La rivalité fraternelle
Article

La rivalité fraternelle

La rivalité fraternelle, celle qui confronte très tôt le sujet pas encore tout à fait sujet, à l’autre si proche, ce (son) semblable presque pas dissemblable (naissance d’un puîné, puissance d’un aîné) est l’une des « tartes à la crème » les plus fréquemment envoyées à la face des patients, à force de vulgarisation-banalisation, de la psychanalyse. Pour autant, son impact sur la création ou la destruction des « grandes familles », des sociétés et des institutions, et in fine, sur les destins collectifs ou les destinées singulières, ne se dément pas dans la clinique quotidienne.

Nombreux sont ceux qui ont avancé que la rivalité fraternelle était d’abord un grossier déplacement (horizontal) des relations, que le sujet entretenait (verticales) avec ses figures parentales, soit renvoyant à un courant œdipien latéralisé : « il semblerait que la relation fraternelle, dans les déplacements et les figurations qu’elle permet, puisse être l’occasion du travestissement nécessaire des fantasmes originaires » écrivait Hélène Parat1. Mais n’est-elle que cela ? Il est des verticalités à ce point traumatisantes et aliénantes qu’elles génèrent des fraternités singulières et incroyables, jusqu’à l’inceste schizo frère-sœur et le « nous sommes tous orphelins » cher à Gilles Deleuze. Dans Totem et Tabou, Freud apparentera la construction des liens fraternels à celle des relations nouées dans les rapports sociaux et évoquera l’alliance (la Horde) des frères en tant que dépassement de l’envie (archaïque ; rivalité vitale) et de la jalousie (plus névrotique ; identification mentale) dans l’identification au semblable pouvant faire communauté… y compris donc pour Gilles Deleuze communauté contre les fantasmes incestueux et/ou infanticides parentaux. 

Reste la fraternité choisie, soit l’amitié. L’amitié dans l’enfance et à l’adolescence est une vraie fraternité où chacun se soucie de l’autre. Vraie, « parce que c’est toi et parce que c’est moi » dans l’innocence de l’absence d’une trop grande proximité qui permet de ne pas en saisir les enjeux en percevant l’envers sexuel de la chose, et avant que la compétition narcissique ne vienne tout compliquer. Ça n’est que dans l’enfance où les gosses ne font pas attention à la différence des sexes, races, classes sociales que l’amitié, la vraie, s’impose. Retrouver l’enfant dans l’adulte, voilà une piste vers la fraternité… quel que soit l’enfant retrouvé, fût-il cruel et pervers polymorphe.

L’enfant a déjà plus ou moins compris comment et d’où naissent les enfants. Ce qui l’interroge jusqu’à parfois des ruminations morbides, la vie durant, ce qui le taraude encore c’est plutôt… en quoi cela pouvait-il être bien nécessaire de continuer à en faire après lui, alors qu’il croyait avoir totalement comblé l’amour de ses parents ? Qu’il ne suffise pas… et c’est la première castration ! Soit une opportunité de se séparer et d’avancer. Si c’est une sœur, ça lui permettra d’avancer sur la différence des sexes ! Si c’est un frère, sur la différence des âges.

Voilà pour la théorie… Qu’en est-il si l’on applique et l’une et l’autre à la communauté psychanalytique ?

De fait, si vous avez lu jusque là cet article, vous ne pouvez pas éluder cet épisode du mouvement psychanalytique qui débute par une bague offerte à chacun des premiers élèves et finit par presque autant de dissensions. Le comité secret des six, au soir du 25 mai 1913… Freud réunit ses premiers « fils », Karl Abraham, Hans Sachs2, Sandor Ferenczi, Ernest Jones son futur biographe et presque gendre, Max Eitingon le mécène et Otto Rank, et cérémonieusement offre à chacun une intaille grecque, prélevée dans sa précieuse collection. Est-ce lui ou eux qui ont l’idée de la faire monter sur une bague en or ? Freud, en tout cas, portait une belle bague dont l’intaille représentait la tête de Zeus3. Pas moins. Mais laissez, laissez… Aucune importance, en définitive l’idéal, ça cimente durablement un groupe… jusqu’à un certain point ! Dans tous les cas, la solidarité et la mutualité du pacte fraternel finissent par sauter avec l’essoufflement de la libido objectale et l’avènement puis le règne de la libido narcissique, et ces groupes aussi enfantins que mystiques, ça finit par devenir des hordes sauvages qui s’entre-déchirent pour permettre à chacun, au sortir de ce magma, de cette bouillie, de cette opacité indifférenciée étouffante, d’affirmer qu’ils ont été le fils préféré, ou le fils maudit… Pourvu qu’une originalité identitaire se dégage ! Et ne parlons pas de la longue amitié, puis de la brouille définitive avec son double Wilhelm Fliess dont il niera la paternité quant à la découverte de la bisexualité psychique… qu’il lui avait bel et bien fait découvrir « en lui ».

