Le secret en psychiatrie
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Le secret en psychiatrie

La question se pose-t-elle encore ? Il apparaît malheureusement que oui.

Il n’est passé inaperçu auprès d’aucun psychiatre, d’aucun psychologue, et/ou psychanalyste, de Service Public, que depuis le décret du 27 Juillet 1994, le système d’informations médicales a apporté de nombreuses modifications au recueil des données en psychiatrie (pour ce qui nous concerne ici). Le PMSI en psychiatrie a fait couler beaucoup d’encre, d’ailleurs les divers syndicats de psychiatres appellent à la grève de celui-ci. Le Carnet Psy a consacré un très bon numéro à cette question (Juin 1999, numéro 46).

Mais, à lire et relire les textes de Loi, les différentes réactions des collègues, à considérer les échéances auxquelles nous nous trouvons confrontés (obligation de recueil des données du PMSI Psychiatrie dès janvier 2002, faute de quoi notre activité ne sera pas prise en compte), nous devons dire notre profond désaccord et notre révolte tant par rapport aux autorités de tutelle que par rapport à nos collègues. Nul en effet n’a manifesté sa désapprobation et sa volonté de ne pas obtempérer à l’obligation qui nous est faite de fournir au DIM (Département d’Information Médicale) de chaque établissement hospitalier :

  • l’identité du patient et son lieu de résidence;
  • les modalités selon lesquelles les soins ont été dispensés ;
  • l’environnement familial ou social du patient ;
  • les modes d’entrée et de sortie ;
  • les unités médicales ayant pris en charge le patient ;
  • les pathologies et autres caractéristiques médicales de la personne soignée. (Décret n° 94-666 du 27 juillet 1994).

De quoi s’agit-il ? De fournir au DIM des fichiers nominatifs de patients accolés aux diagnostics, dossiers qui seront centralisés par les DIM, rentrés dans la machine informatique, puis transmis aux autorités de tutelle sous forme anonymisée (RSAc : Résumés de sortie anonymes chaînables). Il va de soi que nous devons fournir aux resposables gestionnaires nos relevés d’activité et les justificatifs de ces activités. Il devrait également aller de soi que nous ne pouvons travailler avec nos patients que dans le respect d’une confidentialité qui n’existe plus dès lors que l’on parle de secret partagé par de si nombreux « acteurs », dont l’informatique. Point n’est besoin, je l’espère d’en faire ici la démonstration… pourtant ! La plupart des collègues ne semble nullement s’inquiéter de cette disposition en matière de santé publique. Les oppositions au PMSI se sont manifestées pour des raisons essentielles, spécifiquement quant aux critères diagnostics. Nul n’ignore en effet que rien de satisfaisant ne peut être espéré dans l’immédiat à ce sujet, mais le souci majeur des praticiens hospitaliers rejoint la préoccupation gestionnaire, pourquoi pas ?

Mais comment comprendre que la question de la confidentialité, de l’espace du secret indispensable pour pouvoir penser, et donc soigner, ne soit jamais mise au premier plan des revendications ? Serions-nous, pour les psychanalystes, à ce point clivés que dans notre pratique publique nous puissions envisager de ne pas respecter le patient dans son identité, de ne pas exiger pour lui et pour nous-mêmes les conditions de travail, le cadre, que nous sommes en droit d’attendre d’une autorité qui devrait être tutélaire et non seulement de tutelle ? Quelles que soient les références théoriques et cliniques la question se pose aussi dans les mêmes termes, sauf à vouloir exclure l’entretien de suivi dans la rencontre avec le patient et à faire purement et simplement des prescriptions de médicaments « formule distributeur » en guise de soins.

Il existe pourtant quelques associations qui n’ont pas tardé à réagir, et qui continuent à se battre (DELIS, Ligue des Droits de l’Homme, Collectif Informatique, Fichiers, Citoyenneté, Collectif pour les droits du citoyen face à l’informatisation de l’action sociale), de même bon nombre de psychologues et quelques médecins, essentiellement pédopsychiatres. Aujourd’hui la question est simple, l’anonymat des malades atteints de maladies infectieuses (Sida, hépatite B, tuberculose…) est enfin garanti par une anonymisation à la source, et ce par la technique de hachage, nous ne voyons en aucune façon pourquoi il ne pourrait en être ainsi en psychiatrie. Il est à nos yeux indispensable que nous exigions pour nos patients (nos premiers « payeurs »), et pour nous-mêmes, que nos conditions de travail soient assurées et respectées. Nous avons tous en tête le spectre du tant de séances de thérapie pour telle pathologie, ce n’est pas en livrant nos patients en pâture aux gestionnaires que nous échapperons à ce risque bien réel; c’est bien plutôt en maintenant un cap éthique, déontologique que nous pourrons encore nous regarder en face.

Hannah Arendt1 a soutenu avec force (certes dans un tout autre contexte puisqu’il s’agit du procès Eichmann) que le problème de la banalité du mal n’est pas une question d’intelligence mais de pensée, avec en corollaire : « Et il se souvenait parfaitement qu’il n’aurait eu mauvaise conscience que s’il n’avait pas exécuté les ordres ». Combien sa démarche et son enseignement nous sont précieux en toutes circonstances pour avoir le minimum de recul pour penser l’implication et la responsabilité de l’individu dans le politique et le social. Nous devrions savoir aujourd’hui que la force ne vient pas seulement d’en haut mais de la base, une base bien silencieuse sur cette question. Ne serait-ce qu’en tant que citoyens, nous nous devons d’interroger la loi sur ce qui constitue un risque réel.

Quel thérapeute peut dire à son patient : « vous pouvez dire ce que vous voulez, rien ne sera retenu contre vous, par contre vous serez fiché et enregistré nominativement dans un dossier informatique avec le diagnostic que je vous attribuerai ? Ceci sera centralisé (pour l’instant) au sein de chaque hôpital ». Est-il pensable de pouvoir fonctionner avec une injonction de clivage ?

Piera Aulagnier2, dans son remarquable article « Le droit au secret : condition pour pouvoir penser », a bien mis en évidence combien pour ne pas être dans le registre de la psychose il est indispensable d’avoir à sa dispositions cet espace de secret, et combien il est tout aussi indispensable pour travailler avec des patients psychotiques de pouvoir avec eux retrouver ou trouver cet espace, ce qui concerne bien sûr également les patients « non psychotiques ». Nous allons, si cela continue, en être bien loin. Quelles en seront les conséquences sur les psychés individuelles? Ce n’est pas parce que « seul » (!) le nom, etc. seront informatisés que nous conserveront nos capacités thérapeutiques et qu’il n’y aura pas une très grande toxicité, voire destructivité, du cadre thérapeutique.
Certes ces problèmes se posent à ce jour dans tout le système de soins, via les réseaux, la carte Vitale etc. Mais si nous avons encore quelques espoirs dans la possibilité de conserver notre humanité, il y a urgence en psychiatrie. Seul un travail en confiance avec tous les intervenants, y compris les gestionnaires, nous permettra de poursuivre notre cheminement avec et contre la souffrance.

Notes bibliographiques

  1. Arendt Hannah, Eichmann à Jérusalem, 1963, Paris, Gallimard, 1997.
  2. Castoriadis-Aulagnier Piera, « Le droit au secret. Condition pour pouvoir penser », in Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1976, 14, p141-157.