L’angoisse de mort dans le vieillissement. Pratique analytique avec des personnes de plus de 70 ans
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L’angoisse de mort dans le vieillissement. Pratique analytique avec des personnes de plus de 70 ans

La certitude de la mort augmente en vieillissant. Ce truisme n’est pas toujours allé de soi. Au contraire, certains témoignages littéraires actuels semblent aller dans l’autre sens, laissant une vision pleine d’espoir enfantin bercer de très grands vieillards. Mais cette coquetterie ne vient-elle pas cacher, au fond, l’idée que sans y croire, un dernier défi serait jeté au monde ? Certains écrivains, des chercheurs, sont ravis de passer à la télévision ou, bien plus modestement, d’avoir de nombreuses cavalières en lisse lors des thés dansants organisés par les EHPAD. L’angoisse de mort se travestit alors d’une pirouette pour ceux qui clament vouloir « tirer leur révérence en beauté ». Pourtant, sans aller jusqu’à une confirmation médiatique, n’est-ce pas une position tout aussi narcissique d’exprimer, à l’occasion des débats sur la fin de vie, la revendication en faveur d’un suicide assisté ou d’une euthanasie ? Si l’on considère que le suicide des plus de soixante-cinq ans est un véritable fléau (28% de l’ensemble des suicides en 2011 en France), la demande d’euthanasie et de suicide assisté de cette population pourrait-elle être considérée sur le même plan ? L’idée de mourir debout est culturellement défendue depuis l’Antiquité. C’est une valeur masculine et combattive adoptée par les hommes et les femmes de pouvoir. Il s’est donc longtemps agi de mourir en luttant. De nos jours, le combat de certaines personnes vieillissantes semble s’engager du côté de la mort et plus précisément de la fuite en avant vers la mort. Cette décision est souvent prise seul, ou selon des consignes déposées chez un notaire ou une association. Elle laisse encore le temps d’organiser la succession et surtout la mise en scène finale.

Une mort qui se pense sans lien à autrui

Philippe Ariès avait observé dès 1975 ce changement des représentations de la mort en Occident. Il l’avait dénommé « mort de soi » : « Dans le miroir de sa propre mort, chaque homme redécouvrait le secret de son individualité. Et cette relation que l’Antiquité gréco-romaine avait entrevue (…) n’a cessé d’impressionner notre civilisation occidentale. L’homme des sociétés traditionnelles (…) se résignait sans trop de peine à l’idée que nous sommes tous mortels. Depuis le milieu du Moyen-Age, l’homme occidental riche, puissant et lettré, se reconnaît lui-même dans sa mort : il a découvert la mort de soi » (p. 50). La mort de soi concourt non seulement à assumer sa solitude devant la mort, mais de plus à penser les différents détails de cette mort. Autant, dans le suicide, une personne déprimée peut totalement négliger la découverte de son corps par ses proches (et les chocs qui la suivront), autant « suicide assisté » et « demande d’euthanasie » sont empreints d’une rationnelle solennité. Ce cartésianisme effraie car il conduit l’humain à sortir de la Nature. Son sort s’exclut de tout parallélisme avec celui des autres animaux : lorsqu’il le décide, il disparaît. Nous pourrions encore insister sur la demande de médicalisation de cette mort choisie, qui conduit à maîtriser tout incident biologique et à anesthésier toute douleur physique. Paradoxalement, une médicalisation de la mort choisie vient répondre à une cessation de toute obstination déraisonnable, c’est-à-dire de la médicalisation d’un état incurable. L’humain renonce ici au sort assigné par les dieux : porter le poids de sa condition avec humilité, intégrer sa faute ou son désir de rejoindre leur place fantasmatique. Ce qui est nouveau, dans ce mouvement pour la mort maîtrisée, est qu’il exclut toute spiritualité et que ce matérialisme s’appuie sur le contrôle du corps (une crémation est en général choisie afin de ne pas s’imaginer passivement dégradé) ou parfois même sur une illusion d’un corps conservé, les rares cryogénisations de corps sont censées permettre une éventuelle ressuscitation, mais dans quelle Histoire, dans quelle Culture ? Aujourd’hui, l’homme reste seul face à sa mort. L’allongement du vieillissement a donc remis en cause le lien entre l’âge et la mort. Un grand âge qui était associé à la mort, un âge qui était associé à la perte.

