L’art de l’assemblage du transfert et du contre-transfert
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L’art de l’assemblage du transfert et du contre-transfert

« La prison du langage n’enferme pas l’entière vie d’un corps ». S’il est un territoire où Annie Anzieu manifesta sa sensibilité et sa perspicacité, ce fut bien celui où l’entière vie prenait précisément corps dans ce que cette analyste acceptait d’accueillir des enfants qui consultaient auprès d’elle. À ses yeux, les cures des enfants n’étaient pas concevables sans un tel engagement. « L'enfant bouge, joue, rit, agit et symbolise souvent en dehors du langage. Que reste-t-il de l'analyse dite "classique" dans cette situation ? Le nombre de séances ? Le cadre ? Le transfert ? » Oui, le transfert, et de manière cruciale dans des traitements qui posent de manière troublante la question de la neutralité, où le vécu corporel est non seulement le premier vecteur, mais parfois le seul dont dispose l’analyste pour
approcher la souffrance qui affecte l’enfant, ou la terreur qui le paralyse. Oui, le transfert mais à travers ce « cumul d’affects qu’on dit "contre-transfert" ». Cumul d’affect et entrelacs de perceptions corporelles : pour Annie Anzieu, l’emprise du corps était une donnée essentielle de notre fonctionnement d’analyste.

Imaginez la petite Sara, ses boucles, sa fausse modestie. Elle a deux ans et vient pour un bégaiement survenu aussitôt après la naissance d’un petit frère alors qu’elle est une troisième fille. Annie Anzieu perçoit, dès les premiers moments de cette consultation qui dure deux heures – et ce fut une unique consultation -, l’enjeu phallique à la clé de la « belle manière de parler » qui s’est brutalement dégradée. Impuissance de la petite fille, et l’analyste se garde d’intervenir activement, de contraindre Sara à parler, c'est-à-dire à bégayer. Elle maintient le contact en lui permettant de « montrer ce qu’elle sait être et ce qu’elle n’arrive pas à être ». Et l’on voit se déployer la résistance de cette enfant à la passivité, « sa révolte contre une féminité déjà inadmissible ». Entre excitation et régression, c’est toute la confusion pulsionnelle de Sara qui se trouve ainsi mobilisée dans la relation qu’Annie Anzieu parvient à créer. Agressivité et tendresse, excitation, paroles murmurées, érotisme. Tandis que, s’adressant aux baigneurs trouvés dans la boîte de jouets, Sara semble avoir soudain retrouvé autorité et détermination dans l’usage de la parole, Annie s’inquiète de l’avenir : « J’ai toujours pensé́, écrit-elle, que le bégaiement est un symptôme plus grave chez la fille que chez le garçon en ce qu’il évoque l’érection verbale comme la
revendication d’une possibilité inaccessible, une castration basique sur laquelle il peut être douloureux de revenir. »

C’est peu de dire que la mise en jeu de sa « condition féminine » ne se limitait pas pour Annie Anzieu à quelque contenant maternel dont le bon usage aurait assuré de salutaires fonctions pare-excitantes. Le sexuel infantile, le rôle crucial de l’investissement des zones érogènes et, ce faisant, les liens internes aux objets que permettent le dessin, sa décharge sensori-motrice et la création de formes, étaient au centre de sa conception des traitements d’enfants et de ce qu’ils lui apprenaient. Elle mit inlassablement ce discernement au service de ce qu’elle élaborait autrement, mais néanmoins si près de cette expérience, dans les analyses d’adulte. Parfois, écrit-elle, « la transmission directe de corps à corps, d’inconscient à inconscient suppose l’élimination d’un pare-excitation protecteur, et quasiment la transgression de la règle de neutralité », alors que l’analyste conserve de son propre corps « une apparente certitude de sa stabilité ». Jusqu’au moment où il faut à cette analyste élaborer les bizarres échos de borborygmes qui l’affectent en même temps que sa patiente.  Peut-être cette « conversation intestinale » et le mal-être éprouvé par Annie Anzieu traduisaient-ils une dévalorisation du contenant maternel ? Peut-être, mais à la condition de ne pas ignorer ce que la rivalité féminine et l’intense transfert homosexuel infligent aux tentatives de maintenir haute l’idéalisation. C’est dans cette veine qu’Annie Anzieu élabora les tenants et aboutissants du masochisme féminin – en particulier cette difficulté de « montrer la puissance de se penser fille face à la mère » d’où résulte souvent un silence opaque.

Mais est-ce dans une autre veine qu’elle aborda ces enfants qui n’étaient « pas installés dans leur propre corps » ? À l’entendre parler de David, raide, le regard vide, « comme absent de ce miroir maternel primordial », à l’entendre évoquer son désir de plaire à ce garçon afin qu’il la « reçoive », on mesure la profondeur de l’intrication entre séduction et régression, entre plaisir de la gestation et mobilisation profonde de traces sensorielles archaïques qu’Annie Anzieu mettait en œuvre dans ces cures où l’analyste est en prise directe avec le désarroi et le chaos. Mais là encore en faisant toujours sa place au sexuel et à ce qu’il porte de potentielle réorganisation. Ainsi du dessin dans ces thérapies si difficiles : tel un cri, décharge d’excitation, signe d’effroi, il n’a pas de contenu représentatif.  
« Pourtant il laisse une trace et l’effort de l’analyste est de vivifier cette trace, de lui donner un sens pulsionnel, de s’y nommer comme objet et d’organiser ainsi une ébauche de représentation ».

Je ne me suis pas formée à la psychanalyse des enfants auprès d’Annie Anzieu. Mais sitôt entrée à l’APF, j’ai participé à son séminaire et elle m’a beaucoup appris. Elle m’a en particulier appris ce que la parole doit au corps. Son écoute sensible, sa fermeté attentive, sa manière propre d’entendre les « traits d’union » imperceptibles entre l’analyste et ses jeunes patients ont marqué durablement ma pratique.

Laurence Kahn

Les citations de A. Anzieu sont extraites de :
– « Réflexions sur la situation de l'analyste auprès des enfants », Documents & Débats, APF, 1988, de « Propos sur la féminité », Revue française de psychanalyse, vol. 69, n°4, 2005, pp. 1103-1116, de « Corps et contre transfert » ;
Le Carnet PSY, n° 111, sept.-oct. 2006, pp. 27-32 ;
– A. Anzieu, L. Barbey, S. Daymas et al., Le travail du dessin en psychothérapie de l’enfant, Dunod, 1996.