L’enfant triste
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L’enfant triste

C’est un plaisir pour moi de me retrouver  avec vous, pour me confronter, encore une fois, à la question de la dépression c’est-à-dire à la problématique de la perte dont les effets et les modalités de traitement psychique continuent de nous retenir. Et cela ne devrait pas nous étonner, ni nous lasser, tant il est vrai qu’elle inscrit dans ses racines les plus profondes et les plus résistantes l’essentiel de la condition humaine.

Il appartient à la psychanalyse d’avoir dégagé la valeur symptômatique de la dépression comme effet de la perte dans sa dimension psychopathologique ; elle en soutient  la contribution effective et indispensable non seulement dans la dynamique du développement psycho-sexuel et de son devenir tout au long de la vie, mais aussi dans la construction  même de l’appareil psychique : pas de naissance de la représentation sans perte de vue, pas d’émergence de la négation, et partant du langage sans qu’ait été perdu l’objet qui, jadis, avait apporté la satisfaction ; pas d’accès non plus à la fonction de symbolisation sans séparation d’avec l’objet d’amour originaire, pas de processus de différenciation sans que soit abandonnée et donc perdue l’illusion de l’unité et de la fusion. Et enfin, pas de déclin de l’Oedipe sans renoncement à la passion incestuelle et meurtrière. Tout cela, nous le savons bien et c’est, sans doute, une banalité de le rappeler.

Cependant, mon projet aujourd’hui nécessite ce bref préambule car, parler de dépression appelle un ensemble d’articulations à la fois justes et convenues, le risque étant alors de se laisser contraindre par  elles, au point de s’engager dans des formes répétitives de son appréhension visant une « explication » psychologique parfois plaquée : elle modélise alors, presque inéluctablement, les constructions et les élaborations voire les interprétations susceptibles d’en rendre compte ou d’être convoquées pour tenter d’en apaiser les effets. Parmi ces articulations, la plus courante -et, j’y insiste, elle demeure pertinente- relève de l’implication maternelle dans la genèse des troubles psychiques et notamment dépressifs avec, de plus en plus souvent, non seulement l’intentionalité de cette implication qui dévoile la causalité établie entre la qualité supposée des liens de la mère avec son enfant, et ces troubles, mais au-delà, la conviction d’une « dépression maternelle » dont l’effectivité s’imposerait. Celle-ci d’ailleurs, pourrait être considérée autrement, et je ne résiste pas davantage à l’intérêt précieux de la contribution d’un poète, en citant ces quelques phrases de Christian Bobin, « On ne remerciera jamais assez les mères mélancoliques. Leur trône est au milieu du ciel. Elles ont jeté leur châle sur le soleil. Il sort de leurs yeux une nuit si grande que leurs enfants s’émerveillent du plus petit brin de lumière » (La dame blanche, Gallimard, 2007).

L’idée que je souhaite développer s’inscrit dans une perspective différente, peut-être complémentaire. Il s’agit pour moi, d’abord, de soutenir le point de vue de Bernard Golse concernant justement le statut de cette « dépression maternelle » dont il a récemment souligné la généralisation à l’instar de la séduction généralisée développée par Jean Laplanche. Mais aujourd’hui, il s’agit plutôt pour moi d’aller du côté du père pour tenter, à partir d’une histoire singulière, d’approcher les figures de la dépression dont il peut être porteur. Je poursuis là, le travail  de réflexion amorcé il y a maintenant plusieurs années avec Jacques André dans un colloque que nous avions organisé ensemble et intitulé L’oubli du père, dont je résume l’initiative : depuis plusieurs années, un nombre considérable de travaux cliniques, psychopathologiques et psychanalytiques sont essentiellement focalisés sur la place de la mère et sur ses effets, non seulement dans les perspectives psychogénétiques et développementales dont on connaît les dérives potentielles mais aussi dans celles qui tiennent la réalité psychique comme primordiale dans l’actualité du transfert. On a ainsi beaucoup reproché à Freud de n’avoir pas suffisamment porté son attention sur la mère, d’avoir construit une métapsychologie phallocentrée et donc trop fortement référée au père, d’avoir ainsi construit ses théories et sa méthode sur les fondements masculins du complexe paternel et des identifications qui en découlent.