La partition du vieillissement en deux époques

L’amélioration globale de la santé chez les occidentaux âgés divise, depuis une vingtaine d’années, le vieillissement en deux époques.

La première est plutôt celle de la Jubilación comme l’appellent nos voisins espagnols. La mise à la retraite correspond au moment tant souhaité où l’on va enfin retrouver la liberté, celle de se lever plus tard, de se livrer aux activités toujours repoussées (voyager, lire, jardiner), enfin de profiter de ses liens conjugaux et familiaux.

La deuxième époque coïncide avec la détérioration des aptitudes fonctionnelles et de la santé conduisant à la dépendance. Cette dépendance survient en moyenne en France à l’âge de 84 ans chez les femmes et de 78 ans chez les hommes, et correspond d’ailleurs à la durée moyenne de vie en France (données INSEE, in Blanpain N. & Chardon O., 2010). Les personnes qui fêtent leurs 65 ans ont donc souvent devant elles une petite vingtaine d’années à vivre (précisons ici qu’il s’agit de personnes d’un bon niveau de vie et qui ont eu un travail épanouissant, n’altérant pas leur santé). La seconde partie de ce vieillissement est souvent plus difficile, marquée par les pertes, perte du conjoint plus fréquente pour les femmes, diminution de certaines fonctionnalités comme la vue, l’audition, la marche, etc. Soulignons que l’appréciation des femmes est plus pessimiste (ou réaliste) que celle des hommes : les femmes se perçoivent comme plus dépendantes que les hommes du même âge.

Si la première étape du vieillissement est marquée par une forme de dénégation – les retraités deviennent de grands consommateurs de voyages, de produits culturels, de séjours de remise en forme (ils constituent ainsi une des grandes cibles de ces annonceurs), dans la deuxième étape du vieillissement, la mise à distance de la réalité de la mort devient plus complexe, mais surtout, la « normalité » de la finitude est constamment renvoyée par l’entourage et la société. Parallèlement, la vulnérabilité psychique croît en raison des amoindrissements fonctionnels, des pertes de proches et d’une forme de déséquilibre entre les investissements narcissiques et d’objet. L’espoir, qui contrebalance habituellement la dépressivité de l’avancée en âge, ne s’attache plus qu’à de petits projets à court terme. La quête de spiritualité est également soumise à des turbulences en raison d’un constat : « ce qui est vieux s’éteint, dans quel domaine ai-je encore ma place, pour qui suis-je encore une personne qui compte ? » questionne la personne âgée confrontée à une solitude délétère.

Clinique analytique avec des personnes de plus de soixante-dix ans

En raison de notre intérêt particulier pour le deuil, nous sont adressés de nombreux patients qui présentent à court ou à long terme, des complications du deuil d’un proche. Or, le croisement du vieillissement et du deuil est souvent explosif aujourd’hui. Contrairement à il y a une cinquantaine d’années où le préjugé de l’expérience conduisait les endeuillés âgés à refouler leur plainte, les veufs et veuves, mais surtout ceux qui perdent un enfant et particulièrement un petit enfant, présentent une alternance entre discours dépressif massif et revendication spectaculaire, et recherchent activement une aide auprès de leur médecin généraliste ou d’un psychologue.

