtes pour aider Djamila et protéger la naissance de son fils auquel elle allait donner le prénom Béla ! Il y eût alors un jour dans Le Monde une annonce étonnante, célébrant l’anniversaire de Béla Grunberger, votre mari, en mentionnant aussi dans l’insertion « le petit Béla âgé de quelques mois ». Janine aimait cette femme Djamila et son enfant Béla grâce auxquels, à un âge avancé, elle participa aux joies et aux inquiétudes du maternel, en les assumant totalement et en veillant à assurer leur avenir matériel et professionnel.

Mais son seul véritable amour restait pour son Béla, qui réalisa avec elle un modèle de couple dans la fécondité intellectuelle comme dans la durée. Jusqu’à sa mort, à plus de cent ans, elle allait lui offrir des anniversaires encombrés d’amis. L’ayant perdu, elle se consacra, malgré sa propre maladie, à l’impeccable organisation du premier anniversaire de son décès. Au cours de ce magnifique hommage scientifique qui lui fût rendu, elle réussit une dernière fois, à défendre vigoureusement dans un vif débat, l’enfant conçu avec son mari, cet Univers contestationnaire qui devait leur valoir tant d’ennemis. Janine allait survivre une semaine, le temps de prévenir ses patients, le temps d’exprimer sa volonté farouche de tout terminer sans faillir, le temps d’aller jusqu’au bout de sa tâche, le temps d’être à la hauteur de son Idéal. Elle y a réussi et nous lègue cet emblème de courage et de liberté intellectuelle qui la caractérisait tant.