La clinique fournit, en apparence, un puissant argument à ces critiques ; elle montrerait  des formes psychopathologiques différentes ou différemment appréhendées, nécessitant la création ou la construction d’outils métapsychologiques plus pertinents que les concepts freudiens pour les penser : à partir de ce que nous appelons les « nouvelles indications de la psychanalyse » et de leurs éventuelles spécificités, on peut découvrir un infléchissement à la fois théorique et clinique qui nous détournerait du père et nous conduirait à interpréter certains fonctionnements psychiques, le déroulement de certaines cures et les échafaudages théoriques qui tentent de les élaborer, en penchant essentiellement -et peut-être dangereusement et exclusivement-  du côté de la mère. Le grand débat entre Freud et Ferenczi trouverait là une sorte de réponse de la psychanalyse contemporaine qui se donnerait pour tâche de compléter Freud et de réparer ses manquements en éclaircissant ses points aveugles.

L’argument clinique est étayé par l’inflation des problématiques dépressives et narcissiques et la nécessité de revenir, pour en saisir le sens, aux commencements de la vie, et d’accommoder la méthode analytique pour permettre que soient comblés les trous de la psyché. Certes, il ne s’agit pas pour moi de nier la part fondamentale de la mère, de toutes façons, mais je m’inquiète parfois de courants qui tendraient à remplacer le père, pivot essentiel mais non exclusif de l’édifice freudien -je dis non exclusif car combien de notations, combien d’incidentes saisissantes, combien de textes sont là qui attestent de la place formidable de la mère non seulement comme objet d’investissement majeur mais aussi comme paradigme de la dynamique psychique et de son économie- je m’inquiète donc de la « disparition » du père dans l’horizon analytique. Jean-Luc Donnet propose à ce sujet, une interprétation fort intéressante mettant en évidence une forme d’impersonnalisation du père et du surmoi dans la société occidentale contemporaine, « impersonnalisation » susceptible de se retrouver dans le transfert, comme nous le verrons tout à l’heure.

A mon avis, cette « impersonnalisation » peut entraîner notamment un risque de désexualisation du fonctionnement psychique et par desexualisation, j’entends l’abolition de la différence des sexes : or, pour que celle-ci soit prise en compte, il faut bien que les deux références, au père ET à la mère soient admises et cela, dès le début. En vérité, il semble que l’effacement du père ait, comme premier effet, de maintenir un système éminemment narcissique, excluant tout signe de différence parce que celle-ci appelle trop vite  l’effondrement d’une unité dont la préservation constitue une préoccupation première : quelque chose qui s’inscrirait dans une pulsionnalité auto-conservatrice, luttant âprement contre le surgissement d’un sexuel menaçant parce que séparateur du même. Or, si l’opposition entre pulsions d’auto-conservation et pulsions sexuelles demeure pertinente, c’est bien parce que, comme Freud le souligne en 1915, l’étranger (donc le différent) advient comme porteur de trouble, menace sensible, bien sûr, mais trouble nécessaire pour qu’une dynamique vivante s’engage.
 