Nous avons suivi deux personnes en deuil pendant au moins une année et sommes toujours en contact épistolaire avec elles. L’une a perdu son petit-fils pendant un séjour de vacances avec lui. Le petit garçon a été retrouvé noyé à la plage, après avoir échappé au contrôle de ses parents (sa grand-mère était à la maison). Cette patiente a réalisé un énorme travail psychique pour toute sa famille. Sa fille et mère du petit garçon, désespérée, se livrait à une véritable attaque de son passé avec sa mère. La patiente a dû soutenir sa fille pendant son divorce (directement lié au deuil), elle a parfaitement pu soutenir sa petite-fille, sœur du garçon à l’égard de laquelle une très forte angoisse de mort a pu s’exprimer. Restant très sensible à toute inondation, elle revenait vers moi par lettre à chaque catastrophe en France. Il est clair qu’ici, l’angoisse de mort était totalement dédiée à la perte d’un membre de sa famille. Elle-même était convaincue de n’avoir absolument pas peur de la mort pour elle-même. Bien qu’âgée de presque soixante-dix ans, cette femme s’est forgée dans l’énergie du deuil traumatique. Elle a retrouvé un compagnon, redressé sa fille effondrée, soutenu sa petite-fille. Un acte manqué m’a un jour montré combien le traumatisme était encore présent. J’ai reçu un mail de sa part, mais qui ne m’était pas adressé. Par une fausse manœuvre, il m’est arrivé avec un fichier de photos. Il s’agissait de celles d’une grande tempête qu’elle avait pu prendre en photo près de son lieu de vacances. Elle disait à son amie « ça me rend folle et pourtant j’en suis obsédée ».

L’autre personne avait cette fois perdu sa fille et s’occupait désormais de son petit-fils orphelin. Ici aussi l’avancée en âge était totalement masquée derrière la perte de sa fille et l’intérêt pour le petit garçon. Ces deux situations d’intranquillité maximale, ne renvoient pas à l’angoisse de mort pour soi, mais la voient projetée sur la famille. La stimulation doublée d’impuissance liée au traumatisme, l’importance d’être en bonne santé et totalement disponible ont poussé ces deux patientes vers des relations nouvelles et très investies. À aucun moment elles n’ont abandonné leur cause. J’ai pu cependant pointer à plusieurs reprises la recherche de ce surinvestissement et ce « nouveau sentiment d’exister ». Comme dans une guerre, leur propre névrose a été refoulée pour l’action, mais aussi le travail du deuil qui a pu être mené nonobstant des bouleversements majeurs de leur économie psychique. Le transfert massif a fait dire à l’une d’elles : « je vous confie mon moi parce que j’ai besoin de toutes mes forces ! ». La mort rencontrée et non plus la mort fantasmatique provoque une forme de triomphe : « j’ai eu ce qu’il y a de pire. Je n’ai plus peur de rien ! ». L’analyste doit pondérer cette vision et c’est bien sûr la liquidation de la névrose de transfert qui permettra de s’assurer de la nouvelle autonomie de la patiente. L’acte manqué précédent était bien la preuve d’un appel en raison de la fragilité liée au retour de la menace. Quelques échanges téléphoniques ont toutefois permis une consolidation.

Le vieillissement psychique et l’angoisse de mort

En l’absence de deuil traumatique toutefois, soulignons l’aspect naturel, quasi développemental, de l’angoisse de mort avec le vieillissement. Nous distinguons cependant le vieillissement physique du vieillissement psychique. Un sujet peut parfaitement présenter les signes physiques et fonctionnels du vieillissement tout en conservant une âme désirante, une humeur alerte, une bonne insertion sociale, des désirs et des projets. Dans ce cas, nous parlerons d’un vieillissement psychique dans le cadre des variations autour de la normale, soit d’une évolution normale du désir chez le sujet âgé, en rapport avec des objectifs moindres, une stimulation limitée, des relations moins diversifiées. Cette personne est souvent normalo-névrotique, a eu des investissements affectifs de bonne qualité qui n’ont pas été rompus par des accidents de la vie trop sévères et enfin a une bonne santé globale.

