Dans son livre, Le Psychodrame de l’adolescence(2025), Alexandre Morel met en lumière comment l’adolescence, période de métamorphose et de conflits, se manifeste sur différentes scènes. Il partage une réflexion approfondie sur l’impact du psychodrame dans le travail avec les adolescents, et insiste sur la capacité de ce dispositif à donner une forme aux éprouvés informulables, à mobiliser le corps et l’imaginaire, et à favoriser un processus de subjectivation plus libre et créatif. Le psychodrame, en ouvrant un espace où le patient peut expérimenter, symboliser et transformer ses souffrances à travers le jeu, devient un levier thérapeutique puissant.
Propos recueillis par Kevin Hiridjee.
Carnet Psy : Votre ouvrage sur le psychodrame et le travail de l’adolescent fait apparaître un fil rouge : la forme. Pourriez-vous nous expliquer ce qui vous a conduit à concevoir le processus adolescent à partir de l’exigence de trouver une « forme » ?
Alexandre Morel : Je pense que les adolescents sont tous soumis à une injonction à la symbolisation. Cette injonction vise à trouver une forme à la nouveauté pubertaire qui les contraint à reconfigurer leur commerce avec eux-mêmes comme avec l’autre. Sur ces deux scènes, narcissique et objectale, cette recherche de formes nouvelles doit permettre une « liberté d’être suffisante » selon cette expression qui m’est chère et que j’emprunte à René Roussillon. Car le symptôme est bien une forme mais il ne permet pas cette liberté. On peut considérer d’ailleurs que l’adolescence est le moment incontournable des symptômes qui sont comme des brouillons que l’adolescent doit faire pour parvenir à une forme satisfaisante du point de vue de sa liberté et de sa suffisante autonomie. En plus des symptômes, il y a également, si l’on suit Évelyne Kestemberg, les formes que constituent tous les personnages auxquels l’adolescent s’essaie plus ou moins inconsciemment avant de devenir une personne. La notion de forme m’est précieuse car elle renvoie à la plasticité, au mouvement et à la transformation là où les symptômes et le sexuel infantile poussent parfois à l’immobilité. Il me semble aussi que les patients que nous recevons au psychodrame sont d’abord aux prises avec l’informe. L’informe, c’est ce mystère du pulsionnel, entre soma et psyché, qu’il faut faire sien, qu’il faut pouvoir s’approprier subjectivement pour juguler son action agissante. Sans forme, la pulsion est comme un corps étranger qui se joue du sujet. Sans doute la forme est-elle donc aussi une manière de parler du terrain que l’on peut gagner dans la cure sur les parties inconscientes du moi.
Quand les patients sont en difficulté pour sortir de l’informe et pour trouver des formes qui servent la subjectivation, ou quand ils sont aux prises avec des formes mystérieuses, répétitives et astreignantes pour eux, des symptômes ou des personnages enfermants, on peut leur ouvrir la scène du psychodrame qui, elle-même, produit de nouvelles formes sous l’aspect de scènes. Ces scènes sont certes proposées par l’extérieur, mais le patient y participe avec ses propres formes. Un dialogue et des conflits s’engagent alors entre les formes venant des analystes et celles qui viennent du patient. C’est l’investissement progressif de cette conflictualité, rendue possible par l’investissement du jeu, qui va permettre une modification progressive de ces formes et de leur poids symptomatique. La question de la forme ouvre à celle du processus de la cure : comment les formes du patient ont-elles une forme agissante sur lui, mais aussi sur nous qui l’écoutons ? Et comment pouvons-nous agir analytiquement sur elles pour les transformer ?
C’est là qu’intervient la proposition de votre livre et de ses « opérateurs » psychodramatiques ?
Ma proposition est que la transformation des formes symptomatiques permises par le psychodrame dans une cure s’appuie sur l’action de trois opérateurs. La proposition de ces trois opérateurs permet de rendre compte d’un traitement analytique du matériel associatif qui passe par la mise en scène. Mise en scène tant de ce qui se dit et ne se dit pas, mais aussi de tout ce qui se fait sans se dire dans la séance d’analyse. Le Narratif, le Scénique et le Dramatique sont ces opérateurs qui œuvrent entre liaison et déliaison pour déformer le matériel associatif en vue de lui donner un nouveau visage pour le patient. À travers ces opérateurs, j’ai cherché à rendre compte de la manière dont fonctionne le psychodrame comme dispositif psychothérapique de cure. Ils constituent un mode de traitement du matériel associatif, un angle d’écoute et de mise en forme en vue de la transformation de ce matériel. À travers de nombreux moments cliniques de cure, je me suis intéressé aux manières particulières de voir et de faire du psychodrame. Celles-ci s’enracinent dans le dispositif psychothérapique de la cure analytique. Mais je crois que l’on peut dessiner des outils très spécifiques pour rendre compte de la valeur mutative du psychodrame. Et, en retour, s’intéresser à la manière dont les opérateurs psychodramatiques viennent questionner le cadre analytique, notamment l’aptitude du cadre de la cure à provoquer des figurations et à faire jouer celles-ci entre elles.