Je ne souhaite pas cependant revenir encore, au regard des aménagements  pulsionnels et de l’ambivalence, sur l’indispensable prise en compte du complexe d’Oedipe dans la seule référence aux liaisons incestueuses et meurtrières et aux interdits qui les attaquent ; je voudrais plutôt m’attacher à ses destins dans des configurations relativement fréquentes dont la distribution la plus classique ou la plus attendue théoriquement, est violemment bousculée : la présence du père et la différence qu’elle instaure demeurent mais les qualités identificatoires qu’il engendre (que sa représentation engendre) affaiblissent ses forces et sa vitalité par l’insistance de sa tristesse,  par l’humeur noire qui l’enveloppe et dont l’extrême pesanteur écrase le moi. Cela ne signifie pas pour autant que sa puissance et son emprise soient moindres, bien au contraire : à l’instar de la dépression d’une mère qui contraint son enfant à une fidélité voire une dépendance sans mesure, la tristesse du père peut parfois aliéner la vie par une forme de castration particulière qui n’empêche ni la réussite et ni le succès des désirs mais qui supprime le plaisir qui peut en être obtenu.
 
Il a 25 ans, il revient d’un long séjour à l’étranger, il y a rencontré une jeune femme dont il pense être très amoureux, il l’épouse dans quelques jours, il a brillamment réussi dans sa profession. Il parle sur un ton objectif, comme désaffecté, il est un peu froid, très guindé, il semble apartenir à une autre époque, je le verrais bien dans son costume impeccable mais curieusement démodé, en première page d’un album de photos du début du XXème siècle, couleur sépia,  quelques pages après celle d’un bébé joufflu au regard vif, poupon rieur et malicieux, douillètement assis  sur les genoux de sa mère. Raphaël est un jeune homme triste et sa tristesse le révolte ..aussi  loin que ses souvenirs l’emmènent, il se voit triste,  il a été un adolescent triste, il a été un enfant triste. Il n’arrive pas à croire qu’il a été un bébé triste. Moi non plus. Tant d’efforts pour se défaire de cette tristesse, tant d’années de travail pour atteindre ses buts, tant de temps à attendre. Et voilà que tout arrive, une vraie corbeille de mariée et lui, pâle et délavé, au seuil de la vie, si morne, si triste. Lorsque Raphaël parle de sa mère, il s’anime incroyablement : c’est une femme intelligente, chaleureuse, courageuse, pleine d’énergie, débordant de générosité, dévouée, disponible, vivante. C’est elle qui l’a poussé à partir, à s’éloigner un peu, pour qu’il fasse sa vie, c’est elle qui se réjouit sans réserve de son retour, de sa réussite, de son prochain mariage, des enfants à venir. Lorsque Raphaël parle de son père, il répète qu’il l’a toujours connu malade, déprimé, -et pourtant il avait dix ans quand son cancer s’est déclenché- et il ajoute chaque fois, immanquablement, qu’il a un puissant motif de contentement vis-à-vis de lui : il était un élève médiocre, ce qui chagrinait beaucoup son père plein d’attentes et d’espoirs pour ce fils unique, arrivé après plusieurs filles. Et puis Raphaël s’est réveillé, il a réussi son baccalauréat avec la mention qui lui permettait d’entrer dans une grande école. Il revoit le sourire de son père, sa joie lorsqu’il lui a annoncé son succès, sa fierté, son enthouisasme tout à coup si éclatants. Il est mort, à la fin de l’été, à la fin de cet été là. Raphaël reconnaît, au fil du temps et des séances, qu’en vérité, il ne se souvient ni de chagrin, ni de peine, ni de tristesse associés  à cette disparition. Il pense seulement, systématiquement, immanquablement, au contentement de son père et à la satisfaction d’avoir répondu à son désir.

Depuis, chaque réussite, chaque conquête, chaque succès plonge Raphaël -mais il n’en connaît pas encore le lien- dans une tristesse profonde, une aire de glace qui le fige et le mortifie. Chaque fois, son père meurt, quelques semaines après la réalisation d’un désir dont finalement Raphaël ne sait plus à qui il appartient. A lui ? A son père ? A sa mère ? Ou plutôt, à son père et lui ? A sa mère et lui ? En tout cas, jamais de désir partagé par son père et sa mère et dont lui-même serait exclu. Pas de désir de sa mère dont lui-même serait absent. Il admire cette femme exceptionnelle et sa décision irrévocable de ne pas se remarier, de n’avoir aucun homme dans sa vie autre que son époux mort et son fils chéri. Il l’admire sans se douter, pendant longtemps, que ce renoncement précoce à la vie amoureuse, cet « arrêt » dans sa vie de femme, signalent à jamais l’impossible remplacement, l’impossible déplacement d’un lien d’amour définitivement attaché à un mort. Il l’envie pour sa force, sa tranquillité et sa confiance. Il aimerait être comme elle, et comme toutes les femmes de sa famille, une longue lignée de jeunes veuves, dignes et dynamiques, belles et solitaires…

