La toilette, naissance de l’intime
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La toilette, naissance de l’intime

Exposition "La toilette, naissance de l’intime"
Musée Marmottan Monet. Jusqu’au 5 Juillet 2015.

Cette jolie exposition aborde un thème qui a été peu exposé en tant que tel. Elle n’en donne qu’une vision partielle, car il est difficile de retracer toutes les pratiques de la toilette à travers les siècles. Après les scènes de bain pudiques et allégoriques de la Renaissance, la « toilette sèche » du 17ème siècle où, faute d’eau, on s’essuyait avec des linges blancs, puis les scènes libertines du 18ème avec de très jolis Boucher, on retourne à la pudibonderie au début du 19ème. C’est à la fin du 19ème, avec l’apparition de l’eau courante et des salles de bain, que le thème se développe et devient véritablement un motif pour les peintres (Manet, Berthe Morisot, Degas, Toulouse Lautrec, Bonnard, une « chronophotographie » de La femme à sa toilette de Muybridge).

A quelle image de la femme correspond ce nu féminin moderne réaliste, entre 1880 et 1930, surpris dans des scènes de la vie quotidienne ? Remarquons que c’est la période de la naissance de la psychanalyse. Après cette période assez circonscrite, le thème de la toilette disparaît. Les quelques œuvres modernes exposées sont intéressantes, mais elles restent isolées et hétérogènes. L’hypothèse des commissaires, dont Georges Vigarello qui a beaucoup travaillé sur les représentations du corps, c’est que, avec la toilette, l’individu s’approprie un temps n’appartenant qu’à lui. C’est la naissance de l’intimité. La toilette n’est plus ce rituel social où étaient admis des visiteurs, mais devient « un dialogue entre soi et soi ». Cependant, entre le soi et le soi, il y a le peintre, qui introduit dans cet espace clos le regard du spectateur. Si le nu féminin est un thème classique et récurrent de la peinture occidentale, ces représentations sont différentes en ce qu’elles questionnent l’intimité et l’exhibition. Ce que nous voyons c’est une femme occupée, qui ne regarde pas le spectateur. Il est là où il ne devrait pas être. Il la surprend. Comme Suzanne surprise par les vieillards. Mais ici il est invisible et dissimulé. Cette femme ne s’offre pas au regard, ou de manière dérobée. Le spectateur est voyeuriste. Il n’est pas sollicité. Rien à voir avec Olympia ou le Déjeuner sur l’herbe. Elle n’est là ni pour séduire, ni pour provoquer. Elle n’a pas été peinte pour célébrer la beauté féminine. Souvent elle n’est pas belle. Fatiguée, le corps imparfait, alourdi. Quel est le fil conducteur de ces images ?

C’est un tableau de Picasso qui donne la clé. Un portrait de Dora Maar, Femme à la montre, se regardant dans un miroir pour coiffer sa chevelure épaisse et noire, le visage étrangement clivé en deux, réunit tous les ingrédients de la mélancolie : elle a des ongles peints en noir, elle est à l’étroit dans le cadre du tableau, elle porte un vêtement avec un imprimé quadrillé comme une prison, elle cherche son image dans un miroir, elle porte une montre qui rappelle le temps qui passe. Quelques siècles en arrière, Georges de la Tour a peint La Femme à la puce. De ce portrait magnifique de femme occupée à se débarrasser d’une puce, se dégage une tristesse presqu’accablante. La lumière, mise en valeur par le clair-obscur, la pauvreté de la pièce, la position relâchée, malhabile des jambes, le ventre apparent légèrement avachi, tout évoque la misère humaine, comme si c’était au moment de la toilette, qu’apparaîtrait la tendance mélancolique.

Avec Après le bain, femme s’essuyant, Degas figure la laborieuse solitude d’une femme qui ramasse une magnifique chevelure rousse. Souvent présente dans ces tableaux de toilette, la chevelure fait l’objet d’une attention fétichique. « O toison, moutonnant jusque sur l’encolure ! / O boucles ! O parfum chargé de nonchaloir ! / Extase ! » écrit Baudelaire. La chevelure qui ondule évoque l’eau qui coule. Mais d’après Bachelard, « L’eau communique avec toutes les puissances de la nuit et de la mort ». L’eau de la toilette n’est pas seulement hygiéniquement purificatrice, elle est aussi séductrice et menaçante. Femme au bain, femme à la chevelure, femme au miroir. Femme mélancolique toute entière vouée à la préoccupation narcissique de son corps.

Telle Marthe, modèle et épouse de Bonnard, possessive et mélancolique, qui avait une passion pour le tub. Elle faisait des ablutions plusieurs fois par jour, et lui, regardait et dessinait. Dans Nu dans la baignoire, telle l’Ophélie shakespearienne, Marthe, recouverte d’un voile ou d’un linceul, semble flotter entre deux eaux, dans le « ruisseau pleurant » de la mélancolie.

Simone Korff-Sausse
Psychanalyste SPP