La dissociation corps-esprit aujourd’hui
Entretien

La dissociation corps-esprit aujourd’hui

Riccardo Lombardi est mem-bre formateur de la Société psychanalytique italienne (SPI), il exerce à Rome en pratique privée mais également à l’Institut psychanalytique romain de l’Association psychanalytique internationale (API). Dans cet entretien, Riccardo Lombardi présente son approche psychanalytique des patients présentant des états dissociatifs corps-esprit qui tendent, selon lui, à se répandre de manière significative dans la clinique contemporaine. Propos recueillis par Jérémy Tancray.

Carnet Psy : Riccardo Lombardi, c’est un grand plaisir pour moi de vous interroger pour le Carnet Psy, et de faire découvrir votre pensée à certains de nos lecteurs. Vous êtes connu pour votre approfondissement du traitement psychanalytique des états dissociatifs corps-psychisme que vous abordez à la fois d’une manière concrète et élaborée. Nous prendrons le temps de présenter votre approche mais j’aimerais auparavant que vous nous précisiez ce que recouvre pour vous le signifiant « corps » et les raisons pour lesquelles vous en faites un axe central du travail avec vos patients ? 

Riccardo Lombardi : Pour moi, le corps est ce qui existe chez mes patients comme point de départ, sans aucun doute possible. J’ajoute que je ne pense pas du tout qu’il en soit de même pour l’esprit. Je pense qu’il y a dans le champ de la psychanalyse une tendance à surestimer la capacité de pensée du patient et à considérer que la pensée est présente d’emblée, y compris lorsque ce n’est pas le cas. Il me semble que le risque est alors de confondre une capacité de pensée authentique avec des ersatz de pensée, des imitations, c’est-à-dire de se laisser abuser par les apparences. Certains patients actuels peuvent fonctionner à un niveau tel de concrétude mentale qu’ils ne disposent d’aucune capacité de symbolisation. Il faut le dire je crois car ce constat induit un long travail analytique avec ces patients là et je considère que ce travail doit être axé sur la reconnaissance du corps réel. Ceci implique, selon moi, que l’on reste à un niveau très concret, à la mesure de ce que ces patients peuvent comprendre du travail analytique. Cette référence appuyée au corps permet d’activer une élaboration mentale à partir de la réalité, et de s’éviter ainsi de nourrir l’illusion que patient et analyste entretiennent un échange symbolique, un « dialogue  psychanalytique », quand ce n’est pas le cas.  

D’une manière générale, je trouve vraiment dommage que le corps soit si fréquemment ramené au corps de la mère dans la psychanalyse. La mère est partout pour certains psychanalystes, et cela devient un vrai cauchemar ! Quelle place reste-t-il pour les patients eux-mêmes dans ce contexte ? Je pense à un texte que j’ai lu récemment et dans lequel une patiente avait rêvé qu’elle trouvait un coffre sous une table. En ouvrant le coffre, elle découvrait sa mère à l’intérieur, morte. Formidable, pourrait-on dire ! En tous cas, André Green aurait sûrement beaucoup aimé… Dans le rêve, la patiente se met sur le cadavre de la mère et tente d’avoir une relation sexuelle avec lui. En séance, son analyste lui interprète que c’est un rêve de perversion incestuelle nécrophile, un triomphe pervers sur la mère qui lui a donné la vie et dont elle abuse maintenant qu’elle ne peut plus bouger. Moi, je ne suis pas du tout d’accord avec cela et je crois que j’aurais interprété ce rêve dans le sens d’une équivalence entre la découverte de ce coffre et la découverte de la mort. Loin d’être pervers, ce rêve me semble au contraire très puissant car il fait ouvrir l’œil mental du patient sur l’existence réelle de la mort ! On peut imaginer que cette découverte ait été vécue d’une manière tellement dévastatrice par la patiente qu’elle a eu peur de mourir elle-même, comme une concrétisation potentielle de cette nouvelle perception. Ce qui apparaît dans le rêve comme une sexualité perverse est, à mon avis, une tentative d’introduire quelque chose de la vie dans une situation critique où tout pourrait mourir. J’aurais plutôt aidé cette patiente, je pense, à distinguer la perception de la mort et sa concrétisation à partir de ses propres ressentis corporels dont les rêves sont des messagers comme Freud nous l’a appris. Je vous raconte cela pour présenter un peu comment mon approche se traduit dans la clinique.                     