Dans le vieillissement psychique pathologique, nous observons une diminution de la souplesse adaptative des défenses mentales, une perte du désir, une anhédonie, une résistance au changement, la fragilisation du narcissisme, le retrait social. Si cet état croise ou s’ajoute à des circonstances difficiles de la vie, troubles somatiques, affectifs et autres problématiques sociales et conjoncturelles, l’angoisse de mort se révèle de plusieurs manières :

  • Elle a toujours existé, dans un contexte névrotique ou narcissique. Elle est réactivée à l’occasion d’un événement qui déborde des défenses mentales mises en place de longue date ;
  • Elle a jusqu’à présent été masquée par des traitements médicamenteux qui sont remis en question par le médecin, les médias ou une idéologie (religieuse, politique) ;
  • Elle découle d’une perte unique ou multiple qui renvoie le sujet à la mort réelle (perte du conjoint) ou symbolique (mort de un ou plusieurs représentants de la génération contemporaine, qui, endurants, finissent par succomber, tel Stéphane Hessel, véritable héraut du vieillissement « bien tempéré » pour certaines patientes).

Apparition de l’angoisse de mort

Les demandes de psychothérapies analytiques sont relativement fréquentes dans le groupe des retraités. Dans un quartier populaire d’une grande ville, où nous avons notre plaque de « Dr. en psychologie, psychothérapie, psychanalyse », les appels téléphoniques demandant une consultation débouchent sur au moins un entretien ou une série d’entretiens à visée psychothérapique. Environ 10% aboutissent à une psychothérapie analytique de plus d’une année à raison d’un entretien hebdomadaire, chez une personne de plus de soixante ans.

L’angoisse de mort est une angoisse de séparation différente de celle rencontrée chez les enfants. Souvent, et ce depuis l’enfance, la personne craint les séparations et les vit mal. Mais avec l’âge, les séparations renvoient à la perte de soi. Nous avons largement travaillé cette question de la perte anticipée de soi (Bacqué, 2003). Le deuil de soi est une notion très critiquée aujourd’hui parce qu’elle intervient dans le débat radicalisé de la fin de vie. Certains voudraient une forme de forçage du deuil de soi qui permettrait d’aborder la mort plus facilement. D’autres revendiquent le deuil d’eux-mêmes pour réclamer le suicide assisté ou l’euthanasie. Les psychologues hospitaliers se sentent parfois les otages de ces deux camps. D’un côté leur serait assignée la tâche de faire « faire leur deuil » aux patients en fin de vie ; de l’autre il leur serait demandé de vérifier la réalité du deuil de soi chez des personnes arguant de leur souhait de voir leur vie se terminer. L’angoisse de mort n’est donc pas à prendre uniquement dans le contexte de la névrose d’angoisse ou de la névrose phobo-obsessionnelle. Elle est présente dans la vie moderne du fait de sa médicalisation. La mort devient l’issue d’une maladie et non un phénomène naturel résultant de l’usure de l’organisme. En tant que maladie, elle fait donc l’objet d’une lutte qui augmente encore la culpabilité de celui qui la ressent. Ainsi, une maladie létale semble aujourd’hui ne se terminer que de deux façons : la fuite anticipée dans une demande d’aide à mourir, la lutte acharnée contre l’angoisse de mort par des moyens artificiels.

Nous proposons une autre attitude : celle de l’écoute de l’angoisse de mort et de son travail avec le patient. Le « travail du vieillissement » proposé par Benoît Verdon (2013), dans la filiation des psychanalystes qui se sont intéressés à la question, nous semble en effet la seule possibilité d’intégrer l’anticipation d’un fait incontournable qui pourtant se dérobe sans cesse : tant que nous ne sommes pas morts, la mort n’est pas là, lorsque la mort est là nous ne sommes plus. Lors d’un premier entretien, les plaintes le plus souvent présentées sont de trois registres : la prise chronique de psychotropes, la perte d’un proche, la présence (actuelle ou passée) d’un cancer ou d’une maladie chronique. Ces symptômes sont présentés en causalité avec la survenue d’une angoisse de mort ou son augmentation insupportable.