L’un des aspects qui m’a beaucoup intéressé porte sur ce que vous appelez les « ruses figuratives du scénique » et notamment le fait que le psychodrame fasse apparaître une simultanéité entre des éléments du dedans et du dehors, du moi et de l’objet, et du passé et du présent. La conjugaison du langage et des images renforce le sentiment d’une conjugaison des « temps » : celui d’hier et d’aujourd’hui. L’une de vos patientes dit d’ailleurs : « le psychodrame me fait voir des choses que je ne peux pas voir ». Pourriez-vous nous expliquer ce que le psychodrame nous fait voir et en quoi, je vous cite, il est « un dispositif de réalité augmentée » ?
Les ruses dont je parle sont celles de la mise en scène. Là où la parole et la phrase auraient du mal à le faire, la mise en scène permet d’appréhender par la perception ce qui peut se passer dans un appareil psychique. Prenons l’exemple de l’inconscient. Comment rendre compte la manière dont il mène le patient par le bout du nez ? Comment rendre compte de cet inconscient qui insiste car il ne connaît pas le temps et rend concomitants le passé, le présent et le futur ? La réponse scénique que l’on peut donner à cette question permet, par exemple, au patient d’être représenté simultanément à différents âges ou moments de sa vie par plusieurs personnages afin de donner forme à cette concomitance. La mise en scène, comme l’action en scène permettent, via les personnages, de donner une forme appréhendable au conflit. Par exemple, à celui entre instances : un personnage joue la motion de désir et un autre ce qui l’interdit. Beaucoup de patients que nous recevons au psychodrame, et les adolescents au premier chef, ne se représentent pas ce qui les étreint et ne peuvent donc pas en parler afin d’en permettre l’analyse. La scène, et les hypothèses que nous y jouons, leur permet de le voir, d’abord, et de le sentir par les perceptions visuelles, auditives et proprioceptives, avant de pouvoir ensuite le penser pour le faire sien, au service de plus amples ramifications pour le moi. D’où l’ambition de donner à voir ce qui ne peut pas se voir comme si on levait un voile ou une cloison par le jeu sur la vie d’âme. On constitue ou reconstitue ainsi le matériel des associations qui parfois manquent à nos patients ou qui sont utilisées pour que rien ne se passe. Ce que je me suis amusé à appeler de manière très contemporaine la réalité augmentée du psychodrame, c’est celle qui permet de voir plus clairement ce qui est difficile à saisir. Mais plus encore, c’est la réalité qui se trouve augmentée de ce que la réalité psychique en fait. Les psychodrames dont parle ce livre sont psychanalytiques et, en ce sens ils cherchent d’abord à montrer l’empreinte de la réalité psychique sur la perception de la réalité. C’est toujours cela que nous cherchons à mettre en scène, cette force inconsciente qui déforme les perceptions. En fabriquant des scènes qui sont des précipités visuels et sensoriels, le psychodrame mime une fonction princeps de la réalité psychique : halluciner sans cesse la réalité pour la rendre conforme aux attentes du sexuel infantile. Là est l’action de la forme telle qu’en parle Laurence Kahn et sur les travaux de laquelle je me suis beaucoup appuyé dans ce livre. Je crois que ce qui fait du psychodrame un outil hautement analytique réside dans la proximité qui existe entre les manières de faire du psychodrame et celles de la réalité psychique, c’est-à-dire, dans les deux cas, cette constante fabrique hallucinatoire.
J’ai cru comprendre dans votre livre l’importance que vous accordez au texte de Winnicott sur l’utilisation de l’objet. Pourriez-vous nous expliquer comment vous vous êtes approprié ce texte dans le travail du psychodrame ? Quelles conditions favorisent le travail permettant à un adolescent d’utiliser un objet « externe », un objet « interne », les objets du psychodrame, etc. ?
