Les enfants de parents alcooliques
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Les enfants de parents alcooliques

Une situation fréquente

Puisqu’en France 1,5 à 2 millions de personnes sont dépendantes de l’alcool aujourd’hui, cela signifie que la probabilité d’être à un moment de sa vie dépendant est encore plus importante, car cette dépendance met du temps à s’installer : 5 à 20 ans habituellement après la régularisation de l’usage, qui se situe dans la 2e ou la 3e décennie de la vie. La dépendance à l’égard de l’alcool s’« épanouit » ainsi à l’âge de la parentalité, d’où la fréquence élevée des situations où « quand les parents boivent, les enfants trinquent » : probablement 10 à 20 % des enfants connaissent cette situation avant leur entrée dans l’âge adulte.

Les conséquences sur les enfants des problèmes d’alcool des parents sont cependant très variables : les risques encourus sont en effet à court, moyen ou long terme, et dépendent beaucoup de facteurs comme la « survie » de la famille, son organisation systémique, la résistance du conjoint du dépendant, l’âge où les problèmes se produisent.

Les troubles caractériels du patient (de la patiente) alcoolodépendant(e) sont à l’origine de difficultés chez ses enfants : l’anxiété et l’irritabilité sont parmi les premiers signes de dépendance ; l’« absence » notamment le soir provoque une défaillance parentale ; les enfants sont souvent pris à témoin du conflit conjugal qui s’organise autour de l’alcool, voire sommés de prendre parti. Mais surtout les enfants se mettent à vouloir protéger leur parent malade des conséquences de sa dépendance (les enfants sont parentalisés).

Ces difficultés ne prennent pas une forme symptomatique univoque, notamment parce que l’enfant peut adopter une posture variable dans le système familial : le héros, le sauveur, le bouc émissaire, le clown, l’homme invisible… Mais comme pour le conjoint, la codépendance et l’épuisement ne sont jamais très loin.

L’enfant ne rejette pas son parent malade, mais cherche plutôt à l’excuser et à le protéger : il n’y a donc pas de demande d’aide explicite ni de symptomatologie spécifique. Mais la difficulté des adultes à aborder avec lui la question de l’alcool amène souvent l’enfant à douter de ses perceptions et à se renforcer dans son rôle défensif. L’adolescent aura au moins la ressource de s’opposer, et les formes de ses difficultés seront donc plus souvent « symptomatiques », mais cela ne signifie pas qu’elles soient pour autant plus faciles à aborder.

Les difficultés financières chroniques (un tiers du revenu est consacré en moyenne à l’entretien de la dépendance), la négligence des besoins psychiques et/ou physiques des enfants, la violence conjugale ou à l’encontre des enfants, les accidents domestiques ou de la voie publique, les abus sexuels incestueux, tout cela peut, avec une fréquence difficile à évaluer, être le lot de la famille d’un parent alcoolodépendant.

Les risques chroniques portent surtout sur la probabilité élevée d’une dépendance acquise tôt (alcool et/ou autre toxique) ou de troubles psychiques et comportementaux. Il est en effet connu depuis longtemps que les enfants de parents alcooliques ont un risque très augmenté de devenir eux-mêmes ultérieurement alcoolodépendants. La question du mode de transmission intergénérationnelle de cette « tendance » est débattue depuis un siècle, et, s’il y a des arguments assez solides en faveur d’un facteur de « susceptibilité » génétiquement transmis, ce qui se manifeste notamment par une tolérance innée plus importante chez les enfants de malades de l’alcool, tous les auteurs considèrent qu’il faut aussi des conditions de milieu déterminantes pour développer une dépendance, et la famille transmet aussi les conditions de vie, les croyances, les modèles comportementaux.

Comment prendre en compte la situation des enfants de parents alcooliques ?

Si l’on veut avoir une attitude raisonnable en matière de risque alcool chez les enfants, il faut y penser toujours et en parler souvent : le sous-repérage de ces situations est flagrant dans toutes les institutions qui s’occupent de l’enfance et de l’adolescence, où l’on ne prend en compte que les plus caricaturales. Plaident pour une attitude assez systématique, la fréquence élevée des problèmes considérés, le caractère non spécifique de la symptomatologie présentée par l’enfant, la gravité potentielle des situations.

En outre, s’habituer à aborder de façon directe la question de l’alcool, sans attitude de jugement, sans menace, permet de constater que ce qu’on appelle le « déni », décrit jadis comme l’apanage de l’« alcoolique », doit plus souvent être rapporté à l’attitude des professionnels. En évitant la confrontation lors des entretiens, en développant une attitude d’alliance avec les patients ou les usagers, les professionnels évitent de provoquer les réactions défensives de dénégation.

Poser le diagnostic est utile pour intervenir auprès de l’enfant, dont la souffrance est presque complètement déterminée par l’évolution du trouble parental, et aussi pour aider le parent malade à aborder le soin. Un entretien avec l’enfant permet de reconnaître le trouble du parent. S’il n’y a pas urgence, pour éviter une intrusion, il faut savoir attendre le moment propice. Ce dialogue sur la question de l’alcool dans la famille peut être refusé par l’enfant, et il n’est pas souhaitable d’insister devant ce refus, sauf, encore une fois, si le risque perçu est trop grand. Ceci peut donc prendre du temps, mais l’enfant ne tardera pas à parler avec soulagement d’un phénomène le plus souvent éludé par tout son environnement, et surtout les adultes. Il faut qu’il soit convaincu que « parler » n’est pas destiné à « sanctionner » mais à aider.