Vous semblez considérer les dissociations corps-psyché comme centrales dans la clinique contemporaine. On a beaucoup entendu dire que la dépression était la maladie du siècle, ou que l’organisation borderline remplaçait le « névrosé viennois » comme paradigme clinique de la psychanalyse. Aurait-on selon vous sous-estimé la dissociation corps-esprit ? 

Oui. Je crois que les psychanalystes ont sous-estimé la dissociation corps-esprit et qu’ils ne la reconnaissent pas encore tout à fait chez leurs patients. Ce que l’on appelle encore parfois dépression ou syndrome borderline est en réalité, selon moi, une dissociation corps-esprit. Il existe des dépressions qui n’ont rien à voir avec les dynamiques décrites par Sigmund Freud ou Melanie Klein, ni même avec les dépressions narcissiques décrites par Salomon Resnik, qui sont plutôt des dégonflements une fois que le délire se résorbe. Je pense qu’il existe des dépressions qui sont en fait des formes de « vide » reliées à des dissociations corps-psyché car nul ne peut exister sans son corps. Les patients borderline sont souvent décrits à la limite de la névrose et de la psychose ; moi, je dirais qu’ils sont en réalité détachés de leur propre corps. Ils sont névrosés lorsqu’ils imitent la névrose sans base corporelle personnelle, et ils sont psychotiques dès que leur élan corporel prend de la force sans possibilité d’être atténué par un filtre mental (la fonction α de Wilfred R. Bion). Ainsi, si je conviens bien de l’importance clinique de ce que l’on appelle aujourd’hui  « dépression » et « borderline », je les relie sans ambiguïté au fonctionnement dissociatif entre le corps et l’esprit de ces sujets. 

Vous invitez souvent, dans vos conférences et vos écrits, les psychanalystes à sortir de leurs certitudes théoriques s’ils veulent garder leurs ambitions thérapeutiques. Considérez-vous qu’ils oublient parfois qu’ils exercent ce métier pour soigner les patients ?  

Oui, au-delà de ces considérations diagnostiques, je crois que pour avoir des résultats thérapeutiques, il faut avant tout suivre le patient, faire attention à ses attentes et à ses possibilités à lui. Si les analystes partent de leur idée à eux, je crois que l’analyse ne peut pas fonctionner. J’ai envoyé par exemple une amie consulter un collègue réputé et cela a été une véritable catastrophe ; j’ai compris que l’analyste avait mis en avant ses propres attentes et sa lecture du patient plutôt que de faire attention à ce que le patient cherchait dans cette relation thérapeutique. Elle a préféré aller chez le psychologue du quartier et je crois qu’elle a eu raison. Il faut effectivement faire attention, à mon sens, au décalage entre la réalité clinique du patient et les attentes des psychanalystes car elles sont toujours basées sur la formation qu’ils ont reçue et sur leurs connaissances de la psychanalyse. Aujourd’hui, je crois qu’il y a un grand décalage entre les deux et que cela crée un vrai problème. Les aspects mentaux aux niveaux (corporels) d’élaboration qui m’intéressent sont, à mon sens, liés à l’espace et au temps. Le patient part d’un niveau sensoriel indifférencié pour découvrir progressivement les limitations réelles de l’espace et du temps. Dans cette perspective, je me sens très proche du philosophe Emmanuel Kant qui considère qu’il est impossible de penser sans l’espace et le temps. En fait, c’était également l’intuition de Freud quand il disait que le temps et l’espace n’existaient pas dans les rêves ; la différence majeure étant tout de même que les patients dissociés dont je m’occupe vivent en permanence dans cette indifférenciation et c’est cela que j’appelle dans mon ouvrage l’Infini sans forme (Lombardi, 2016). Avec  ces patients, je pense qu’il est beaucoup plus utile de travailler dans le présent et toujours en direction du futur. Pour cela, on ne doit pas hésiter à abandonner la perspective reconstructiviste qui retient souvent patients et analystes dans le passé. 

