La traversée du miroir
Éditorial

La traversée du miroir

La sublimation artistique pose deux questions essentielles : pourquoi crée-t-on et à partir de quoi ? Les hypothèses explicatives sont nombreuses, et ne s’annulent pas : la sublimation, selon Christian David, conjugue l’inachèvement et l’incertitude théorique. Concernant le pourquoi, je garde en tête la réponse d’un peintre que j’interrogeais sur son processus créateur : « Parce qu’il ne m’est pas possible de faire autrement ». L’énigme n’est pas levée, mais autant dire que l’on se situe, malgré les difficultés processuelles, dans le registre de l’évidence.  

Qu’en est-il, chez le récepteur de l’œuvre, du phénomène en jeu dans sa captation volontaire ? Prenons l’exemple du Lecteur, non pas le lecteur occasionnel mais celui dont la vie s’organise, pour partie, autour de la lecture. On retrouve chez lui le même sentiment d’évidence : la lecture est un élément essentiel de sa vie.  

Mais encore ? Pourquoi lit-on ? S’agissant de romans : pour vivre plusieurs vies, par le jeu de l’identification, pour parcourir des pays et des milieux variés, satisfaisant nos pulsions d’investigation, mais surtout pour résonner aux expressions de la passion et de la haine, ou encore à celles de la douleur et de la perte, en écho aux déplacements sublimatoires du créateur, et pour rencontrer les voix différentes, infiniment différentes, qui les portent. Et y prendre du plaisir. Les hypothèses concernant la mise en jeu de la sublimation, selon Freud (pulsion sexuelle ou agressive), ou selon Melanie Klein (élaboration de la perte) se retrouvent donc aussi bien du côté du créateur que du côté de son destinataire.

Si, pour certains, la lecture peut avoir le statut d’un objet d’addiction, venant combler un vide et des angoisses en attente de symbolisation, elle reste pour d’autres un vecteur de communication dont Proust souligne la spécificité : « elle consiste pour chacun de nous à recevoir communication d’une autre pensée, mais tout en restant seul, c’est-à-dire en continuant à jouir de la puissance intellectuelle que l’on a dans la solitude et que la conversation dissipe immédiatement, en continuant à pouvoir être inspiré, à rester en plein travail fécond de l’esprit sur lui-même » (Sur la lecture, Actes Sud).

Pr Michèle Emmanuelli
Psychanalyste, SPP, Professeur émérite en psychologie clinique