Exposition
Jeff Wall. Smaller Pictures
Fondation Cartier-Bresson, Paris. Jusqu'au 20 décembre 2015.
Je pensais consacrer ma rubrique à l’exposition Anselm Kiefer à la BNF, que j’aurai été voir le samedi 14 novembre. Les événements dramatiques du vendredi 13 novembre en ont décidé autrement. Fermeture de tous les lieux publics. La veille, avant ce basculement, j’avais été voir une petite exposition, Jeff Wall à la Fondation Cartier-Bresson. Trop petite, pensais-je, pour faire l’objet d’une rubrique. Puis, me suis-je dit, n’est-ce pas le moment, au contraire, de repérer dans les petites choses ce qui soutient nos valeurs aujourd’hui mises en danger ? De trouver, malgré l’état d’urgence, qui risque d’entraver nos libertés, les espaces où celles-ci s’expriment ? Si l’art est une arme contre la barbarie, nous avons besoin plus que jamais des artistes.
Petite exposition, certes, dans un petit musée, et qui plus est, porte sur des petites œuvres d’un artiste qui travaille habituellement sur de grands formats. Petite exposition peut-être, mais d’un grand artiste, car Jeff Wall, est un des plus grands photographes de notre temps. C’est toujours la même question face aux œuvres contemporaines : est-ce une œuvre artistique authentique ou un produit commercial ? Ici pas de doute : ceci est une œuvre. Et toujours le même mystère : à quoi ça tient ? Qu’est-ce qui fait que ces photos provoquent une émotion esthétique si forte ?
Jeff Wall, artiste canadien, est un homme érudit, dont l’œuvre se déroule sur plusieurs décennies et est nourrie de références culturelles multiples : peinture, cinéma, littérature. On connaît surtout les grandes photographies exposées dans des cadres lumineux, présentant des mises en scènes soigneusement construites. On y voit des personnages anonymes, dans des environnements qui évoquent les « non-lieux » de Marc Augé. Ils semblent raconter une histoire. Mais laquelle ? Rien n’est explicite. On est entre documentaire et fiction, réel et imaginaire. Jeff Wall joue avec notre regard et nous invite à jouer avec notre capacité narrative. D’où le plaisir à regarder son œuvre. Que se passe-t-il là ? Qui sont ces gens ? Ils sont saisis dans un instantané, qui incite à imaginer l’avant et l’après qui restent invisibles. « Photographier, c’est dans un même instant, et en une fraction de seconde, reconnaître un fait et l’organisation rigoureuse de formes perçues visuellement qui expriment et signifient ce fait», dit Henri Cartier-Bresson dans Le Moment décisif.
Les Smaller Pictures ici exposées, sont remarquables en ce que chacune condense tout l’univers si riche et complexe de l’artiste. Dans Diagonal par exemple, Jeff Wall a photographié un vieil évier et un vieux bout de savon qui étaient dans un coin de son studio depuis des années. Cela donne une magnifique composition abstraite, mais aussi l’image réaliste d’un lieu intime, d’où émerge une grande poésie. Les objets, que le découpage réduit à un fragment, rongés par la saleté et les années, ont de la patine, de la matière, une texture, une histoire. C’est très beau.
Au lendemain du 13 novembre, et dans l’angoisse des lendemains inquiétants à venir, apprécions la chance que nous avons de pouvoir, au détour d’une impasse secrète du 14e arrondissement, découvrir la très confidentielle Fondation Henri Cartier-Bresson, installée dans les beaux espaces rénovés d’un ancien atelier d’artiste de Montparnasse, construit en 1912, pour y découvrir par exemple After Mishima. Magnifique image inspirée de Neige de Printemps de Mishima. On y voit une jeune femme de dos, penchée en avant, habillée d’une somptueuse robe blanche avec plissés et dentelles que Jeff Wall a fait confectionner spécialement selon la mode japonaise de l’époque, assise dans une vieille auto, éclairée par un subtil clair-obscur. Que fait-elle ? On ne sait pas. Des objets l’entourent. Que tient-elle à la main ? Son escarpin blanc. Pourquoi ? Posés sur la banquette à côté d’elle, un bijou, une pochette. Le spectateur, sous le charme de la beauté de cette photo, est livré à ses énigmes, invité par Jeff Wall à imaginer l’histoire de cette femme.
Simone Korff Sausse
Psychanalyste, SPP