Parmi les couples d’opposés qui s’affrontent et s’unissent dans la dialectique de la pensée freudienne, le masculin-féminin occupe une place paradigmatique, et cette place se tient dans les réseaux compliqués du complexe d’Oedipe. J’entends par réseaux compliqués de l’Oedipe, non pas seulement l’organisation centrale, la plus connue, du complexe nucléaire, mais aussi et surtout l’ensemble des courants qui, en amont et en aval, infléchissent son émergence et son devenir. Or, en amont et en aval, c’est bien justement la question de la perte, de ses aménagements, des modalités de ses traitements psychiques qui sont susceptibles d’en déterminer ou en tout cas d’en engager les destins. Quelqu’en soit l’objet, l’angoisse de perdre préfigure les commencements oedipiens et dans cette perspective, qu’il s’agisse de la fille ou du garçon, l’ouverture vers le père, au regard de la bisexualité,  constitue un tournant essentiel : le père, objet d’attraction, figure de déplacement des mouvements pulsionnels, incarne l’espoir, l’espoir d’un dégagement par rapport à l’emprise ou l’empreinte maternelle, suscitant une nouvelle marée de passion, forte de potentialités fantasmatiques visant la réalisation de désir. Même si cette flambée doit, elle aussi  s’éteindre, même si l’interdit et la réalité se conjuguent pour empêcher la poursuite des buts oedipiens, le passage de la mère au père, l’offre et le transfert qu’il assure, témoignent d’une mobilité possible, d’une fragmentation de l’excitation qui en rend l’économie plus aisée.

J’insiste : ce passage, ce déplacement inscrivent la trace d’un processus qui, à partir d’une déception par l’autre et du renoncement à l’objet d’amour originaire qu’elle impose, se tourne, en utilisant l’énergie libidinale libérée, vers un nouvel investissement, un commencement.  Bien entendu, ce devenir ne suffit pas, à lui seul, à garantir les capacités d’élaboration de l’angoisse de perte d’amour et de la castration, mais il est susceptible d’en frayer le chemin et cela, du fait de la différence entre l’un et l’autre. Dans cette perspective, le recours au père, dans l’après-coup, laisse advenir  des représentations et des affects « différents », susceptibles de se nouer dans les fantasmes qui le portent, permettant alors d’ouvrir  une voie nouvelle. Ces évènements psychiques se révèlent déterminants au décours de l’adolescence, dans ce moment singulier où se conjuguent la séparation et le renoncement aux objets d’amour et où s’engagent les identifications dont Freud souligne qu’elles relèvent de la sédimentation des traces laissées par les objets perdus, scellant ainsi la consubstantialité des identifications et de la perte. La reviviscence de ces problématiques  se révèle décisive à cette période : idéalement les figures clairement différenciées du masculin et du féminin d’une part et les choix amoureux et identificatoires, d’autre part, s’étayent sur les représentations nettement distinctes du père et de la mère. Le recours au père, dans des contextes de faillites de l’environnement, au sens où l’entend Winnicott, peut constituer une seconde chance au regard de déceptions antérieures.   Il peut aussi s’inscrire dans un dessein inexorable répétant la catastrophe dans une compulsion aliénante, ou bien encore, entraînant, par sa violence, l’effondrement de jeunes édifices fragiles.