Votre modèle de travail ne fait pas toujours l’unanimité dans la communauté psychanalytique…   

Mon modèle de travail attire l’attention sur le fait que le langage en séance d’analyse peut être très primaire et qu’il n’est pas toujours structuré et formalisé comme l’a proposé Lacan. De ce fait, la perspective change énormément par rapport au patient freudien paradigmatique qui, durant son analyse, découvrait son inconscient, ses fantasmes et ses pulsions, ainsi que les aspects dérangeants du refoulé, du clivé ou du forclos. La psychanalyse s’est développée au fil du temps pour que le patient découvre le continent mental des contenus inconscients. C’est par rapport à cette tradition que ce que je propose n’apparait pas psychanalytique. Un jour, à la fin d’un congrès, un collègue s’est levé et a dit : « ce qui est certain, c’est que ce n’est pas de la psychanalyse cela ! » Il est normal je crois que le scandale arrive dès que l’on propose quelque chose de nouveau, parce que cela dérange inévitablement mais, pour aller de l’avant, il faut bien découvrir de nouvelles perspectives, non ? Peut-être que l’une des difficultés majeures des psychanalystes actuels vient de leur manque d’élaboration de la pensée de Bion, qui propose de passer de l’analyse des contenus mentaux à celle des dispositions de l’esprit. Dans la continuité de cette perspective, je crois que l’on peut analyser les dispositions formelles du corps et de l’esprit, tout en restant dans la tradition psychanalytique. Les patients ont radicalement changé et les formes névrotiques organisées d’antan n’existent plus. Il y a cependant, dans la majorité des cas, une sorte de pellicule superficielle d’adaptation à la réalité externe, en dessous de laquelle agit une forte désorganisation, ainsi qu’une absence d’espace mental pour reconnaître l’autre.  

Mais en axant perpétuellement la direction du travail vers le patient lui-même, vers son corps propre, ne prend-on pas le risque d’un auto-référencement systématique qui pourrait l’empêcher de découvrir que l’autre existe, et donc que la relation existe ?  

Je considère que c’est justement parce que nous vivons dans un monde de plus en plus individualiste, où les sujets semblent de moins en moins intéressés par l’altérité qu’il faut aider nos patients à mieux se connaître eux-mêmes. Cela peut sembler paradoxal mais je pense que certains patients viennent nous voir en premier lieu parce qu’ils veulent travailler sur eux-mêmes pour commencer à vivre (Lombardi, 2018). Il arrive parfois qu’ils n’aient absolument aucun intérêt pour l’altérité, avant tout parce qu’ils n’ont pas d’espace mental pour accueillir l’autre. Ils peuvent même arrêter l’analyse bien avant d’avoir découvert l’altérité. J’aimerais beaucoup, à titre personnel, que mes patients aient envie de découvrir l’altérité mais je n’ai aucune influence là-dessus, c’est leur choix. Alors si l’on fait partir la psychanalyse de la découverte de l’autre, je crois que l’on prend un risque majeur : empêcher le patient de se découvrir lui-même mais aussi de pouvoir effectuer ses propres choix. En procédant ainsi, il se pourrait même que l’on ne commence pas d’analyse du tout, un peu comme si l’on se mettait à construire un bâtiment en commençant par le deuxième étage, sans les caves, sans le rez-de-chaussée, etc. Une psychanalyse qui oublierait les niveaux les plus primitifs de la construction psychique proposerait une architecture un peu folle de ce type.       

Dans votre modèle, en tous cas avec ces patients-là, il s’agit d’un point de vue technique de renoncer à un pilier de la méthode analytique classique : l’interprétation du transfert. C’est bien cela ?  