Je voudrais d’abord rappeler combien le psychodrame est un environnement objectal à très haute teneur relationnelle. Une des règles du psychodrame pourrait être « jamais sans l’objet » car les monologues ou le stand up y sont proscrits : jouer, c’est toujours avec au moins un autre avec lequel partager la scène, même quand ce partenaire joue un morceau de nous. Ce qui est une manière de dire encore : « Jamais sans l’apport de l’objet pour construire le sujet ». Ce qui nous fait renouer avec les étapes fondamentales de la fabrique du sujet. Ce sont d’ailleurs ces étapes que questionne l’adolescence : la dramaturgie de ces étapes peuvent révéler une attente à l’endroit de l’objet, que celui-ci ait été trop ou non suffisamment présent. Le repli dans le narcissisme dont souffrent nombre de patients que nous recevons au psychodrame est une manière de questionner cette place de l’objet. Lorsque nous jouons, à plusieurs, dans une mise en scène du narcissisme du patient, c’est-à-dire, en général, lorsque nous jouons plusieurs moi du patient, la multiplication du moi que permet la scène constitue une sorte de réserve objectale utilisable. Narcisse se voit déployé en plusieurs pôles qui cherchent inlassablement à témoigner de ce qui a été ou non intériorisé de l’objet. Si l’objet est enclavé dans le moi de Narcisse, les formes scéniques vont chercher à donner ou redonner présence à cet objet qui a comme disparu.
Cette potentialité objectale s’accompagne d’une potentialité d’accordage qui est précieuse. Le fait que les patients du psychodrame aient, dans une même séance, à faire avec plusieurs objets que sont le meneur de jeu, les différents acteurs et les autres patients, multiplie les possibilités d’une rencontre accordée. Dans cette multiplication des possibilités d’accordage qui s’éprouvent dans le jeu, le patient multiplie les possibilités de faire ou refaire les expériences que décrit Winnicott quand il parle de la présentation de l’objet et de l’utilisation de celui-ci. Il me semble notamment que l’alternance entre le rapport du patient avec le meneur de jeu et le rapport du patient avec les acteurs peut rejouer des alternances précieuses dans la construction de la symbolisation : cette manière de s’approprier et d’utiliser les objets présentés par la mère pour pouvoir ensuite symboliser son absence et la supporter. Cette « utilisation de l’objet » au psychodrame ouvre aux potentialités identificatoires que soutient ce dispositif groupal. Avoir affaire à plusieurs analystes qui jouent met le patient en contact avec plusieurs manières de traiter et de mettre en forme la vie pulsionnelle. Ces manières singulières de traiter la vie pulsionnelle, qui apparaissent dans le jeu de chacun des acteurs, peuvent constituer des supports identificatoires qui relancent cette forme de nourrissage de la présence objectale, celle qui semble justement avoir disparu de certains tableaux psychopathologiques. Cet apport identificatoire du groupe et de ses membres opère à force de jouer. Il opère entre, d’une part, le contact avec un objet externe en jeu et, d’autre part, son intériorisation comme objet interne ou trait de celui-ci. Ce recours objectal à un « objet joueur » a toute son importance au moment où l’adolescent lâche ses premières sources identificatoires pour en trouver de nouvelles.
Les scènes que vous présentez font apparaître chez des patients très en souffrance une insolence et un humour qu’on ne retrouve pas souvent dans une cure ou une psychothérapie. On sourit en vous lisant, et on se dit que vous avez dû sourire et rire en travaillant. Avez-vous le sentiment que l’ennui (occasionnel) et le masochisme (moins occasionnel) sont moins intensément convoqués dans le psychodrame que dans les dispositifs classiques ?
Le rire, celui qui prend et surprend, et le plaisir qui va avec, sont souvent présents au psychodrame. L’improvisation du jeu scénique est celui des surgissements constants qui, selon les termes de Nadine Amar (2008, p.78), « prennent l’inconscient de vitesse » et facilitent ces fenêtres, un instant ouvertes, sur ou par l’inconscient. L’improvisation sur scène de plusieurs acteurs, patients et analystes, multiplie les péripéties dans le discours et les actions, comme si l’on multipliait les possibilités de lapsus ou d’actes manqués, ce qui donne aussi, au-delà du rire, le plaisir de ce dévoilement des forces infantiles qui nous roulent dans la farine. Le rire est une force liante de l’individu au groupe. Il peut y avoir un gain narcissique très important pour un patient lorsque nous rions tous ensemble avec lui. Le rire est alors le signe que nous sommes positivement « atteints » les uns par les autres dans nos liens mutuels. Cette atteinte, comme signe du lien, a son importance contre les replis du narcissisme qui peuvent isoler les patients que nous recevons. Cette atteinte signe la valeur de l’activité symbolisante du patient, la valeur de son appropriation de nos outils de jeu et de symbolisation pour son propre compte, ce qui a son importance, selon René Roussillon, pour l’utilisation de l’objet. Bien entendu, on peut s’ennuyer au psychodrame et en souffrir, mais l’activité groupale est très porteuse pour ne pas rester immobilisé, comme on peut parfois l’éprouver dans la clinique en duel. Le groupe dispense un apport libidinal constant à la manière d’un anti-inflammatoire puissant. Grâce à la chimie de cet apport groupal, on peut éprouver que l’on se sent, par exemple, moins fatigué au terme d’une séance qu’avant son commencement.