Mais c’est de grande importance et de grande fécondité ! Puisque c’est l’action même de se dégager, puis les processus de la séparation-individuation-autonomisation-subjectivation, qui permettent l’invention ou la création de soi. Sortir de la soumission à la loi œdipienne, tout est là. Mais à quel prix et pour quel bénéfice ? « C’est dans les états hors limites, où le verbe “ oedipien ” cesse de se conjuguer que l’être peut trouver de quoi se changer lui-même en œuvre à achever » écrivait Michel de M’Uzan4.

Jung surenchérira sur le mysticisme, Adler versera-collaborera dans l’éducatif-adaptatif anglo-saxon. Chacun aura essayé de s’écarter de l’inspiration freudienne pour exister, sans toujours tenir les promesses créatives qu’un tel éloignement, toujours nécessaire, peut permettre. Et le vieux Freud, avec son pessimisme désillusionnant, mais d’autant plus engagé, avait déjà en tête la nécessité du meurtre du père tout puissant de la horde primitive par ses fils. Il avait même fantasmé le meurtre d’un premier Moïse (lui donc) qui permettrait de générer une culpabilité et avec elle une loi morale pouvant contenir les rivalités fraternelles. 

Amalia appelait son premier né Sigmund « le fils en or » ; d’aucuns en concluent un investissement narcissique excessif d’une mère donnant pour mandat à cette extension d’elle-même de réussir. Ce qui fut fait, mais à quel prix de privation de liberté et d’exigence de rivalité conquérante ! À son frère Alexandre en 1908 : « un de ces prochains étés, tu t’en doutes, nous n’aurons plus de souci ». À Karl Abraham un peu plus tard : « Ma mère a 83 ans cette année, il m’arrive de penser que si elle meurt, cela me donnera un peu plus de liberté ». À Binswanger enfin, en 1929 : « Même ma mère, qui aura bientôt 94 ans, se maintient à un bon niveau, me barrant ainsi, il est vrai le chemin qui devrait être ouvert à un vieil homme ».

Dans le rêve « Mon fils le myope », Freud5 évoque un passage du psaume 137 relatant le chant des lamentations des juifs exilés à Babylone : « Près des eaux de Babel, nous étions assis et pleurions ». Ce rêve rappelle le départ d’une partie de sa famille de Freiberg en Moravie, mais aussi, et peut-être surtout, la séparation d’avec Nannie, sa très singulière nourrice. Jacob le père, sa jeune femme Amalia et les deux enfants de ce second lit — Sigismund, qui avait trois ans et demi, et Anna (sa sœur dont il donnera le prénom à sa fille) — se dirigent vers Vienne, tandis que les deux fils du premier lit, Emmanuel et Philippe, partent pour Manchester. Ils ont vingt-cinq et vingt ans, soit à peu de chose près l’âge d’Amalia, la mère de Freud. Et si Freud est l’aîné des enfants d’Amalia, il n’est pas l’aîné mâle de l’ensemble de la famille destiné à hériter du pouvoir. Il est fort à parier, comme nous allons le voir que cette situation complexe génère une dynamique personnelle de révolte, tempérée par des débuts de théorisation sur la relation au père du fils œdipien et sur la nécessité d’apprivoiser la relation sensuelle à la mère et aux sœurs, mais et c’est à noter très peu sur la compétition entre frères. La proximité homosexuelle de Freud avec ses frères, lui qui dans le transfert n’aimait pas la mère, s’est-elle redupliquée et rejouée avec ses fils et collègues ? Le départ est dû selon Freud à « des événements quelconques », mais il omet de rappeler que Philippe avait surpris Nannie en train de voler — « elle est coffrée et condamnée à dix mois de prison » — et Sigismund éprouve d’autant plus de ressentiment à l’égard de ce demi-frère aîné qu’il le soupçonne — fantasme coupable — de relations amoureuses avec Amalia, sa très jeune belle-mère ! Ce demi-frère — figure paternelle par déplacement, mais aussi double de lui-même — lui ravissait donc les deux premières femmes (son Ève et sa Lilith) qui comptèrent en sa prime jeunesse, et provoquait son exil du pays natal, exil d’un monde maternel archaïque incarné par Nannie. Événement aussi considérable (rien de moins) que la déportation des juifs à Babylone après la destruction du premier temple. C’est en tout cas le parallèle effectué, après-coup, par Freud.