Voir les parents ne peut se faire qu’avec son accord, dans un projet validé par l’enfant. Cela peut aller de l’intention de l’aider sur le plan scolaire au projet de soin pour le parent, selon ce qui paraît légitime au professionnel comme à l’enfant. La rencontre avec les parents doit se faire avec l’enfant, afin qu’il puisse contrôler ce qui se dit. Il peut être prudent d’être deux professionnels pour une telle rencontre, afin qu’un des deux reste perçu comme l’allié privilégié de l’enfant. Des informations extérieures au système familial peuvent parvenir à l’intervenant, et elles sont souvent source de données fondamentales… mais difficiles à utiliser. Elles nécessitent d’inclure dans le projet les personnes qui sont à la source de ces informations, et c’est une des raisons qui justifient le travail en réseau dans ces circonstances.

En pratique, que doit-on faire pour prendre en compte les situations des enfants de parents alcooliques ?

Pour mémoire, nous voulons rappeler que la prévention est utile et efficace, par exemple, pour réduire la fréquence des syndromes d’alcoolisme fœtal. Mais notre sujet nous amène plutôt à montrer comment la prévention des conséquences de l’alcoolodépendance parentale sur l’enfant est possible : grâce à la prise en prise en charge du patient, grâce au renforcement du conjoint et/ou du système familial, et par une écoute individuelle ou en groupe de la souffrance de l’enfant.

La prise en charge des enfants en souffrance passe en premier lieu par un renforcement des capacités d’intervention des personnes du secteur de l’enfance : la formation à l’alcoologie doit viser surtout un changement des représentations, pour que s’allège voire disparaisse ce poids de fatalisme qui est souvent le principal obstacle à la prise en charge ; de même, un soutien psychologique des professionnels doit leur permettre de repérer les contre-attitudes qui font obstacle à l’intervention et qui sont la traduction défensive du sentiment d’impuissance. Et cela passe aussi par le travail en réseau, qui permet que se partagent à la fois les préoccupations et les pratiques.

Tout cela doit concourir à l’établissement d’une relation d’aide avec cet enfant, dont l’objectif n’est pas nécessairement de le confier à un spécialiste, ni d’amener le(s) parent(s) au soin, car s’il est nécessaire quelquefois d’agir en urgence, le plus souvent il est urgent de prendre son temps.

Une intervention rapide est obligatoire si l’on découvre une violence physique, ou une intrusion sexuelle d’un adulte, si l’on estime que l’enfant est en état d’abandon (maltraitance « par omission ») ou s’il manifeste des symptômes dépressifs.

Devant une situation de violence ou de passage à l’acte sexuel, tout adulte est délivré du devoir de secret professionnel pour mettre en œuvre ce qu’il est convenu d’appeler un « signalement ». Il doit être adressé auprès du procureur de la République ; ou, dans des cas moins graves qui ne sont pas du registre pénal, à une « commission d’évaluation », ce qui peut se faire avec une proposition de soin concomitante. Les suites d’un signalement auprès du parquet sont pénales et/ou éducatives. Il n’y a pas automatiquement « placement ». Les suites d’une évaluation en commission peuvent être la transmission au parquet, la proposition d’une « aide éducative en milieu ouvert », le classement sans suite, éventuellement avec réévaluation prévue.

Mais la plupart du temps, l’étayage des enfants est une réponse suffisante, qui cherche à lui permettre de se dégager de sa position défensive. Cela peut passer par une relation individuelle non spécifique, ou par un travail en thérapie (rarement accepté), ou en thérapie familiale (peu de lieux où elle se pratique), ou enfin en groupes de jeunes (notamment Alateen, mais ces groupes sont globalement rares en France). La prise en compte de la dépendance du parent peut être induite par une intervention directe (proposition) ou par le remaniement familial.

Il nous paraît important d’insister sur la nécessité d’aider les adultes : professionnels, bénévoles ou proches, car intervenir dans ces situations mobilise une forte charge affective. La pratique de groupes de type Balint permet de renforcer les professionnels dans leur capacité d’écoute et d’intervention adaptée. Elle aide à temporiser quand il faut, sans sombrer dans le déni ; elle allège le poids de culpabilité entraîné par les sentiments d’échec ; elle permet de renforcer le fonctionnement de réseau chez les professionnels qui s’y prêtent.

En conclusion…

10 à 20 % des enfants connaissent une période où ils sont confrontés à la dépendance alcoolique du père (3/4 des cas) ou de la mère. Ces enfants ont un risque à court terme : la maltraitance, et sa forme subaiguë, la parentalisation. Ils ont un risque à long terme : devenir à leur tour malades de l’alcool (risque d’autant plus élevé que la famille est « riche » d’antécédents de même nature).

La réponse adaptée est complexe. Il faut en effet améliorer le repérage de ces situations, savoir mettre des mots sur les choses, et cela nécessite de changer les représentations des professionnels des champs médico-social et éducatif. Cette réponse passe par l’aide apportée aux enfants et aux parents, qui doit être aussi précoce que possible, pour éviter les situations judiciaires, les traumatismes majeurs, mais aussi multiformes, selon les ressources du réseau.

Des expériences (rares en France) montrent que la sensibilisation des professionnels amène une multiplication des situations repérées. D’autres (surtout aux États-Unis) laissent espérer que la consolidation du conjoint et/ou du patient et/ou du système et/ou de l’enfant lui évitent des problèmes d’adaptation à court et à moyen terme. Ces expériences ont pour point commun la volonté de prévenir le plus grave en proposant de l’aide dès qu’une situation est repérée : c’est pourquoi nous appelons à développer ce type d’attitude et à évaluer leur impact sous nos latitudes. Il est temps en tout cas de sortir de la cécité où le dispositif médico-psychosocial s’est trop longtemps maintenu, et de développer des réponses qui permettront, nous l’espérons, d’éviter de nombreux placements.