Le cinéma en partage. De la magie des images à la fabrique d’associations
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Le cinéma en partage. De la magie des images à la fabrique d’associations

Émergences contemporaines du XIXe siècle, cinéma et psychanalyse ont comme identité commune d’avoir bouleversé les modes de représentation. Ces deux langages définissent tant une technique qu’une manière d’explorer le monde. Ils ont pour même ambition d’une part de communiquer par projection, d’autre part de contribuer à la révélation d’enjeux, transfert ou écran. Autre parallèle, le faisceau du cinématographe capte puis projette sa lumière sur l’écran de cinéma, l’analyste entend et ressent dans l’idée de réagir au sens réfléchi du terme et, in fine, interpréter ce qui se répète au cœur de la relation transférentielle. Adresse à un autre ou miroitement de lentilles de caméra, leur signifiant résiduel reste la motion par le truchement d’images-mouvements, d’images-temps, d’images-relations et, non des moindres, d’images-pulsions. Dernier préambule du dénominateur commun : le dépassement du clivage corps-esprit. 

Au creuset de l’alchimie parallèle se développent des figures. À partir de l’image animée se fabriquent fantasmes, rêves, affects ou autres trouvailles. Sans cesse construit, détruit puis reconstruit, ce procédé analogue organise les codes d’une lecture du monde tel qu’on le redécouvre à soi-même.

En quoi ces deux ingénieries rencontrent leur limite ? Alors que la cure se trouve encadrée par l’analyste en tant que garant, le fonctionnement du cinématographe prendrait préférablement appui sur les processus nommés médiateurs (Green, 1972). Ces processus favorisent les capacité et habileté à dégager de la discontinuité la fluidité ou encore liaison entre des processus primaires (corps, pulsions et agirs visant le plaisir et la décharge) et les processus secondaires (idées, mots au service des pensées, insight et élaboration). La subtilité consistant à appréhender combien les processus tertiaires n’interviennent pas en 3ème temps. Ils restent délimités à un temps intermédiaire entre les deux polarités sus-citées, du primaire vers le secondaire et réciproquement. Aussi, les processus tertiaires oblitèrent la contiguïté entre pensée et passion, entre Ça et Moi. Ils promeuvent une meilleure co-existence de logiques différentes, l’économie psychique de l’une tolérant peu celle de l’autre.

L’assertion mérite d’être discutée. Ce plaidoyer en faveur du média-cinéma comme facilitateur d’une meilleure distribution du processus associatif et de la production renforcée de représentations plus ambivalentes semble assujetti à pondérations. Par exemple, les autres éléments du spectre des arts nobles ne seraient-ils à même de potentialiser la révélation d’enjeux psychiques ? Néanmoins, fonctionnant par essence sur la projection d’images animées, le 7ème art active considérablement les modes énergique et productif intrinsèques aux schèmes de pensées. Aussi, le processus des salles obscures reprendrait l’amélioration des modèles perceptifs opérants en psychanalyse.

En second lieu, il n’est en rien question ici de « voir un film ». En marge de l’expérience relationnelle constituée par le fait d’aller au cinéma, la gageure formatrice resterait en souffrances. Le piège consistant à ne jeter qu’un seul coup d’œil rejoindrait ici la méfiance professée par le père fondateur de la psychanalyse. La légende s’accorde à dire que Freud, lui accordant un plaisir modéré, craignait que ce mutique écran plat procède de confusions quant aux processus de révélation mis à jour par la talking cure. Préférentiellement, notre invitation vise à mettre en évidence la possibilité de parler a posteriori du contenu de la séance à un autre de ce que l’on vient de vivre, d’entendre cet autre partager et discuter ses échos. Alors, l’épreuve interactive d’une expérience partagée s’avèrerait propice à ouvrir les champs représentationnels. Mus par l’expérience filmique commune, les échanges au sortir de la séance se trouvent impactés par ce, en quoi, chacun s’en trouvera renvoyé à ses fueros (Freud, 1915) : ces restes mnésiques non accessibles/non advenus, repris ou non jusqu’à une autre scène. En nuance et par défaut, le processus de métacommunication sur les vécus issus, pour ne pas dire extraits, du film pouvant se faire en temps distincts ; les résonances n’étant alors certainement pas traversées de même vitalité ni de suffisantes ampleurs émotionnelles pour ouvrir ses yeux, mais aussi ses oreilles.

