L’enfant et la lettre : pourquoi mal écrire ?
article

L’enfant et la lettre : pourquoi mal écrire ?

Introduction

Je remercie les deux intervenantes précédentes qui m’ont déroulé le tapis rouge de la clinique, dont je ne vous parlerai pas directement, même si mon exposé est complètement tissé dans mon expérience clinique. L’écriture fait partie des apprentissages scolaires. Apprendre à écrire c’est acquérir l’instrument écriture. Mais l’apprentissage de l’écriture se différencie des autres apprentissages qui visent l’acquisition d’un savoir intellectuel. L’écriture est une trace et à ce titre elle exige une participation motrice et corporelle laquelle doit s’accorder avec la dimension symbolique du langage. De plus, écrire ne consiste pas seulement à tracer des lettres les unes à côté des autres pour former des mots. Alors, qu’est-ce qu’une lettre ? Je vais tout d’abord tenter de répondre à cette question très complexe. Puis je m’attacherai à préciser la manière dont un enfant arrive à s’approprier la lettre, et enfin je m’arrêterai sur les raisons pour lesquelles certains enfants n’y parviennent pas.

I – Qu’est-ce qu’une lettre ?

« L’invention » de la lettre est l’aboutissement d’une longue histoire qui a commencé il y a 6000 ans environ et qui nous montre que la lettre n’est pas née directement du dessin comme on le croit souvent, mais qu’elle est issue de la découverte de l’utilisation du symbole dans la trace. Les inscriptions rupestres, figuratives, bien antérieures à l’apparition de l’écriture, ne sont pas une écriture. Elles ne nous « disent » rien. Et de ce fait, elles gardent tout leur mystère. C’est aux environs de 4000 ans avant notre ère que l’on situe les débuts de ce qui constitue l’histoire de l’écriture. Je me limiterai ici à tenter de cerner les mécanismes mentaux qui ont été sollicités dans l’évolution qui depuis les premières traces signifiantes a abouti à l’invention de la lettre. Je précise que je m’en tiendrai à l’écriture qui est la nôtre, l’écriture alphabétique1.

On a découvert, au cours de fouilles qui ont été menées, en 1970, par la Délégation archéologique française en Iran, c’est-à-dire l’ancienne Mésopotamie, des bourses d’argiles qui contenaient de petits objets de formes diverses façonnés également dans l’argile. Ces bourses étaient situées dans les strates les plus anciennes de ces fouilles, elles correspondaient donc aux époques les plus anciennes. Selon les archéologues, les petits objets, billes, bâtonnets, cônes, disques contenus dans les bourses servaient à compter. Ils représentaient des quantités. (On les a appelés calculi, ce qui a donné notre mot calcul). Ces objets servaient à noter une quantité de marchandises dans le cadre d’échanges commerciaux. Il s’agissait là d’un mode d’enregistrement de transactions dont on gardait ainsi la mémoire. Les signes conservés de la transaction étaient des objets concrets. Mais ils avaient bien valeur de signes : ils signifiaient une quantité.

Puis sont apparues, à la surface des bulles, des marques gravées dans l’argile qui correspondaient et représentaient les objets de l’intérieur, par exemple une entaille longue et fine renvoyait à un bâtonnet. Les objets étaient encore présents concrètement à l’intérieur de la bulle, mais ils étaient re-présentés par des signes graphiques à l’extérieur. On peut considérer ces marques, ces traces, comme l’apparition des premiers signes abstraits, mais toujours en lien avec un objet concret présent à l’intérieur de la bulle. Par la suite les bulles deviennent des tablettes plates, sur lesquelles sont inscrites les mêmes marques que celles que l’on voyait sur les bulles. Les objets ont disparu. Ces marques sont seulement des signes, notant toujours des nombres, mais sans référent concret. Ces signes sont les premiers symboles : ils existent indépendamment de l’objet qu’ils représentent.