La prise de psychotropes pour ne pas élaborer l’angoisse de mort

Si nous relevons les caractéristiques de la population anxieuse, nous observons qu’elle est majoritairement féminine, solitaire et presque invariablement consommatrice de psychotropes. Cependant, dans la population des personnes consultant un psychologue figurent des femmes qui tentent de se sevrer des anxiolytiques en s’orientant vers des alternatives phytothérapiques ou homéopathiques. Ces personnes ont souvent un bon niveau intellectuel et cherchent un lieu d’expression pour des traumatismes anciens. Par exemple, une ancienne infirmière, née à la fin de la seconde guerre mondiale, rapproche chaque événement familial actuel d’une scène de son enfance où sa sœur est battue « à mort » par son père et devant laquelle elle reste totalement impuissante. L’angoisse de mort est profonde et envahit les rêves et les rêveries diurnes. Elle prend « son » Imovane® (le Zopiclone est un sédatif hypnotique) à vingt heures afin de dormir le plus rapidement possible et se réveille immanquablement vers deux heures du matin en proie aux scénarii les plus anxiogènes. La psychothérapie est hebdomadaire. Progressivement, elle va aborder sa peur du vide de sa vie, alors qu’elle a un fils et des petits-enfants. Chaque séance lui permet d’élaborer ses peurs anciennes (mésentente parentale, guerre, manques, conflits entre catholiques et protestants dans son village alsacien) et de constater, dans l’échange avec son analyste, que ses capacités d’élaboration lui permettent de vivre et de dépasser ses nombreuses difficultés. Elle va redevenir active en participant à divers travaux associatifs, alors qu’elle était prostrée à la maison. Elle développe ses relations avec ses petits-enfants, alors qu’elle voulait abandonner tout lien avec sa famille en raison d’une belle-fille pathogène. Sa vie, vécue sous l’égide du rétrécissement, s’élargit au contraire vers des relations de qualité qui passent allègrement par dessus les conventions de l’âgisme intériorisé hélas par de nombreuses femmes de cette génération.

La mort anticipée pour devancer l’angoisse

Autre résumé d’une situation cette fois avec un homme de quatre-vingt ans envoyé par son cardiologue qui craint un suicide. La découverte d’un cancer du rein angoisse tellement cet homme qu’il souhaite « devancer l’appel » exprime-t-il dans une métaphore militaire qui montre paradoxalement son désir de rester inclus dans un groupe. La solitude (et le passage à l’acte) sont en effet des défenses narcissiques qu’il a toujours employées comme signe de sa puissance. La dépendance engendrée par la maladie est insupportable. Le débordement anxieux est tel que le thérapeute ici n’existe pas et c’est seulement après quelques séances que ce patient, selon ses dires, « atterrit ». Le transfert lui permet alors de penser que les autres sont aussi autour de lui. Leur peine potentielle liée à son suicide est verbalisée et ce retour du lien prend la place des bénéfices anticipés dans un suicide spectaculaire, qu’il avait mis en scène pour jubiler de son effet.

Problématique similaire chez une femme retardant son départ à la retraite (68 ans) et développant une subite anorexie lorsqu’elle apprend que sa fille diplômée des plus grandes écoles va être au chômage. L’état dépressif se met en place par le biais de symptômes somatiques parce qu’elle résiste à reconnaître le changement de statut : elle cesse de travailler, c’est la prochaine génération qui doit prendre le relais. La perte narcissique est à son comble bien qu’elle reconnaisse qu’il lui faut laisser la jeune femme voler de ses propres ailes et cesser de la poursuivre sur Skype, son compte Facebook et autres instruments qu’elle exhibe en séance surtout pour noter ses prochains rendez-vous. Tout cela est-il propre au vieillissement ? Oui car c’est la peur de mourir qui émerge de la rupture des liens.