Oui, alors, ne pas interpréter exclusivement le transfert (horizontal)¹ signifie que l’on peut interpréter beaucoup d’autres choses ! L’interprétation ne concerne pas que le transfert en psychanalyse, je dirais même que les possibilités d’interprétation sont infinies mais on a l’idée que l’interprétation « royale », c’est l’interprétation du transfert sur l’analyste. Pour les patients dissociés de leur corps – de plus en plus présents dans la clinique contemporaine, j’insiste –, l’interprétation du transfert est une intrusion dans leur espace, au minimum dérangeante, voire carrément toxique. Cette question de l’intrusion a été introduite par Donald W. Winnicott lorsqu’il parle d’empiètement de l’objet dans les relations précoces, mais je crois que Winnicott n’a pas compris que ce n’est pas le holding qui peut résoudre ce genre de situation. Un véritable changement de niveau dans le travail analytique est nécessaire et je pense qu’elle réside dans une exploration suffisamment raffinée et complexe du fonctionnement interne du patient, à partir de ses vécus corporels. Je crois que c’est cela qui aide véritablement le patient à comprendre ce qui passe en lui. Le holding ne me semble pas du tout suffisant pour parvenir à cela, et il peut même créer des problèmes supplémentaires ! Je pense qu’avec ces patients, l’objectif thérapeutique n’est pas qu’un holding les aide à régresser – ils ne sont déjà que trop régressés – mais au contraire qu’un dispositif les aide à se développer, à progresser. L’idée selon laquelle la régression a une fonction thérapeutique est pour moi une pure folie avec ce type de patient. Je pense que le départ de l’analyse doit toujours être le corps concret car les patients ne progresseront qu’à partir du moment où il pourront travailler psychiquement les ressentis corporels qui sont amenés par le corps en tant qu’objet.  

Pour vous donner un exemple clinique, je vous parlerai de ce patient qui souffrit d’une douleur corporelle durant une séance ; son analyste lui parla d’une telle manière que la douleur ressentie a faibli. Le patient répondit à l’analyste que ces mots créaient une vibration en lui, et que cette vibration lui faisait du bien. Alors comment interpréter le matériel dans cette situation ? Classiquement, on dirait quelque chose comme : « vous réalisez que l’attention que je vous porte ici en analyse vous aide à aller mieux, comme l’attention qu’une mère porterait à son enfant l’aiderait à diminuer sa douleur ». Je crois que ce type d’interprétation ne marche pas avec ces patients car elle introduit une référence extérieure qu’ils ne peuvent pas encore accepter. Pour ma part, j’interpréterais plutôt ainsi : « vous êtes en train de découvrir que l’attention que vous portez ici à votre corps et votre douleur au ventre crée une vibration bénéfique en vous. Voilà l’attention que vous êtes capable de donner à votre propre corps : celle qu’une mère porterait à son petit enfant ». Vous comprenez la différence ? Ce sont bien les mots de l’analyste (issus de sa capacité de rêverie et son attention) qui permettent au patient de considérer ces douleurs comme des mouvements corporels et de les apaiser en leur offrant une contenance psychique. Mais je crois qu’il est plus intéressant pour le patient d’interpréter que c’est l’activation de vibrations internes issues de sa propre attention en direction de son corps (l’axe vertical du transfert) qui rendent tolérables des sensations corporelles auparavant douloureuses et non l’objet externe, en l’occurrence l’analyste. C’est seul moyen que je connaisse pour qu’il devienne et demeure lui-même, de façon continue. 