Un élément nouveau apparaît toutefois, concomitamment, à savoir que ces tablettes, en plus des signes figurant des chiffres, portent des dessins, plus ou moins stylisés, qui représentent les choses qui font l’objet de la transaction, par exemple une jarre, un épi de blé, une chèvre… L’objet de la transaction se trouve donc inscrit lui aussi. Il s’agit là des premières représentations pictographiques de choses. Les signes ne représentent plus seulement la quantité, ils s’accompagnent de signes figurant aussi la chose. Les historiens parlent d’écriture des choses. Evidemment ces pictogrammes renvoient à une chose qui porte un nom : jarre, épi, chèvre… un nom cela veut dire que ces objets sont déjà représentés dans la langue, par leur nom. Le pictogramme était une représentation graphique d’une représentation verbale dans la langue. Il est donc en lien avec un mot de la langue. Il est une représentation de représentation.

C’est avec le sumérien qu’une transformation importante va s’opérer. On s’est aperçu que le mot dans la langue c’était aussi un son, (le sumérien était une langue dans laquelle de nombreux mots étaient courts, voire monosyllabiques), et que ce son pouvait donc être directement évoqué par le signe. On peut se référer ici au système du rébus où la figuration d’un mot court renvoie à un son. L’équivalence signe-mot devenait donc équivalence signe-son. Le son est introduit dans l’écriture. Le signe ne représente plus un mot mais une syllabe, et l’écriture est passée de l’état de simple écriture de chose (le pictogramme), à celui d’écriture de sons. C’est le début de l’écriture syllabique, le syllabaire. On est au 3ème millénaire. Mais le lien à la langue persistait car les signes syllabiques, s’ils renvoyaient bien à des sons, renvoyaient à des sons d’une langue donnée, qu’il fallait donc connaître. C’était en quelque sorte une écriture à usage privé d’une langue.

C’est dans le courant du deuxième millénaire que les Elamites ont découvert que les signes-sons d’une autre langue, celle des Mésopotamiens, pouvaient tout aussi bien être utilisés pour écrire leur propre langue. La même syllabe pouvait ainsi écrire deux langues et prenait un caractère universel. L’écriture était détachée de la langue et la langue de l’écriture. Et puis ce fut l’invention de l’alphabet, ce qui a représenté un progrès immense. Avec l’alphabet s’introduit la notion que un signe = un son, seulement un son et non plus une syllabe qui est un morceau de mot. Ce son seul, c’est ce que l’on appelle une lettre. L’écriture est devenue alphabétique. Toutefois, un autre pas a encore été franchi pour arriver à l’alphabet que nous utilisons. En effet, le premier alphabet était consonantique. Dans cet alphabet, seules les consonnes sont notées, ce qui oblige à deviner, et à introduire l’oral, les consonnes ne pouvant être lues qu’à la condition d’être mentalement transformées en syllabes, ce qui implique le recours à la langue orale, à l’oralisation, pour comprendre. Dans cet alphabet, l’oral n’est donc pas complètement détaché de l’écrit. Ce sont les grecs qui ont introduit l’alphabet complet, celui qui est le nôtre, en créant des lettres pour représenter leurs voyelles. (1er texte connu : vers 730 avant notre ère). Avec cet alphabet, l’écriture est complètement séparée de la langue. Elle est devenue, un système, qui existe isolément de la langue.

Ainsi la création de la lettre a été l’aboutissement d’une longue démarche d’élaboration d’un processus de symbolisation de plus en plus poussé intégrant des transformations successives qui ont permis le passage de l’objet au signe, du concret à l’abstrait, de l’image à la représentation, de la représentation des choses à la représentation de sons, et finalement à la séparation de l’écrit de l’oral et enfin de la lettre de la syllabe. Ces transformations d’un système en un autre chaque fois plus organisé et plus complexe et nécessitant donc des pertes et des détachements, ont sollicité des opérations mentales étayées, au plan psychique, par des mécanismes de refoulement.

Les lettres qui composent l’alphabet sont constituées de deux sortes de signes : des signes qui notent directement un son : les voyelles, et des signes qui ne notent pas un son, mais des « non-sons »2, les consonnes. Le signe « a » note une prononciation possible du son a, mais le « p » ne désigne pas la prononciation possible d’un son. Ce signe désigne une position de l’appareil phonatoire qui sert, avec la nécessaire médiation d’une voyelle, à le prononcer. D’une certaine manière la consonne représenterait seulement une position de l’appareil phonatoire. A l’infini du vocal, du cri, que traduit la voyelle, la consonne intervient pour faire butée, pour limiter, contenir, orienter. On peut dire que toute syllabe contient en elle une dynamique pulsionnelle qui organise l’alliance du mouvement d’extériorisation dans l’immédiateté du vocal, et d’une retenue plus intériorisée que traduit la consonne.

