L’âge et le principe de plaisir
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L’âge et le principe de plaisir

Gérard Le Gouès tente une approche psychopathologique du vieillissement basée sur sa pratique analytique avec les victimes de la démentalisation par l’âge, celles qui, pour Freud paraissaient échapper à toute entreprise psychothérapeutique. Bien que Freud ait suivi des patients de plus de cinquante ans, il semblait ne pas être très favorable au traitement des personnes plus âgées. Cependant, Karl Abraham redresse ce jugement dès 1920 en écrivant « Freud considère qu’un âge trop avancé limite l’efficacité de la psychanalyse. D’une façon générale, c’est indubitablement exact. Il était d’emblée vraisemblable qu’avec le début de l’involution psychique et physique, l’individu ne renoncerait pas à une névrose qui l’avait accompagné toute sa vie. (…) C’est pourquoi il nous semble injuste de dénier toute possibilité thérapeutique concernant les névroses d’involution. La psychanalyse, en tant que science, a bien plutôt à chercher si sa méthode curative peut donner des résultats à un âge tardif et dans quelles conditions ».

D’autres analystes vont bientôt se pencher sur le vieillissement psychique. Kaufman, Merloo… ; Hanna Segal, en 1957, présente ainsi au congrès de l’IPA (International Psychoanalytic Association), la cure d’un homme de 73 ans, sous le titre suivant: « Fear of Death: Notes on the Analysis of an Old Man« . Elle lève le tabou des applications de la psychanalyse et des aménagements de la cure avec les sujets âgés. Aujourd’hui, on peut considérer comme relancé, le débat sur l’analyse tardive, la sexualité du senior, les atteintes narcissiques de l’âge et, surtout, les variations du contre-transfert dans ce contexte si singulier de la cure…

Le courage de Gérard Le Gouès, inscrit directement dans la continuité des analystes précédents, consiste à rapporter, dans des vignettes cliniques, les difficultés et les ressources créatives dont il fait preuve dans ces situations délicates. Du patient qui arrive avec les ambulanciers jusque dans le cabinet à celle qui frappe à la porte à chaque fois que ce n’est pas le jour de sa séance, les lapsus et autres actes manqués relativement rares dans la pratique quotidienne, sont accentués ici par la régression, la démence ou tout simplement les destabilisations narcissiques du grand âge. La constante référence à son contre-transfert permet pourtant à l’analyste de tenir, face aux remises en cause provoquées par le vieillard : « le sujet vieillissant manque de fonds propres. Sa vie mentale se crispe sur le présent ou sur un passé idéalisé, tellement que l’analyste n’a souvent pas d’autre choix que de travailler la situation actuelle, de rechercher les moyens de la contenir, plutôt que d’interpréter une conflictualité irrecevable à ce moment-là ».

La modestie de Gérard Le Gouès lui permet de se fixer des objectifs réalistes: investir les processus mentaux encore présents pour ensuite s’autoriser des incursions dans les conflits psychiques du patient. Ici, en effet, la castration du patient n’est plus seulement fantasmatique, « car le patient qui vit une castration réelle, en inflige une autre à l’analyste. En sorte que l’analyse du contre-transfert devient l’analyse d’une castration analytique ». Ce patient plus âgé que l’analyste, qui n’hésite pas à l’infantiliser, qui lui montre son impuissance en prouvant qu’il ne l’empêchera ni de vieillir, ni de mourir et qui renvoie, par les représentations dont il est porteur, à des formes de rationnalisations dangereuses pour pallier l’angoisse de la disparition, a besoin d’un analyste mû par une pulsion de vie solide, mais aussi par un cadre plus souple ; soit tout simplement : « être doté des moyens psychiques qui lui permettent de rester auprès de son patient âgé sans trop s’appauvrir, ni se déprimer ».

Heureusement, nous sommes réconfortés par cette conclusion: « le jeu transférentiel conserve toute sa puissance renarcissisante en dépit de l’avancée en âge ; c’est la première leçon de la clinique ». On le savait, le travail sur le narcissisme est central avec le sujet âgé. Gérard Le Goués l’utilise pour « classer » les différents types de vieillissement.

Dans le vieillissement compensé, la tendresse qui prend la place de la sexualité génitale permet encore au sujet de se sentir objet d’amour. Les sublimations, par le déplacement libidinal, enrichissent l’individu et pallient la castration. Le vieillissement surcompensé, rejoint contrairement à la précédente approche réaliste, le déni culturel du vieillissement. Une hyperactivité défensive, un culte du « jeunisme » (on pense aux fameuses « panthères grises » américaines), un refus plus qu’un assouplissement de la dégradation, aboutissent à des catastrophes souvent somatiques dans un premier temps, aggravées ensuite par l’épuisement dû à la fuite en avant. Le vieillissement décompensé est marqué par la prééminence du narcissisme pathologique : le retour des désirs infantiles et du moi idéal tyrannique finissent par isoler le sujet dans son égocentrisme et ses déceptions de la vie. Le laisser-aller et l’abandon constitueront alors un équivalent de « suicide psychique ».