L’un des dogmes des analystes est, je crois, que le patient possède d’emblée un moi qui fonctionne et que si l’on donne trop d’attention au fonctionnement interne, le patient pourrait en effet devenir « narcissique », et dégrader son état mental. Or je crois que les patients dissociés n’ont quasiment pas de moi car le moi est originellement lié au corps et que s’il n’y a pas de (re)connaissance du corps, il ne peut y avoir aucun développement du moi corporel. Voilà pourquoi je pars toujours du corps avec mes patients : pour développer le moi corporel. Donner de la force à cette découverte au cours de l’analyse est très important car cela permet au patient de se construire. Les analystes semblent considérer que l’on part du moi corporel car telle était l’idée de Freud ; or je considère que c’est déjà tout un chemin pour arriver au moi corporel et que ce chemin passe par l’interprétation du transfert sur le corps, dans la séance d’analyse.  

Mais alors, j’en viens à la question qui pourrait fâcher : en quoi est-ce encore de transfert dont nous parlons ici ? Qu’est ce qui autorise à parler de transfert et pas d’une thérapie du couple corps-psychisme, un couple qui s’est perdu ou ne s’est jamais trouvé, et pour lequel il faudrait (re)trouver un canal de communication ? 

Parce qu’il faut, je crois, avoir une orientation tout à fait active à considérer la centralité du corps et la possibilité de partir de lui. C’est pour cette raison que j’insiste tellement sur ce transfert sur le corps. Il existe un paradoxe sur ce point en psychanalyse car on oublie trop souvent que l’une des premières découvertes de Freud a été le transfert sur le corps, à la faveur de son travail sur l’hystérie à la fin du xixe siècle. En traitant Elisabeth Von R., il a découvert que les jambes de cette patiente avaient commencé à participer à la conversation qu’il avait avec elle (Freud & Breuer, 1895). C’est cela, le transfert sur le corps, c’est le point de départ de l’élaboration ! Il l’a compris à ce moment-là et c’est comme s’il l’avait oublié ensuite. On peut d’ailleurs imaginer qu’il a employé les mêmes critères pour élaborer son Interprétation du rêve (Freud, 1900) : il est parti de son propre corps, de ses propres ressentis corporels mais s’est intéressé davantage par la suite à la représentation psychique de l’expérience onirique. Or les rêves sont très proches du corps et c’est cela je crois la véritable révolution freudienne ! 

Par la suite, je pense que Freud a été très en difficulté avec ces aspects corporels. Comme il était en train de découvrir de nouvelles choses, et il s’est occupé de niveaux beaucoup plus évolués qui sont, je pense, nettement moins essentiels aujourd’hui. Les patients d’aujourd’hui sont beaucoup moins intégrés que ne l’étaient ceux de Freud. Dans l’Interprétation du rêve, il a parlé du transfert d’éléments inconscients vers les restes diurnes du rêveur, il me semble que c’est bien un transfert cela, et que ce n’est pas un transfert vers l’analyste ! C’est un transfert qui permet de représenter ce qui ne serait pas représentable sinon, et il est totalement interne. On voit donc qu’à l’origine, le transfert n’avait pas toujours à voir avec le psychanalyste selon Freud.  

Cette idée du transfert sur l’analyste est arrivée beaucoup plus tard dans son œuvre, et toujours en lien avec des patients capables de reconnaître l’objet externe, et surtout de reconnaître l’autorité de l’analyste. Et je crois que les analystes sont tombés amoureux du transfert sur eux-mêmes car il est intimement associé à la question de leur autorité. Et ce côté autoritaire de la psychanalyse – qui est également très défensif – devient de plus en plus inactuel. Les patients auxquels je fais référence ici sont incapables de tolérer l’autorité de l’analyste, et même simplement la référence à un objet extérieur, car cela implique un détachement de leur réalité personnelle. Il est vrai que le cadre est important, et lorsque Didier Houzel (in Lombardi, 2022, p. 17) parle de transfert sur le cadre, je crois qu’il indique que le cadre peut introduire un élément contenant pour l’espace et le temps dans le travail analytique. C’est en tous cas mon interprétation, je ne sais pas si Didier serait d’accord mais je crois que le cadre est essentiel car il est bien plus qu’un ensemble de règles : il organise l’espace et le temps qui doivent être reconnus pour pouvoir activer quelque chose de réel dans le psychisme du patient. Et je pense que l’on peut définir l’espace et le temps d’une rencontre analytique, sans impliquer directement la personne de l’analyste.     