Une dynamique que prend en compte l’inscription différenciée des consonnes et des voyelles dans l’alphabet. Mais d’autre part, si l’on compare, dans le champ de l’écrit, l’écriture et la lecture, il apparaît que contrairement au procédé de la lecture qui absente certaines lettres pour n’en restituer qu’un seul son, le son « eau », par exemple, (un seul son pour trois lettres), dans l’écriture toutes les lettres doivent être inscrites. Si la bouche avale des lettres, la main se doit de les restituer. Toute dérogation à cette règle dite orthographique est faute. La main doit inscrire la totalité des lettres constitutives du son. En ce sens l’écriture se pose en gardienne de l’orthodoxie de la langue et de son histoire, celle de l’origine verbale de l’écrit, perpétuant ainsi, dans l’inscription, les sédiments plus ou moins inconscients de l’histoire qui à travers les âges a structuré la langue.

II – L’enfant, la trace et la lettre

Qu’est-ce que savoir écrire ? Savoir écrire n’est pas savoir reproduire la forme des lettres, ce dont l’enfant acquiert la capacité très rapidement. Mais l’enfant ne sait véritablement écrire que lorsqu’il a acquis la capacité de transformer ces formes qu’il trace, en signes symboliques, et de les organiser en langage, ce qui demande plusieurs années. Dans cette action le corps de l’enfant est totalement impliqué. Ecrire, c’est parler avec sa main. L’engagement du corps est déterminant dans l’organisation du tracé de l’écriture, et il va s’y inscrire. Mais la main de l’enfant qui s’engage dans le tracé de l’écriture n’est pas neuve de toute trace. Cette main a gribouillé, joué sur la feuille, dessiné, longtemps avant d’être confronté à l’inscription des lettres. Elle a déjà une histoire, celle du lien de l’enfant avec sa trace.

Les premières traces graphiques d’un enfant ne représentent rien. Expression d’un mouvement pulsionnel, d’une excitation, elles apportent à l’enfant un plaisir essentiellement sensori-moteur. Avec l’acquisition des capacités de contrôle, les tracés de l’enfant s’organisent et ils peuvent alors représenter quelque chose pour lui. Un simple rond peut lui évoquer l’image d’un bonhomme par exemple. Cette pure projection de son imaginaire est en général soutenue par les commentaires de son entourage (oh ! le beau dessin, le beau bonhomme). Les premières figurations graphiques de l’enfant sont donc liées à des mots qui sont des représentations partagées avec l’adulte et que l’enfant s’approprie. Ces figurations vont devenir dessins et représenter des histoires, des récits qui appartiennent au langage commun, universel. Le plaisir initial, à usage privé peut-on dire, s’élargit et revêt un caractère plus socialisé, apportant à l’enfant un plaisir nouveau, celui d’exister dans le champ social et culturel. Mais toute trace est aussi une projection corporelle et à ce titre elle revêt une dimension identitaire. Il n’existe pas deux tracés produits par deux mains différentes qui soient identiques. Et dans cette dimension identitaire se tisse la dimension narcissique qu’apporte le regard. La trace s’appréhende par le regard et le regard est projecteur d’image. C’est l’image de l’enfant que re-présente la trace. Cette image, intériorisée par lui, est habitée des projections et attentes dont il a toujours été l’objet et qui, depuis ses toutes premières relations d’avant même le langage, ont fondé, dans son vécu corporel inconscient, à la fois le sentiment de son identité et celui de sa valeur.