Le travail analytique permet de recomposer la partie de la trame relationnelle émise par le sujet. Sinon, la personne a l’impression « qu’après avoir tout eu, on lui a tout repris ». Cette réflexion, fréquente, engendre envie et repli anxieux. La personne « couve » en effet littéralement ses biens afin de ne pas voir dérober ses derniers atouts. La rivalité avec le thérapeute est difficile à aborder, les patients alternant paternalisme condescendant et jalousie persifleuse. L’angoisse de mort surgit lorsqu’ils acceptent d’abaisser les défenses et de parler vrai. Le bilan de vie qu’ils égrènent est alors désastreux : ils n’ont rien fait de leur vie, ils ne laisseront rien de bien à leurs enfants. La reconstruction pas à pas du désir à partir du passage de témoin de leur parent (« ma mère m’a bien désirée, sinon je ne serai plus là » observe cette patiente), permet de ne pas sombrer dans la mélancolie.

La position passive est d’autant plus difficile que les actes se restreignent. Les patients âgés qui se plaignent de « n’avoir plus que leurs yeux pour pleurer » reprennent confiance en eux lorsqu’ils peuvent choisir la psychothérapie, leur horaire. La parole devient ici une véritable assise sur laquelle ils peuvent arrimer leur vérité, celle qu’ils ont souvent masquée pendant des années de labeur et qui, libérée, contribue dorénavant à retrouver leur identité profonde, restée authentique. Cette identité renouée dans la relation avec l’analyste est aussi une reconstruction de la capacité à créer de la relation avec autrui mais surtout avec eux-mêmes. L’échange avec l’analyste les sort du rapport moi-moi qui les confine au regard d’un naturaliste cruel : « regardez-moi, ces rides, ces mains, etc. ». L’élation du patient âgé fait peur à l’analyste qui peut croire à une valorisation narcissique retrouvée dans ce nouveau couple. Cependant, les indices de réussite de ce véritable tremplin que constitue l’analyse sont assez limpides : reprise des activités, reprise surtout de la mentalisation qui permet de trouver des pensées et des émotions agréables et adaptées au mode de vie de la personne.

Conclusion

Le vieillissement de la population occidentale montre une augmentation des sujets âgés, mais aussi une confrontation plus fréquente et plus longue aux pertes familiales. À défaut de soutien affectif, les personnes de plus de soixante-cinq ans hésitent beaucoup moins qu’il y a une vingtaine d’années à faire appel aux psychologues. La pratique analytique ne leur fait pas peur car la connaissance des effets secondaires des benzodiazépines les persuade de trouver d’autres moyens de limiter l’angoisse. Derrière l’angoisse de ne pas dormir réside en effet une angoisse de mort que la dépendance aux psychotropes n’a en rien minorée. La relation duelle avec le psychothérapeute est évidemment un secours qui pourrait se prolonger en une nouvelle dépendance. Le psychothérapeute-analyste doit rester vigilant pour que ce nouveau lien parfois avidement recherché reste le lieu d’un travail psychique. La stabilité des entretiens et la constance du lien thérapeutique reconstruisent peu à peu l’identité du sujet blessé par des pertes sévères. Les observations diverses de psychothérapies analytiques de ville (et non d’institutions) montrent que, malgré un âge avancé, la mort ne sature pas toutes les représentations, ni la vie émotionnelle et affective de ces personnes qui restent parfaitement accessibles au lien thérapeutique. Progressivement, le changement est accepté en même temps que la reprise mentale. Les procédés défensifs s’assouplissent et le vieillissement s’entrevoit plus sereinement.

Bibliographie

  • Ariès P. (1975), Essais sur l’histoire de la mort en Occident, Seuil.
  • Bacqué M.-F. (2003), Apprivoiser la mort, Odile Jacob.
  • Blanpain N, Chardon O. (2010), « Projections de population à l’horizon 2060 : Un tiers de la population âgé de plus de 60 ans ». INSEE Première n°1320.
  • Verdon B. (2013), Le vieillissement psychique, PUF.
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