Dans le vieillissement aggravé, la maladie somatique et l’invalidité sont au devant de la scène et rares sont ceux qui pourront dépasser ces handicaps pour créer encore… mais quoi ? L’exemple de De Kooning et de sa peinture « brute » produite de longues années encore après le début de sa démence montrent qu’effectivement, bien soutenus, certains patients peuvent encore poursuivre une oeuvre, mais avec quel libre-arbitre ?

Gérard Le Gouès propose toute une série de concepts opérants pour les analystes, mais aussi pour ceux qui travaillent auprès des personnes âgées : médecins généralistes, gériatres, services sociaux, institutionnels… Son approche clinique, bien loin de tous les tests élaborés pour sonder les déficits cognitifs et autres données quantitatives a le mérite d’évoquer enfin l’économie psychique du du vieillissement. Il divise en trois stades la transformation progressive du sujet âgé :

– Dans le stade I, les performances professionnelles qui favorisaient les sublimations de production sont réinvesties sur d’autres activités créatrices qui apportent du plaisir et des rencontres. Ce sont les « clubs du troisième âge », les travaux qui attendaient faute de temps, les projets, qui vont occuper le début de la retraite. Une compensation s’opère sur le plan intellectuel: les références au passé remplacent les difficultés à mémoriser les nouveautés, le jugement et l’expertise donnent un statut social.

– Le stade II se caractérise par des sublimations de remplacement. Les nouvelles activités sont légères, sous le primat des pulsions partielles. La pêche à la ligne, le jeu de boules, le tricot, les opérettes ou les pièces de Boulevard, constituent des distractions faiblement coûteuses en termes d’investissement.

– Au stade III, les sublimations de consommation remplacent parfois définitivement celles de production et de remplacement. L’intérêt pour la nourriture et les horaires des repas, la routine et son côté rassurant, le commentaire des nouvelles du monde font « passer le temps ». La mort n’est pas forcément rejetée mais considérée avec défi et parfois humour. Mais les pertes de la vie se font plus lourdes et le chapitre qui y est consacré les égrène jusqu’au deuil de soi. La perte de certaines fonctions, en particulier celles qui organisent la sexualité, est abordée par G. Le Gouès dans un chapitre sans tabou.

La sexualité d’organe fait partie des demandes courantes adressées au médecin. Au temps du Viagra, qui s’en étonnera ! Pourtant, force est de constater avec l’auteur que « les difficultés sexuelles tardives dépendent finalement beaucoup plus de la psychopathologie que de la physiologie, à condition, naturellement, que le sujet vieillissant reste indemne de maladie organique sévère ». L’éjaculation précoce, la frigidité, la masturbation, l’homosexualité, sont autant de manifestations qui, apparues tardivement, constituent des obstacles majeurs à une vie qui trouve désormais peu de possibilités de déplacement. La génitalité, qui fédérait jusqu’alors les pulsions partielles, se désorganise et donne lieu à des régressions et parfois à des réorganisations pathologiques de la libido. Le travail analytique permettra alors de ré-élaborer la position dépressive, par l’acceptation du retour de la position oedipienne et contre-oedipienne. Enfin, la possibilité de mentaliser la sexualité, c’est-à-dire d’évoquer le désir et de le relier aux évocations du passé, diminuera d’autant l’amertume et la violence.

Tous ces aspects, présentés chez la personne âgée intacte intellectuellement, s’aggravent considérablement chez le dément. L’approche psychanalytique (toujours sous-estimée, voire absente des services de neurologie et parfois de gériatrie) complète pourtant ô combien la seule présentation cognitive du sujet âgé : « Sur le plan conscient, les données cognitives s’effacent, sur le plan inconscient les lignées narcissiques et objectales se déconstruisent (…) C’est cette originalité (de l’humain) que j’ai nommé psycholyse ». Les remarquables pages qui suivent devraient être connues de la moindre aide-soignante du plus isolé des services de long-séjour… C’est le plus souvent elle, en effet, qui sera le témoin du désemboitement successif de l’appareil psychique, puis de l’organisme entier. André Green l’avait présenté en 1972 comme composé « du soma à la pulsion, de la pulsion à l’affect, de l’affect à la représentation de chose, de la représentation de chose à celle de mot, de la représentation de mot à la pensée réflexive ». La démentalisation qui résulte de la désorganisation de la pensée réflexive, correspond à l’effacement massif des représentations abstraites. Les résurgences affectives permettent toutefois au vieillard de conserver certains épisodes et ainsi de ne pas trop souffrir. Cependant, le retour de la pensée figurative est le prélude de la perte des liens entre les représentations de choses. Les défaillances du patient sont souvent conscientes et l’aide qu’il recherche auprès d’un tiers lui prouve son incapacité. Une véritable dépression peut alors s’installer, souvent masquée par la passivité ou le repli. La pensée primitive peut alors prendre le dessus, les hallucinations (bien détaillées par l’auteur entre celles de plaisir, d’angoisse, de désir et enfin de type psychotique). La psycholyse, plutôt que d’être rejettée peut cependant être comprise et acceptée, par les familles comme les soignants et G. Le Gouès écrit un véritable plaidoyer en sa faveur.

Un livre vraiment enrichissant, dans un domaine anxiogène, qui prouve pourtant l’extraordinaire applicabilité de la psychanalyse, psychanalyse héroïque, contrairement à ce qu’écrit modestement G. Le Gouès, et, en tous cas porteuse d’avenir… Le nôtre ?