Sigmund Freud a reconnu aussi avoir été obsédé par des fantasmes de meurtre à l’égard de son petit frère Julius décédé à l’âge de 8 mois (Freud l’aîné de la famille avait alors 2 ans), fantasmes à l’origine d’un douloureux sentiment de culpabilité. Dans le texte Un trouble de mémoire sur l’Acropole6, il se laisse aller à la confidence quant à sa relation avec son frère cadet Alexandre, auprès d’un écrivain illustre Romain Rolland qu’il vénère, non sans ambivalence, et à qui il dit pour débuter le laïus de célébration du 70e anniversaire du prix Nobel de littérature en 1915 : « Mon frère a dix ans de moins que moi, il a donc le même âge que vous par une coïncidence qui ne me frappe qu’à l’instant ». 

Il développe plus avant le sentiment que d’avoir pu monter jusqu’à l’Acropole a exaucé ses rêves de voyage et de gloire, c’est-à-dire lucide, « d’échapper à l’atmosphère familiale, mû par ce même désir qui pousse tant d’adolescents à faire des fugues (…) ce désir d’une vie libre qui tenait au mécontentement au sein de ma famille ». Changer d’air, d’atmosphère, « aller aimer ailleurs »7 quand ça commence à re (pulser) — répulser, quand certaines fièvres (chaleurs et frissons), vapeurs, et palpitations, plaisirs ambigus qui ne sauraient s’avouer pour tels (quel ange n’est démon ?), ne peuvent plus, comme durant l’enfance, se soigner en famille… Les dégoûts naissent souvent d’un excès de goût. La répulsion est la trace de l’attraction.

Il conclut quelque peu mélancolique à l’écrivain dont l’œuvre tourne autour du culte des héros : « ce jour-là à l’Acropole j’aurais pu dire à mon frère : te souviens-tu de notre jeunesse ? Comme nous avons fait du chemin ! S’il est permis de comparer de si petites choses à des événements infiniment plus grands. Napoléon Ier, le jour de son couronnement à Notre-Dame, ne s’est-il pas tourné vers l’un de ses frères — je crois que c’était Joseph l’aîné — en disant : que dirait monsieur notre père s’il pouvait être ici maintenant ? »

Rivalité fraternelle en tant que déplacement d’une rivalité-meurtre du père pour conquérir la mère… certes ! Surtout si l’on entend bien le signifiant Notre-Dame associé à celui de l’acropole8, nous signifier (donc) la victoire dans l’enceinte maternelle même. Mais Freud semble avoir oublié que Napoléon se prénommait aussi Joseph, et que c’était pour cela, même et avant tout, qu’il aurait conquis l’Égypte à l’instar du Joseph biblique, son modèle mythique et « paradigme du fils unique, dissident héroïque d’une fratrie hostile »9 : « Où aller sinon en Égypte, quand on est Joseph qui veut paraître grand aux yeux de ses frères ? »10

Freud laisse donc entendre les sentiments ambivalents (comme les siens) de Napoléon pour son frère aîné Joseph, et son secret fantasme de l’éliminer pour s’attribuer le droit d’aînesse11. Alexandre et Julius auraient-ils rêvé semblables destins ? Freud avait-il de secrets fantasmes de meurtre pour ces potentiels rivaux dans le cœur d’Amalia ? On pourrait dire alors, corrigeant ce « je crois que », que Napoléon (comme Freud) se retourne sur lui-même (retourne sa mémoire) et tel qu’en lui-même enfin, perçoit où l’ont mené toutes ses aventures plus ou moins sinueuses et contradictoires, soit non vers une mythologie ou un destin, mais bien une destinée. Soit un avenir conquis et non subi. Freud, jeune homme pressé de fuir son milieu et de conquérir le monde. Enfin pour ce qui concerne Freud (qui se prend pour Napoléon donc !), il en appelle à celui qu’il estime être dans ses lettres son illustre confrère Romain Rolland, aux nom et prénom plus que signifiants en termes de geste héroïque.