Lorsqu’il aborde l’écriture, l’enfant se doit de réaliser le nouage de ces expériences passées avec l’expérience nouvelle à laquelle l’invite le tracé de la lettre, essentiellement l’expérience de l’absence. En effet, l’acte d’écrire absente l’autre de sa présence immédiate puisqu’il exclut l’oral. L’écriture s’inscrit dans le silence. La bouche doit se taire quand la main écrit, pour laisser parler la main. Ecrire, c’est confier à sa main la fonction muette de parler un langage sans parole, sans voix. L’enfant est seul devant la lettre. Et contrairement au dessin qui laisse le champ libre à son imaginaire et sa fantaisie, la lettre qui ne renvoie à nulle autre chose qu’à ce qu’elle signifie dans l’ordre du langage, confronte l’enfant à la loi. Ses capacités d’identification se trouvent là concernées, garantes de son appropriation de ce nouvel instrument prometteur pour lui d’autres plaisirs que lui apporte le « savoir écrire ». Cette appropriation ne peut s’envisager que dans le cadre d’une organisation oedipienne suffisamment structurée, assurant l’alliance des exigences du Surmoi et des origines narcissiques de l’Idéal du moi, c’est-à-dire régissant, au plan de l’économie pulsionnelle, un suffisamment bon fonctionnement du Préconscient dans son rôle de pare-excitation, de filtre aux poussées du refoulé et assumant ainsi son rôle de lien dans l’organisation du Moi.

Le travail de transformation de la trace graphique en trace symbolique impose donc la réussite du refoulement. La question du refoulement est centrale dans le travail de la symbolisation qui mobilise avec la problématique de l’absence, celle de l’élaboration des liens. Et ceci d’autant plus que l’écriture, en sa qualité de trace, ne s’affranchit jamais totalement ni de la dimension narcissique que véhicule la figuration inhérente à la forme des lettres toujours donnée à voir, ni de la dimension pulsionnelle que perpétue l’implication corporelle qu’impose leur tracé. Quand il écrit, l’enfant doit être capable de maîtriser les possibles régressions qui lui sont toujours là offertes. Que nous montre le tracé de l’enfant, de ce travail de transformation ? Chez le petit enfant qui commence à écrire l’intention figurative est encore prévalente. L’enfant forme les lettres comme des dessins, par fragments accolés les uns aux autres, par exemple le « m » comme trois petits ponts. D’où un tracé embrouillé où la lettre ne se distingue pas clairement. Le passage à la lettre signe symbolique se visualise par un rassemblement, une unification de ces parties en un tout, la lettre apparaissant alors dans son unité, dans son unicité.

Les lettres, bien identifiées et différenciées, vont ensuite s’associer, se lier les unes aux autres pour former des mots. Cette écriture liée avec application se voit très nettement chez les enfants de 8-9 ans. Il s’agit d’une étape importante qui est celle de l’écriture de mots. C’est le moment de l’intégration de la règle du langage écrit, étape indispensable pour que puisse s’élaborer, par association des mots, l’écriture de phrases dans laquelle les mots s’agencent les uns par rapport aux autres pour transcrire un discours. Ainsi, ce travail de rassemblement fondé sur les liens a pour corollaire un travail de séparation : chaque lettre bien formée doit être différenciée de celle qui la suit pour constituer un mot, et les mots doivent être bien séparés les uns des autres pour constituer une phrase. Une phrase est un ensemble signifiant, dans lequel chaque élément a sa place, une place définie grâce à l’alternance d’ensembles pleins, les mots, et de vides concrétisés par les espaces entre les mots. L’organisation temporelle du discours se trouve ainsi visuellement inscrite. C’est à cette condition que l’écriture est lisible. Cette inscription du temps s’organise sur un rythme de présence-absence dans une continuité harmonieuse qui fait lien, au même titre que le rythme tonique des appuis et des relâchements s’inscrit dans la texture du trait toujours modelé en pleins et déliés. Si ces conditions ne sont pas respectées et que l’écriture se déploie dans une confusion où s’abolit la fonction organisatrice des alternances et des liens, elle n’est pas compréhensible, elle est illisible, ou difficilement lisible, c’est-à-dire qu’elle n’a pas complètement accédé au stade de l’écriture.

Le travail de transformation, visible dans la trace, est soutenu par une transformation métaphoriquement équivalente du geste. C’est par le geste que la transformation de la trace se produit, grâce à la mise en action de liaisons de plus en plus nombreuses, liaisons qui sont ici articulaires. A 6 ans, l’enfant mobilise tout son bras, voire tout son corps, pour tracer les lettres et avancer sur la ligne, en un mouvement saccadé et confus. Progressivement les différents segments du bras vont s’approprier chacun une fonction bien différenciée s’articulant l’une à l’autre par le jeu des articulations : les doigts inscrivent les lettres tandis que la main se déplace par une rotation du poignet et que l’avant-bras, par une rotation autour du coude, entraîne le tout pour avancer sur la ligne. On retrouve au plan du geste corporel, en continuité avec ce qui se visualise dans la trace, ce même processus de différenciation des parties pour une organisation d’ensemble qui aboutit à une action symbolisante. Dès lors, ce que donne à voir le corps de l’enfant, parle au même titre que ce que révèle la trace. Ainsi le tracé de l’écriture, en ce qu’il montre du travail de symbolisation, consubstantiel à la fonction symbolisante de la psyché, en est aussi le signifiant. Il est dès lors évident que les ratés qui s’y inscrivent ne peuvent que questionner sur les avatars de l’évolution chez l’enfant de sa capacité de symbolisation.