Raphaël a d’emblée refusé une analyse classique : sa réserve se justifiait par la fréquence des séances mais je compris assez vite qu’il craignait avant tout la position allongée, celle d’un gisant qui lui rappelait trop son père. Et pourtant, l’infléchissement  transférentiel allait bien du côté de la recherche de ce père, sauf que j’en incarnais la part présente, fidèlement vivante :  il n’y avait guère de conflit en lui entre sa mère et moi, j’entendais bien qu’il nous associait, consciemment, comme un couple, comme celui que formait sa mère et sa grand-mère par exemple, avec cependant une différence qui me singularisait. Ses rêves montraient la prégnance oedipienne du transfert et le soulagement que lui apportaient, au début de son analyse, ces scènes dont la claire dimension symbolique m’associait inéluctablement à un homme. De la même manière, il avait plaisir à arriver en avance, à rester dans la salle d’attente alors qu’il savait qu’il était précédé par un autre homme. Impossible pourtant de convoquer des souvenirs de ses parents ensemble, et pendant longtemps, impossible de mobiliser une remémoration qui permettrait de laisser surgir l’enfance : pour Raphaël, le début se situait à la mort de son père. Rien avant, sauf l’idée d’avoir été un « mauvais » élève. Rien d’autre.
 
Je lui dis un jour qu’il parlait peu de son enfance et qu’ainsi, il ne me laissait pas le voir, enfant. Plus tard, il évoqua des angoisses très fortes qui l’avaient conduit chez un psychothérapeute alors qu’il avait 11 ans. Le déclenchement de sa terreur était lié à un film dont je retiens du scénario compliqué (sans doute par l’intensité des affects qui en soutenaient et en troublaient le récit), le synopsis suivant : un guide de haute montagne, fort et fiable, entraînait la mort d’un enfant au cours d’une périlleuse randonnée ; plus tard, devenu adulte, le frère de l’enfant mort engageait une enquête, découvrait l’erreur fatale du guide et le dénonçait. Si je me souviens bien, le guide finissait par mourir lui-aussi dans un accident de montagne. Raphaël, pendant des années, a rêvé de ce film traumatique. Evidemment, la mort du père, quelques années à peine après, avait dû renforcer l’angoisse et la culpabilité, conférant à la pensée (et au rêve et à la fiction) une puissance terroriste. Pour Raphaël, la remémoration de cette expérience psychique détermina un tournant essentiel : au-delà, cette fois encore, des schémas les plus classiques, il retrouva l’immensité de son chagrin d’avoir été abandonné par son père. Non pas tant au moment de sa mort, qui justifiait en quelque sorte pleinement son absence, mais pendant toutes les années où il était en vie, du fait de la dépression qui l’occupait, le centrait sur lui-même et le détournait de son fils.

Dans une telle conjoncture, l’adolescence  et les élans qui l’animent furent comme brisés : Raphaël se raccrochait désespérément au regard rayonnant de son père lorsqu’il lui annonça son succès, il en exaltait la lumière pour tenter d’éclairer  une vie assombrie par cette voix éteinte, il s’efforçait par ses succès d’arracher son père à l’étreinte d’une mort féroce. Il me faisait penser à Orphée, trop pressé par Eurydice de l’assurer de son amour. Avoir 16 ans, 17 ans, ne pas pouvoir combattre un père, un homme, parce qu’il a déjà triomphé par la mort, ne pas pouvoir s’identifier à sa force et à sa vitalité. Pendant de longues années, Raphaël fut follement épris d’une jeune femme un peu plus âgée que lui, qui entretenait sa passion sans lui accorder aucune preuve charnelle. Pendant des années, Raphaël courut le monde pour la suivre, se contentant platoniquement de vaines promesses et d’attentes illusoires. L’annonce brutale du mariage de son aimée avec un autre l’effondra. Les bénéfices masochistes qui nourrissaient ses exigences surmoïques prirent une autre forme : la conviction effrayante de ne pas pouvoir être aimé, si fréquente dans les premières amours, le surprit avec une brutalité désarmante alors qu’il avait déjà 23 ans. 