Revenant à lui, il conclut : « Il faut admettre qu’un sentiment de culpabilité reste attaché à la satisfaction d’avoir si bien fait son chemin : il y a là depuis toujours quelque chose d’injuste et d’interdit. Cela s’explique par la critique de l’enfant à l’endroit de son père, par le mépris qui a remplacé l’ancienne surestimation infantile de sa personne. Tout se passe comme si le principal, dans le succès, était d’aller plus loin que le père, et comme s’il était toujours interdit que le père fût surpassé ».

La figure du père emplit le paysage psychique, rien sur les frères. Surpassé, le père humilié de Freud a bon dos ici, la rivalité fraternelle ne saurait se dissoudre dans l’Œdipe. Sinon pourquoi adresse-t-il cette lettre évoquant son frère Joseph, à son frère en écriture, de dix ans de moins que lui, qu’il vénérait tant, et peut-être même enviait ? Quelle est la problématique inconsciente à l’œuvre dans cette conflictualité ? Pour le demi-frère aîné Philippe c’est en quoi le « continent noir » du féminin est si troublant que son approche par la rivalité fraternelle (en laissant de côté les sœurs) permet le maintien défensif d’une distance prudente, phobique, et peut servir le projet d’évitement du féminin maternel. Pour le frère cadet, c’est toute la question du frère mort, support d’un déplacement œdipien ou bien figure de double narcissique. Les deux en fait.

Julius naît donc un an après Sigmund, mais meurt à huit mois. Qui sait ce qu’il serait devenu ? Peut-être un César ! Comme celui qui a écarté Crassus et Pompée pour rester seul à la tête de l’Empire après avoir écrit et fait connaître son histoire de la conquête des Gaules. Freud avait-il pensé à ce rival, écrivain et conquérant ? Et si c’était le cas, cela aurait-il suffi à le déculpabiliser ou encore, n’est-ce pas de là que provient sa profonde mélancolie ? Le mécanisme mélancolique ne se caractérise-t-il pas fondamentalement par la tendance narcissique à incorporer et assimiler (l’intégrer en soi) l’image de l’autre ? Peut alors se déployer sur celle-ci un attachement positif avant que négatif, destructeur et obligeant au surpassement : « l’ombre de l’objet tomba ainsi sur le moi qui peut alors être jugé par une instance particulière comme un objet, comme l’objet abandonné. »12 

Notes

1. Hélène Parat : « La Relation Fraternelle entre Vœux œdipiens et Plaintes pré-œdipiennes », Revue Française de Psychanalyse, 2008, p 433.

2. Freud le décrit (in Peter Gay, « Freud une Vie pour notre Temps » , 1988 ,  pp 230) comme « celui en qui ma confiance est illimitée, malgré la brièveté de notre connaissance ». Libido et transfert en sus.

3. Phyllis Grosskurth : Freud, l’Anneau Secret. PUF, 1995.

4. Michel de M’Uzan ; De l’Art à la Mort ; Ed. Gallimard, 1977, p 10.

5. Sigmund Freud : L’Interprétation du Rêve, (1899-1900), Coll Point Seuil 2001.

6. Freud S. : Lettre à Romain Rolland. Correspondance 1873-1939, Gallimard, Collection Connaissance    de l’Inconscient, 1979.

7. Racine : Bérénice ; Œuvres complètes ; coll la pléiade. Gallimard 1970.

8. À la question : « que contemplait Freud sur l’Acropole qui lui donna ce sentiment océanique lors d’un moment d’inquiétante étrangeté avec dépersonnalisation ?» Guy Rosolato dans la Nouvelle Revue de Psychanalyse no 15, printemps 1977 page 138 répondait : « ce qui ne peut se voir ». Soit le sexe maternel.

9. Paul-Laurent Assoun : « Leçons Psychanalytiques sur Frères et Sœurs » ; Anthropos/Economica ; Poche Psychanalyse ; 1997.

10. Freud S. : Correspondance 1873-1939. Ibid op. cit. p. 471 ; Lettre à Thomas Mann du 29 septembre 1936.

11. Quant aux choix par Napoléon de couronner Joséphine de Beauharnais, née Marie Josèphe Rose Tascher de la Pagerie, nous laissons au lecteur le soin de poursuivre ce fil rouge des affinités électives entre frères. La rivalité envieuse face au, et du pénis fraternel, n’empêche pas les fantasmes de séduction… entre frères. Bien au contraire.

12. S. Freud ; Deuil et Mélancolie ; (1917) ; Paris, coll petite bibliothèque Payot, 2011.