III – L’enfant qui « écrit mal »

L’enfant qui « écrit mal » est un enfant chez qui le travail de transformation qui sous-tend le processus de symbolisation n’a pu se réaliser suffisamment bien. Que nous montrent les enfants en difficulté avec l’écriture ? Tout d’abord un malaise corporel lorsqu’ils écrivent qui s’exprime sous forme de tensions, crispations qui peuvent prendre l’allure de crampe et entravent la mobilité du geste d’inscription. Le travail de différenciation soutenu par les liaisons articulaires ne s’est pas inscrit dans le geste. L’enfant se fatigue en écrivant, souvent il a mal. Son corps, signifiant corporel de l’intériorisation du processus de symbolisation, dévoile là une faille, un manque, et l’enfant est en souffrance3. Dans l’écriture, les lettres, quand elles s’associent en mots, semblent ne pas parvenir au statut de lettres. Elles sont coupées, fragmentées, non unifiées. Leur succession s’opère dans le plus grand désordre, le rythme des espaces est anarchique, le travail de liaison organisateur y est également défaillant. L’écriture, de ce fait, est difficilement lisible et requiert un effort de la part du lecteur qui souffre, pourrait-on dire, au même titre que l’enfant. L’expérience clinique et thérapeutique auprès de ces enfants4 nous a montré que cette souffrance, dont l’écriture semble parfois l’unique expression, se révèle en réalité, à des degrés divers, dans d’autres domaines qui touchent aussi bien leur pensée, leurs comportements, leurs relations, en bref, une manière d’être au monde dont le caractère paradoxal est souvent surprenant. En effet, ces enfants qui sont intelligents, qui présentent une appétence pour le savoir, qui parlent bien, peuvent aussi se raidir dans des propos dénués de toute logique sur le mode « c’est moi qui sais et j’ai raison », ce qui déconcerte ou agace.

Au plan des relations affectives, leur sensibilité à la séparation les conduit à rechercher des contacts sur le mode soit trop exclusif et donc source de déception, soit totalement indifférenciés et peu satisfaisants, ou à se réfugier dans la solitude. Bien que portés par des exigences de maîtrise, il leur arrive d’être sujets à des réactions émotionnelles imprévisibles, indéchiffrables, à des manifestations de violence inattendues ou à des effondrements d’allure dépressive, qui sont source de désarroi autant pour eux que pour leur entourage. Ils alternent aussi entre des moments d’autosatisfaction qui semblent encore empreints de mégalomanie infantile, et des moments de profond découragement à connotation auto-dévalorisante, sur le mode « je suis nul ».

On constate d’autre part, qu’ils sont assez fréquemment victimes d’accidents corporels, chutes ou blessures, dont le caractère répétitif chez certains, pose la question, non d’une quelconque maladresse, qui n’est pas en cause, mais d’un rapport aux limites qui s’exprime sur le mode d’une posture de toute-puissance déniant la réalité, la réalité externe autant que celle de leur propre corps. L’existence d’affections somatiques, eczéma et asthme fréquemment, est souvent mentionnée. Ces oscillations permanentes entre d’une part, des postures de toute-puissance et de maîtrise et, d’autre part, des positions de dépendance et de fragilité révèlent une psyché qui semble encore sous l’empire d’un Moi-Idéal dont les effets persécuteurs restent douloureusement actifs : un fonctionnement psychique qui relève moins d’une logique du compromis qui le situerait dans un registre névrotique, que d’une logique plus archaïque du clivage.