En convergence entre images animées et mobilisations globales du spectateur, l’enjeu étant que le scenario touche, aux sens symbolique et sensoriel. Dans cette continuité, notre proposition concerne l’expérience globale de se risquer dans une salle de cinéma, devenant ici un espace de jeu au sens winnicottien. À comprendre comme s’engager dans un choix arrêté d’histoire, se déplacer pour éprouver, sentir l’émotionnalité rythmique (Avron, 2011) se propageant au sein des spectateurs et, in fine, être réceptif à ce qui se rejouera pour l’individu postérieurement au générique de fin. 

Quid de la clinique ? Adèle, éducatrice en foyer éducatif, rapporte en analyse des pratiques professionelles (APP) une sortie lors de l’avant-première de Black Panther (2018) : 1ère mégaproduction hollywoodienne en contexte culturel africain et afro-américain liée à l’univers Marvel. Issus du Maghreb, les jeunes composant le groupe ont en commun d’être placés suite à des problématiques variées : de la violence intrafamiliale à l’exil politique. Au sortir du film, Adèle est interpellée par la posture de Malik, connu pour être honteux de ses origines, maîtrisant peu la langue française tout en s’en défendant par la réserve. Saisi d’émotions peu organisées sur le retour, Malik se distingue singulièrement par son mécanisme de défense privilégié : le retrait. Suite de séance qui n’échappe pas à l’attention d’Adèle. Elle ouvre la discussion avec le classique en la matière : « T’as aimé le film ? ». Préalablement, elle avait formulé en son for intérieur l’hypothèse selon laquelle les scènes de combat avaient pu réactualiser les traumas chez l’adolescent. Quelle ne fut pas sa surprise alors que Malik enchaîne sur la nature de la foule des spectateurs. Il a remarqué que la majeure partie des spectateurs était de phénotype d’Afrique Centrale : « ils étaient cher beaux… t’as vu comme ils étaient fiers pendant le film ? ». Coîte, Adèle n’a su relancer l’interaction.

Quinze jours sont passés, nous réfléchissons à comment travailler au service de Malik. Le groupe engage Adèle à repartir du blockbuster auprès de lui. À l’APP suivante, elle rapportera un échange fort où le jeune homme aura pu dire sa honte des origines alors qu’il avait projeté sur les spectateurs la fierté extrême de se voir culturellement représentés à l’écran. Se logeait là, dans un après-coup, l’opportunité de l’inviter à s’entretenir du rapport malaisant à ses racines comme de la difficulté à se reconnaître place et valeur.

Ailleurs, une patiente évoque avec colère La famille Asada. Magda s’offusque : le réalisateur brave un tabou tournant la mort en dérision à la faveur d’une scène de cérémonie funéraire. Trouvant le scenario obscène, elle voudrait ce film interdit. En association avec son histoire, envahie d’inattaquables fantômes, je m’entends lui dire : « en même temps, le père lui-même joue à sa mort… ». La patiente s’esclaffe cherchant la connivence : « Quel incroyable toupet ! », manifestation vite sanctionnée de honte. Je risque ce qui se transformera en interprétation : « Quel courage ! ». La séquence fut fort utile pour confier les morts de Madga aux soins de Charon.

Aller au cinéma ne dépassera jamais l’efficience de dispositifs visant exploration, épreuve sensorielle, figurabilité de l’affect. Je pense au dispositif Photolangage®, à l’histoire coconstruite en groupe de psychodrame, encore, à la trame ou chaîne associative en groupe (Vacheret, 2010). Ces paradigmes décrivent consistance d’espaces inconscients et complexité de leurs interférences. Néanmoins, l’image projetée en salle, enrichie d’interactions, semble une heureuse conjoncture, participant à l’émergence d’affects. Les avatars d’un scenario dépassent sous cet angle ce qui ne peut être dit en l’état.

Filmographie

Black Panther (2018) (Panthère noire au Québec) film étasunien d’action et science-fiction, réalisé par Ryan Coogler.

(浅田家! – La Famille Asada !) Asada-ke ! (2020) comédie dramatique japonaise réalisé par Ryōta Nakano. 

Bibliographie

• AVRON O. (2011) L’émotionnalité participative : corps et psychisme en interactions, in Revue de Psychothérapie Psychanalytique de Groupe, 2, n° 57, pp 23-33.

• FREUD S. (1915) Pulsion et destin des pulsions, in Métapsychologie, éd Gallimard.

• GREEN A. (1972) Note sur les processus tertiaires, in RFP, n° 3.

• KAMIENIAK J.— P. (2019) Freud et les plaisirs de la vie, éd. In Press.

• VACHERET C. (2010) Le Photolangage®, une médiation thérapeutique, un bref rappel historique des théories groupales, n° 1, Le CarnetPSY, pp 39-42.

• WINNICOTT D. W. (1975) Jeu et réalité, l’espace potentiel, éd. Gallimard.