D’ailleurs, pour vous, qu’est-ce qu’un « bon » psychodramatiste ?
Il me vient, en cherchant une réponse à votre question, des mots de ceux qui m’ont transmis la psychanalyse. C’est dire combien, pour vous répondre, la question des identifications comme celle de la transmission comptent. Dans la préface de ce livre, Maurice Corcos écrit la proximité entre tout ce que recouvrent l’adolescence et les qualités du psychodramatiste. Je crois que le psychodramatiste, tout rigoureux analyste qu’il soit, est un peu intenable, au même titre qu’il se doit d’être insolent pour bouger les lignes de l’immobilité du patient. Il doit être suffisamment insolent, comme inconvenant, pour pouvoir mettre en scène les fantasmes et la réalité psychique du patient. Si la psychanalyse est une peste, c’est qu’elle s’entretient sans cesse avec ce sexuel infantile qui ne cherche qu’à « dépasser les bornes »¹.
Dans d’autres contextes cliniques, le psychodramatiste doit avoir la patience, scènes après scènes, de donner forme au vide, de le border, de le peupler de figures, lorsque dominent la stupeur, la perplexité, le suspens ou la difficulté à se représenter. D’où l’importance de sa propre analyse lorsque l’on est psychodramatiste : c’est elle qui nous aura appris à nous « faufiler entre les astres », comme le dit Jean Laplanche (2024 , p. 32), c’est-à-dire au milieu du jeu des forces auxquelles nous soumet l’inconscient, et à séjourner parfois dans le vide à la recherche d’un horizon figurable. La formation suffisamment longue comme acteur dans une équipe de psychodramatistes compte beaucoup. Notamment pour garder cette insolence et cette proximité avec les folies de l’inconscient auxquels il est toujours tentant de résister, au risque d’affadir le psychodrame. Je pense encore qu’il est nécessaire de ne pas avoir un noyau persécutif trop aiguisé pour travailler à peu près paisiblement sous le regard de nos collègues et récolter les fruits tellement précieux de la co-construction dans des contextes cliniques souvent ardus. Enfin, les enflures du narcissisme sont toujours un problème, ici comme ailleurs, car elles peuvent empêcher le psychodramatiste de jouer. Pour jouer, il faut cette dose d’anti-narcissisme, selon le terme de Francis Pasche, qui permet de se départir suffisamment de son soi solide/affirmé/défendu/bunkerisé pour être un peu un autre. Anti-narcissisme qui est aussi la condition pour accueillir le transfert des patients, ceux qui nous prennent pour un autre. En somme, je me demande s’il ne faut pas avoir un certain goût pour les malentendus, pour leur potentiel d’ouverture à la nouveauté.
Pour quelle raison la mobilisation du corps de l’analyste et du patient donne au psychodrame un atout majeur dans le geste analytique de l’interprétation du transfert ?
En écho de mes premiers souvenirs de secrétaire de séance dans des psychodrames avec des enfants à l’hôpital Saint Vincent de Paul et à l’hôpital Necker, j’ai toujours été très impressionné par la présence et le jeu des corps au psychodrame. C’est tout de même assez affolant pour un patient de se retrouver à jouer des personnages avec des analystes qui sortent de leur réserve pour incarner un frère, une mère, une table, la tristesse, un chien, ou un scooter. Le jeu des corps fabrique une excitation très particulière où les fantasmes originaires vont bon train entre séduction et scène primitive. Les patients, et parfois aussi les co-thérapeutes, peuvent mettre beaucoup d’énergie à se défendre contre cette excitation. Il faut l’apprivoiser pour permettre à la mise en forme de cette excitation – ce que nous faisons en jouant un rôle – de déployer ses potentialités d’interprétation. Car le sens vient bien aussi du corps, et pas seulement des mots ou des pensées, le corps figure et véhicule des affects qui donnent toute une épaisseur que les mots seuls ne peuvent donner, le corps est un interprète. Quand on joue un patient ou des parties de lui, on le fait au psychodrame avec le corps qui est un véhicule important du sens que l’on veut donner à voir, à entendre et à sentir.