Vous rappelez dans votre livre (Lombardi, 2022, p. 67) que pour Bion les théories analytiques ne sont utiles qu’au débat analytique et, qu’en plus, elles pourraient être réduites à 4 ou 5. Vous savez sûrement qu’en France nous avons un certain goût pour la théorisation, la psychanalyse française ayant été profondément marquée par la pensée de Jacques Lacan mais au moins autant par la troisième génération de psychanalystes français qui ont rompu avec lui et sont tenus pour avoir créé les bases de la psychanalyse contemporaine2 (André Green, Didier Anzieu, Jean Laplanche, Joyce MacDougall, etc.). Si vous deviez les définir, quelles seraient les quelques théories psychanalytiques sans lesquelles vous ne pourriez pas travailler vous-même ? 

Je pense que pour bien faire son travail en séance, il faudrait idéalement que le psychanalyste n’ait aucune théorie dans la tête. Les situations cliniques actuelles sont tellement difficiles que si l’on a des théories dans la tête, on ne peut pas vraiment accueillir ce qui arrive dans l’espace analytique. Il faut donc oublier tout ce que l’on peut oublier de la psychanalyse à partir du moment où l’on reçoit un patient. Bien entendu, l’analyste a une référence vivante de la psychanalyse à l’intérieur de lui-même, mais cette expérience est en circulation dans son corps, à un niveau pré-mental. L’intérêt des théories vient effectivement ensuite, dans la confrontation du matériel avec d’autres analystes mais même dans ces cas-là, je crois que les théories utilisées se doivent d’être aussi élémentaires que possible.  

Ce à quoi je pourrais tenir moi, dans une discussion avec des collègues, serait de faire entrer le corps dans l’horizon psychanalytique. Pour le moment, il n’y a pas beaucoup de considération pour le corps en psychanalyse, mis à part dans la pensée d’Armando Ferrari (2004) qui fait du corps un authentique objet psychanalytique. Voilà donc à quoi je tiendrais comme théorie : il faut que le corps soit présent pour commencer un travail mental. Juste avant notre entretien, j’étais au Grand Palais pour voir l’exposition de l’artiste japonaise Chiharu Shiota ; j’ai été assez saisi de lire sur un cartel : « Mon âme est avec mon corps. Si mon corps disparait, mon âme disparait ». C’est exactement cela que je voudrais transmettre. Le corps doit être éclipsé par l’ombre d’une attention interne qui permet de refroidir des sensations trop brûlantes (Ferrari, 2004) ; avec ce premier refroidissement, la possibilité d’un premier espace mental s’active.  

Et c’est ainsi qu’émerge le problème de l’esprit. L’un des articles les plus géniaux de Freud (1911) est pour moi celui sur la « Formulation sur les deux principes du cours des événements psychiques » car il y décrit la naissance de l’esprit. Il raconte que le premier palier pour la naissance de l’esprit est l’activation de l’attention ; c’est un premier pas, ce n’est pas encore une organisation psychique mais c’est déjà quelque chose. Après l’attention, les perceptions – qui ont à voir avec la réalité externe – peuvent s’activer. À partir de là, il devient possible de photographier ces perceptions et de les enregistrer : c’est ce que l’on appelle communément la mémoire. Là, on commence à avoir un début de fonctionnement mental mais il faut encore que s’active la capacité de jugement pour introduire la question du choix qui organise d’une manière très puissante ce fonctionnement mental. Pour moi, il faut être très attentif à ce type de développement chez nos patients, et le favoriser dès qu’on le peut, car il n’est pas automatique. Mais je ne fais que suivre Freud là, et ensuite Bion, qui considéraient l’un et l’autre que le psychisme a pour fonction de contenir les décharges musculaires. C’est la raison pour laquelle apprendre à haïr est absolument crucial dans une psychanalyse car pour penser la haine, il faut contenir les décharges musculaires.  