Ces particularités ne sont pas sans évoquer ce qui a été décrit sous le terme de « pathologies limites de l’enfance »5. Dans l’attitude par rapport à l’écriture, on retrouve ce même tableau où s’affrontent les oppositions et les contraires. Ces enfants peuvent en effet proclamer qu’ils aiment écrire, qu’ils rêvent d’avoir une belle écriture, et, avec la même force, affirmer qu’ils n’aiment pas écrire. En fait, ce qu’ils souhaitent c’est que cette belle écriture à laquelle ils aspirent se trace toute seule, magiquement, sans eux en quelque sorte : « J’aimerais dire hop ! et « ça écrirait », disait un enfant, « ça » n’étant bien sûr pas « je ». Dès lors le bras résiste à se mobiliser, et « je » écrit mal, c’est-à-dire n’écrit pas vraiment. Ces enfants ne parviennent pas à être totalement sujets de leur écriture. Le « je » qui parle dans l’écriture est brouillé. L’illisibilité de l’écriture qui en appelle à l’action du lecteur chargé de deviner et traduire des lettres qui ne sont pas tout à fait symbolisées du fait d’un geste qui se raidit, attestent d’une conflictualité dans le rapport à l’autre sous-tendue par le poids de revendications narcissiques que ne peuvent moduler une pulsionnalité qui méconnaît les apports ambivalenciels. Nous avons pu constater, au cours du travail thérapeutique avec ces enfants qu’une défaillance dans l’action symbolisante originaire qui s’élabore dans les toutes premières relations à l’objet, n’a pas permis chez eux le dépassement des angoisses archaïques déstructurantes, d’où la fragilité du sentiment de sécurité et de continuité interne. Des zones de confusion persistent dans leur psyché, avec les mécanismes de clivage qui en sont le corollaire et le caractère défensivement répétitif et figé et raide de leurs attitudes et comportements.

Pour conclure, et tenter de répondre à la question qui ne manque pas de se poser : pourquoi l’écriture ? Pourquoi certains enfants présentent-ils cette particulière incompétence à bien écrire ? L’acte d’écrire est métaphorique d’une inscription dans le socius. Ecrire fut l’acte fondateur de l’organisation sociale des relations humaines. Si le langage, comme on le dit, inscrit le sujet dans l’ordre symbolique, l’écriture, peut-on dire, le réinscrit, parce que cette nouvelle inscription est prise en main par le sujet lui-même. En écrivant, le sujet s’engage dans le verbe avec tout son corps, avec tout ce que son corps porte de son histoire originaire inconsciente inscrite dans son tonus même. C’est pour cette raison que toute écriture est signature. Pour s’inscrire aux yeux de tous, laisser de soi une trace symbolique suffisamment claire, identifiable et lisible, il appartient à cette mémoire inconsciente d’avoir été suffisamment structurante pour permettre à l’enfant d’accéder au long processus d’élaboration où s’engage sa subjectivation, son devenir de sujet, face à l’autre, avec l’autre, au milieu des autres. Ce n’est qu’ainsi qu’il peut trouver sa place dans sa filiation, s’inscrire dans une généalogie dont est porteuse son nom, un nom dont il assume la signature. La difficulté à s’approprier pleinement cette deuxième inscription symbolique, ne serait-elle pas révélatrice d’un manque dans la première, un manque à symboliser qui se serait perpétué au travers des générations d’avant, favorisant une organisation « incestuelle » des liens du fait du maintien d’un espace de confusion resté activable, et dont cet enfant-là, pour des raisons parfois contingentes, se trouverait être le représentant et, d’une certaine manière, la victime.6

Notes

  1. Je me réfère ici essentiellement au livre de J. Bottéro, C. Herrenschmidt, J.-P. Vernant (1998), L’Orient ancien et nous. Hachette Littérature.
  2. Je reprends ici l’expression des historiens cités en référence.
  3. Souffrance rarement reconnue, tant ces enfants qui « écrivent mal » sont souvent l’objet de brimades et d’incompréhension.
  4. A l’hôpital Sainte-Anne à Paris, dans le Service créé par le Professeur Julian de Ajuriaguerra qui a initié avec son équipe les premiers travaux sur l’écriture de l’enfant dans les années 1960.
  5. Misès R. (1990), Les pathologies limites de l’enfance. Paris, Puf.
  6. Une approche corporelle psychanalytique très spécifique qui utilise la projection de traces.