La confrontation à la perte et au déplaisir qu’elle entraîne est inéluctable dans l’analyse : qu’il s’agisse de la détresse, de l’angoisse de perte d’amour de la part de l’objet, qu’il s’agisse de l’angoisse de castration,  ou d’atteinte narcissique, l’un des enjeux de la cure surgit là, sollicitant des modalités chaque fois singulières, du traitement de ce qui s’éprouve comme perte. On peut, en résumant, évoquer deux destins possibles et non exclusifs : le traitement « objectal » en analogie avec le travail « normal » du deuil, et le traitement mélancolique,  particulièrement mobilisé par les identifications narcissiques. J’ai évoqué ailleurs, l’idée selon laquelle le mouvement « mélancolique » attaque l’objet en s’engouffrant dans un système autarcique, marqué par l’exercice du sadisme à l’encontre du moi, alors même que c’est cet objet qui est visé par l’attaque : renversement sur la personne propre, renversement de l’amour en haine, cette double stratégie permet de nier manifestement l’extrême attachement voire la dépendance primordiale à l’autre (à l’analyste dans la cure).

Une hypothèse complémentaire pourrait préciser que cet « autre », l’étranger qui sépare et différencie peut être incarné par le père au sein du système massivement narcissique qui soutient, à certains moments, la dynamique du transfert. Si l’analyste s’enferme dans une identification à une mère omni-présente, cela ne laisse aucune place à un autre : ni au père, c’est une évidence, ni au sujet lui-même. La visée du processus  « mélancolique » est peut-être, aussi, de semer la confusion : non seulement quant à l’objet perdu non identifié, mais au-delà quant à l’identification sexuelle de l’objet aimé. C’est là l’essence du narcissisme qui nourrit la régression mélancolique : la  « méconnaissance » de l’objet perdu peut  parfois constituer une stratégie de lutte contre la reconnaissance de la différence des sexes. L’impersonnalisation du transfert, dans la cure de Raphaël, relevait bien de cette dynamique : l’effacement progressif  de mon identité de femme, le maintien d’une « neutralisation » effective des mouvements pulsionnels mobilisés, laissaient dans l’ombre toute potentialité conflictuelle. Raphaël restait avec moi impavide, apparemment indifférent, comme si toute passion transférentielle était tuée d’emblée. Et pourtant, sa fidélité, sa ponctualité, sa présence continue témoignaient de l’importance vitale de son analyse et de sa poursuite, dans une visée d’éternité, et donc d’immortalité absolues. Ainsi,  le père se révèlait porteur d’une ombre qui ne s’estompait pas, noircissant les soutènements identificatoires et abrasant les potentialités d’accès au plaisir de vivre. Ce que j’ai appelé une « seconde chance », celle qui assure le dégagement, grâce à un père « libidinal » comme le nomme Jacques André, c’est-à-dire un père vivant, semblait tourner court par défaut, ou défection, creusant le lit de la tristesse et du désespoir.