Cela me semble très important et très concret, notamment pour les patients qui ont une tendance à agir tout le temps, qui pourraient se tuer ou tuer quelqu’un d’autre. Dans ces cas, l’activation d’une fonction mentale devient une stratégie vitale car elle peut faire la différence entre la vie et la mort. Dans la clinique, on voit tous les jours des patients qui ne savent pas que la mort existe, au sens où ils ne la considèrent pas comme faisant partie de la réalité. Des adolescents se tuent tous les jours sans savoir que c’est la mort qui les attend ; ils sont convaincus que se tuer est l’occasion de s’en aller un moment pour revenir ensuite. Je pense que, dans la clinique, il faut travailler en première intention sur des découvertes fondamentales comme l’existence de la mort et son irréversibilité. Cela me semble d’ailleurs très proche de la découverte du corps, car je répète que le corps existe avant tout comme un objet réel. Il me semble que c’est un peu différent de la manière dont on traite le corps et la mort dans la tradition psychanalytique.  Voilà pourquoi, j’estime qu’il est important que les psychanalystes puissent tous avoir en tête la théorie de la fonction de l’esprit de Freud (1911), dont Bion ne fait que creuser ce sillon dans Apprendre de l’Expérience. Cette idée parait simple mais elle est très difficile à faire entendre aux analystes car ils sont, je crois, bombardés d’exigences analytiques en lien avec l’interprétation du transfert et beaucoup de choses très savantes, voire trop complexes. En revanche, il est assez difficile de les amener à considérer le côté plus élémentaire de notre travail, et c’est cela que je mets en avant. Pour terminer, je pense que l’identification projective est également une idée importante pour le débat analytique bien que ce concept soit indéniablement relié, chez Klein, et chez Bion, à la dimension relationnelle. Je suis tout à fait d’accord avec cela mais je tiens, moi, à associer l’identification projective à l’idée d’un enracinement de la personnalité dans le corps. Si l’on ne travaille pas convenablement ces bases de la personnalité, le risque est que l’identification projective devienne toxique et agisse comme un parasite où l’autre est employé à la place de soi-même et de ses propres ressources. Ce n’est pas un hasard si Klein avait découvert l’identification projective comme un mécanisme pathologique… Voilà pourquoi, je tiens avant toute chose à organiser avec mes patients le côté interne, qui me paraît incontournable.

Notes

1. Riccardo Lombardi a été très marqué par la pensée, peu connue en France, d’Armando Ferrari, psychanalyste italien installé au Brésil et qui y avait suivi les séminaires de Bion dans la seconde moitié des années 1970. On doit à Ferrari la différenciation entre le transfert horizontal (c’est-à-dire le transfert « classique » du patient vers l’analyste) et le transfert vertical (qui correspond au transfert sur le corps). Pour aller plus loin, voir son ouvrage Le Transfert sur le corps (2022) cité en bibliographie.

2.  Sur le sujet, nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage très complet d’entretiens mené par Fernando Urribarri, Après Lacan : Le retour à la clinique, Paris, Ithaque, 2017.

Bibliographie

• Ferrari, A., 2004. From the Body to the Dawn of Thought, Londre, Free Association Books. 

• Freud, S., Breuer, J., 1895. Études sur l’hystérie, Paris, Puf, 2002. 

• Freud, S., 1900. L’Interprétation du rêve, Paris, Puf, 2012.  

• Freud, S. 1911. « Formulation sur les deux principes du cours des événements psychiques », OCF-P XI, Paris, Puf, 1984.   

• Lombardi, R., 2016. Formless Infinity. Clinical Explorations of Matte Blanco and Bion, London, Routledge.  

• Lombardi, R., 2018. « Entering One’s Own Life as an Aim of Clinical Psychoanalysis », Journal of the American Psychoanalytic Association, vol. 66.  

• Lombardi, R., 2022. Le Transfert sur le corps. Le corps dans la psychanalyse clinique, Larmor Plage, Le Hublot.