Janine Chasseguet-Smirgel : une psychanalyste engagée
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Janine Chasseguet-Smirgel : une psychanalyste engagée

Lors de sa dernière intervention publique, Janine Chasseget-Smirgel, a parlé de L’Univers Contestationnaire, ouvrage co-écrit avec Béla Grunberger dans la foulée des évènements de mai 68. Sa lecture m’avait beaucoup irrité à l’époque. Je ne voulais pas être analysé hors d’un divan. Les étudiants de Nanterre, dont j’étais, étions sensibilisés aux idées de Marcuse et Lefebvre et influencés par les positions de nos jeunes enseignants les plus engagés dans la contestation depuis la naissance du « mouvement du 22 Mars ». Je me demande maintenant, à la lumière des évènements récents, si certaines des thèses de L’univers contestationnaire, comme l’évitement de l’oedipe et l’abolition des différences, considérées comme scandaleuses voir réactionnaires à l’époque, n’étaient pas en fait prémonitoires. Lors de son intervention, J. Chasseguet-Smirgel rappela que les plus grandes attaques portées à ce livre, à l’époque, visaient l’opposition dessinée entre la conception du monde juive et la position chrétienne ; une certaine lecture des évangiles pouvant conduire à un abandon de la Loi au profit de la compassion. Elle soulignait dans l’héritage culturel du judaïsme l’importance particulière de la filiation et la succession des générations.

J. Chasseguet élabora son dernier ouvrage Le Corps comme Miroir du Monde (2003), à partir d’un autre événement historique, dramatique par ces nombreux morts, Septembre 2001. Ce livre important prolonge et dépasse les hypothèses d’alors. Elle démontre d’une manière forte et convaincante, comment de grands intellectuels et artistes, comme Foucault, Mishima et Pasolini, sous l’influence du divin marquis et sous l’emprise d’un fantasme de destruction apocalyptique du corps propre et du monde, détruisent l’ordre paternel pour lui substituer la confusion sadique-anale et abolir les différences des sexes et des générations. Elle indique leur fascination pour le suicide, les régimes de terreur et leur grande influence dans le domaine de la culture et des arts. Selon J. Chasseguet-Smirgel, individuels et collectifs sont inséparables, de même que la création individuelle est inséparable des conditions historiques du moment. Elle croit, par exemple, à une forte influence sur la pensée de M. Klein du climat en Allemagne avant guerre ou celle-ci a vécu (un temps).

Femme engagée, femme de son temps, J. Chasseguet a suivi les évolutions des mouvements de libération de la femme. Elle pensait comme Antoinette Fouque qu’aucune mesure d’égalité ne dissout les différences. Elle critiquait la théorie Queer, mouvement contemporain de la crise identitaire, voulant déstabiliser les repères qui fondent « l’hégémonie de l’hétéronormalité ». Ce mouvement à la recherche d’une idéologie libératrice, non sans un déni du sexuel biologique, considère les différences comme des fabrications culturelles. Janine Chasseguet-Smirgel montre que le mouvement Queer, favorable aux mères porteuses et à « l’ectogénèse », ne recherche pas seulement l’indétermination des sexes mais porte en fait des attaques destructrices contre la mère.

J’ai rencontré récemment J. Chasseguet dans des circonstances insolites. Anne Malvy, artiste peintre, avait commencé une galerie de portraits de psychanalystes au pastel alors que je travaillais à un livre d’art à partir de ces portraits. Elle me dicta spontanément un texte émouvant sur l’histoire dramatique de sa famille. Je compris alors combien elle avait ses raisons pour redouter les climats révolutionnaires et décrypter ce qui les prépare, comme l’efflorescence des perversions qui précéda le nazisme (en 1984, dans Ethique et Esthétique de la perversion, elle avait émis l’hypothèse que les grands bouleversements historiques étaient précédés par la dimension perverse tant sur un plan individuel que collectif, dont l’accumulation des meurtres en série est un exemple). Durant une pose avec l’artiste, à laquelle j’assistais cette fois là, elle parla de ses travaux sur l’art, du déclin du processus de symbolisation dans l’art contemporain perceptible chez Joseph Beuys dont la production la laissait perplexe. Elle gardait par contre un souvenir émerveillé d’une exposition d’auto-portraits de Rembrandt. J. Chasseguet restait accueillante, disponible et chaleureuse malgré son état de santé qui s’agravait. Durant les semaines précédant sa disparition, je l’ai entendu commenter, avec passion, l’actualité quotidienne : le conflit israélo-palestinien, l’antisémitisme ambiant, la crise des banlieues, l’affaire d’Outreau, l’assassinat d’Ilan Halimi, le martyre de Soane. Elle parlait discrètement de sa maladie, de son épuisement progressif et de sa préoccupation constante des derniers patients dont elle se séparait. Elle travaillait à la préparation de la Journée d’hommage à Bela Grunberger, avant de mourir quelques jours plus tard, épuisée, mission accomplie. La veille de sa mort, elle accepta, sereine, de se rendre à l’hôpital en passant pour une dernière fois devant le 175 rue Saint-Jacques. Ses dernières paroles entendues par sa gouvernante furent : « Je suis en train de mourir ».