Dans Le complexe de la mère morte, André Green analyse la situation de l’enfant qui perd le regard de sa mère, il en dégage les effets, il souligne la chute de l’investissement, le trou dans la psyché que ce détournement imprime. De cette partie de la découverte, tous les analystes se souviennent : le complexe de la mère morte constitue une configuration mettant en scène une mère en vie, mais qui se mortifie dans la  réalité psychique de l’enfant ( notons cependant le glissement fréquent qui fait passer de la réalité psychique de l’enfant, à un comportement effectif de la mère qui devient alors, « mère déprimée » et plus seulement « endeuillée » ce qui n’est pas la même chose). Curieusement, l’autre développement, pourtant tout aussi passionnant, dans la construction de Green, est souvent occulté : l’enfant, soumis à l’épreuve du désinvestissement par la mère, cherche activement une explication. Il mobilise toutes ses forces de pensée pour trouver la réponse à cette énigme. Et c’est le père qui est généralement désigné comme responsable, coupable de l’humeur noire de la mère. Un père, encore une fois différent, étranger, menaçant.pas déprimé, lui ! Même si selon Green, l’enfant lui assigne une place de bouc émissaire. c’est-à-dire de celui qu’il faut haïr, chasser, afin de ressusciter le regard vivant de la mère. Réfléchissons : dans la configuration décrite pas Green (qui est susceptible de se manifester dans des versions plurielles, évidemment), le père est là, bien présent, mal-aimé, certes, mais mal-aimant surtout, mal-aimant la mère qu’il rend malheureuse, mal-aimant l’enfant qu’il ne console pas et qui se confond avec la mère, dans la disparition de son regard sur lui (car c’est de cela dont il s’agit, à mon avis : le détournement du regard de la mère empêche que l’enfant puisse se sentir visible, c’est-à-dire, séparé, différent, si bien que la mère « morte » l’emporte avec elle, en elle, confondu, mélangé).

Mais un autre déploiement du complexe de la mère morte peut se dessiner. Il revient à impliquer le père et à interpréter le détournement de la mère comme manifestation d’une déception directement liée à lui d’une autre manière : l’impossibilité pour la mère de rendre le père heureux, de le défaire de son enlisement dépressif, de triompher de sa tristesse. Dans cette composition, la place de bouc émissaire du père se maintient, elle est même massivement investie par la construction  infantile : il est coupable de l’humeur noire de la mère et doublement, parce qu’il l’attire dans sa tristesse morbide (et sans doute très érotisée), et parce qu’il ne lui permet pas de l’en défaire. C’est lui qui l’emporte, de toutes manières, mais au nom de quels pouvoirs ?

Le fantasme qui se construit alors, et  que Rapahël m’a permis de saisir, donne au père la place d’un enfant triste, fort de sa définitive déception, portant son tourment comme un lugubre flambeau, traînant l’ombre de ses attentes perdues et de sa déréliction : inconsolable, certes, mais rendu puissant par l’impuissance des autres. Le fantasme de l’enfant triste, comme celui de l’enfant mort, signe l’incapacité des femmes et des mères à apaiser les peines et à dissiper les chagrins. Il met en scène et parfois fétichise une figure d’enfant à jamais désespéré. Il est nourri par la négation du désir et du plaisir sexuel, celui du couple des parents étant absolument visé par ce refus. C’est cette occurrence qui nous saisit souvent dans les cures  adolescentes : le déni (et non pas seulement le refoulement) de la sexualité parentale, l’éviction des fantasmes originaires et notamment de la scène primitive, empêchent l’accession au plaisir ; la  tyrannie de la privation, du déplaisir ou de la douleur  attaquent dans le même mouvement et le moi et l’objet.

Si la voie de l’analyse permet de se dégager de ce procès, elle nécessite que l’analyste se défasse du projet d’être agent ou objet de consolation : l’actualité du transfert, au contraire, l’oblige à accepter la confrontation  à cette  intolérable  tristesse, et à son éprouvé  afin de reconnaître,  le temps qu’il faut, son impuissance. Raphaël a continué son analyse, et sa vie. Sa réussite professionnelle brillante, son attachement profond à sa femme, la naissance de ses trois enfants qu’il aime avec passion, sont autant de sources et de potentialités de plaisir possible. Il reste pourtant toujours, au coeur d’une intimité jalousement préservée, fidèle à l’enfant triste, entretenant avec lui un lien privilégié, un tourment nécessaire et nostalgique. J’ai trouvé, pour lui, ces mots d’Emily Dickinson : « Quand l’enfant-roi nous parle de son père, nous nous méfions de lui, mais quand il nous confie qu’il connaît la grande tristesse, là nous l’écoutons parce que nous aussi nous avons cette connaissance-là. »