Venons-en à l’interprétation du transfert, en deux points. Le fait d’abord de pouvoir mettre en scène et jouer le rapport entre le patient et l’analyste, que celui-ci soit le meneur de jeu ou un acteur, ouvre une possibilité interprétative importante en donnant une « représentation » de la scène du transfert. Cette représentation est précieuse pour lutter contre ce qui, du transfert, cherche précisément à faire ou à accomplir sans se représenter. Là est le passage en force du transfert, que sa représentation scénique peut espérer contrer. Je propose dans ce livre l’idée selon laquelle, au psychodrame, l’analyste est sommé de déployer une action en jeu qui s’appuie sur son engagement corporel. Cette mise en action de l’analyste est déclenchée ou nourrie par la résonance inconsciente de ce que provoque chez lui le patient, par le vecteur de ce que Freud nomme les « images motrices ». L’écoute et l’usage en jeu de ces images motrices constituent un adjuvant puissant à l’analyse du transfert, c’est-à-dire à sa mise en représentation. Car le transfert est bien plus du côté de l’action, ou encore de ce qui se fait plutôt que du côté de ce qui se dit. L’action corporelle de l’analyste, en appui sur ces images motrices, constitue une voie précieuse de qualification du transfert dont l’analyste « assis » aurait moins aisément l’usage.
Pour terminer, j’aimerais vous faire réagir à cette idée que vous proposez : « La fragilité du sujet peut se mesurer à la manière dont il supporte ou non différentes versions possibles de son histoire ». La santé psychique, telle qu’elle apparaît dans votre livre, serait-elle une capacité à pouvoir jouer, y compris avec la vérité et avec les mensonges ? Bref, être en mesure de faire « comme si » sans se perdre pour autant ?
La tension dans une analyse est constante entre les faits de notre histoire et ce que la réalité psychique en fait, c’est-à-dire la manière dont elle infiltre aussi bien la réalité présente de notre histoire que nos souvenirs. Cette tension entre les faits et la réalité psychique, c’est bien aussi celle des remaniements successifs que nous donnons à l’interprétation de notre histoire, celle du présent et du passé. Interprétation des places que nous y prenons ou avons pris, des pertes et bénéfices que nous y rencontrons, et interprétation, encore, de la place qu’ont pu y prendre ceux qui nous entourent et de la place que nous leur donnons ou que nous leur avons donnée. L’infantile, dans le transfert, insiste pour une version unique de cette histoire, mais le transfert est aussi une ouverture à la nouveauté et la cure, une occasion de sortir de cette univocité. Pour moi, la santé psychique réside dans l’usage de ce que l’on peut faire de cette plurivocité. La santé est alors celle de la concordia discors, celle d’une unité plurielle entre, d’une part, ce que l’on sait que l’on est et à quoi l’on tient et, d’autre part, la possibilité constante d’en jouer, c’est-à-dire d’y insuffler une liberté de mouvement, même minimale. Cette liberté est, par exemple, celle de faire une grimace devant le miroir même si l’on n’a plus quatre ans et demi. Si un patient se pense excessivement comme ceci ou comme cela, domine alors la rigidité identitaire dont on peut penser que le monde souffre actuellement. Mais s’il y a trop de variations, ce sont les dépersonnalisations et le sentiment du flou dont nos patients peuvent aussi souffrir. Il me semble que la santé réside dans notre capacité à pouvoir circuler suffisamment amplement entre les différentes identifications qui sont les nôtres et dont le feuilletage ou les stratifications successives ont fabriqué notre moi. Ce qui revient à cette pluralité que l’on peut convoquer de manière féconde et porteuse en particulier lorsque l’on joue un rôle. Le « comme si » du jeu se situe toujours en un lieu ou soi et non soi se jouxtent. À moins que se jouxtent soi et parties inhabituelles de soi : le jeu ouvre alors à cette potentialité de soi qui est en attente. Je ne crois pas que jouer se situe du côté du mensonge, contre la vérité de soi. Mais plutôt d’une vérité nouvelle de soi que l’on peut approcher à travers l’espace protecteur de la fiction, celui du « on ferait comme si ». C’est là tout l’enjeu, très winnicottien dans son paradoxe, de cette consigne que nous donnons au patient au psychodrame pour cadrer le jeu : « Au psychodrame, on fait comme si, pour de vrai ».
Note
1. Le mot est de Freud et Jean-Louis Baldacci le choisit pour titre de l’un de ses livres.
Bibliographie
• Amar, N., 2008. « L’esthétique du drame », in Drame et traumatisme au psychodrame, Paris, ETAP, SPASM.
•Laplanche, J., 2024. Circuler entre les Astres…, Entretiens 1980-1994, Paris, Puf.