En tant qu’objets de médiation, les méthodes projectives possèdent une indubitable fonction de lien : entre le patient et le clinicien, entre le chercheur et son objet de recherche, entre la théorie et la pratique clinique. Espace d’interactions (N. Rausch de Traubenberg), source et moyen d’expression de la transitionnalité (C. Chabert), dispositif pour symboliser (P. Roman), elles représentent un lieu de rencontre privilégié au sein duquel se joue et se noue une modalité particulière de lien à l’autre susceptible de se transformer en processus de liaison. Le modèle psychanalytique permet que ce lieu de rencontre prenne sens dans la convergence de tous les termes qui le constitue sous le primat du transfert-contretransfert. Rappelons que pour D. Anzieu (1961), une méthode clinique considérée comme scientifique « requiert à l’instar de la psychanalyse, la connaissance par l’examinateur de son équation personnelle et l’auto-analyse de son contre-transfert sur le sujet, chose à quoi il est nécessaire que sa formation le prépare. » (p. 274). Ainsi, que ce soit dans le cadre d’une recherche ou dans celui d’un bilan psychologique, le questionnement transféro-contre-transférentiel utilisé comme un outil dans la compréhension du fonctionnement psychique du sujet est un procédé incontournable. En d’autres termes, c’est par la prise en compte de la théorie psychanalytique et des effets psychiques qu’elle introduit dans le regard clinique du chercheur comme du clinicien, qu’un processus de liaison est susceptible de s’actualiser dans ce qui n’est, au départ, qu’un lien sujet/clinicien dans un lieu de rencontre médiatisé. Ce processus de liaison découle de l’ancrage de la croyance du clinicien dans une théorie qui place le fonctionnement psychique humain, de la naissance jusqu’à la mort, au cœur d’une dynamique conflictuelle à jamais renouvelée. C’est bien de la connaissance et de la reconnaissance de ce mouvement intrapsychique, gouverné par l’économie pulsionnelle, qu’un processus de liaison est en mesure de s’instaurer dans la rencontre projective. Comme la réalité externe, chaque planche de Rorschach et de TAT contient dans son contenu manifeste matière à projeter une part du pulsionnel, chaque planche du Rorschach et du TAT représente un réceptacle autorisant un dépôt de la réalité interne, ce dépôt étant en attente d’un receveur, d’un destinataire susceptible de le réceptionner pour l’interpréter. Si la pensée de l’interprète s’ancre dans la référence à la psychanalyse, le mouvement qui s’instaurera dans la retranscription vers le sujet ou le patient pourra aboutir à l’instauration d’un processus de liaison. C’est en ce sens que les méthodes projectives sont créatrices, non pas uniquement de liens, mais d’un processus de liaison, c’est-à-dire d’un mouvement qui engendre lui-même sa propre dynamique. Ainsi, les méthodes projectives ont à voir avec la psychanalyse et avec le but d’une psychanalyse, mais elles ne sont pas à confondre avec la cure psychanalytique (D. Anzieu, 1961), ni avec une quelconque forme de traitement psychanalytique, ni avec la théorisation de la psychanalyse. Leurs limites sont à entendre dans ce qui fait leur spécificité et leur originalité, c’est-à-dire dans ce que la psychologie projective appelle la situation projective. C’est à l’intérieur de ce cadre que peuvent se limiter et se délimiter leurs usages, c’est à l’intérieur de ce cadre que l’on peut en éviter les abus. Référée à la métapsychologie freudienne et spécifiée dans un cadre rigoureux qui jalonne son utilisation, la psychologie projective prônée par l’École de Paris assure ainsi à la méthodologie de la recherche la garantie de la pertinence et du sérieux.
Lorsque nous avons commencé à bâtir ce dossier, nous n’avions pas prévu d’y consacrer deux numéros. Le nombre de collègues ayant répondu positivement à notre proposition d’article nous a convaincues de l’intérêt de la publication d’un second volet. C’est ainsi que l’ensemble des articles condense (sans exhaustivité pour autant, certains collègues éminents n’y sont pas) ce que l’École de Paris comprend comme « forces vives », cliniciens, psychanalystes, universitaires, impliqués dans l’enseignement, la formation et la recherche en psychologie projective et avec la psychologie projective. Michèle Emmanuelli et moi-même avons souhaité témoigner du dynamisme de la psychologie projective de l’École de Paris, à l’heure où la psychologie clinique d’orientation psychanalytique est régulièrement attaquée dans les lieux où elle s’exerce et où elle s’apprend (institutions de soins psychiques, facultés de psychologie) par les tenants d’une psychologie dite scientifique fondée sur l’étude des comportements externes et des activités cérébrales censés les expliquer. D’une façon quelque peu militante, nous avons voulu montrer que la psychologie projective de l’École de Paris participe de la vitalité de l’enseignement universitaire de la psychanalyse, où elle puise ses ressources et sa stimulation.
Ainsi, depuis Rorschach1, la psychologie projective, branche de la psychologie clinique, se voit solidement arrimée à la psychanalyse et, comme un arbre aux racines profondes déploie davantage ses branches, c’est ce qui la nourrit et la fait fructifier. Toutefois, la discipline est exigeante car elle demande un long apprentissage, fondé sur une formation universitaire en psychologie clinique et en psychopathologie incluant la théorie et la pratique, estimé à trois années minimum (de la Licence 3 au Master 2, un DU étant recommandé pour compléter la formation). Ce n’est qu’à l’issue de cette formation que les psychologues cliniciens d’orientation psychanalytique peuvent prétendre utiliser les épreuves projectives en plaçant le sujet dans les meilleures conditions pour sa sécurité psychique, contribuer utilement à la compréhension de ses troubles et proposer des modalités d’aide et de prise en charge. Dans les universités offrant cette formation, nombreux sont les étudiants de psychologie qui se découvrent un intérêt enthousiaste pour la psychologie projective et se plongent dans la discipline avec ardeur. Certains d’entre eux vont avoir la chance d’effectuer des passations de tests projectifs dans le cadre de leur stage de Master 1 ou 2 avec leur maître de stage, d’autres vont utiliser la méthodologie projective dans leur recherche de Master ou de Doctorat. Face à un fort engouement, les praticiens comme les enseignants doivent permettre aux étudiants d’éviter le piège de la fascination en indiquant aussi des limites propres à ces tests, instruments cliniques d’une grande richesse, recelant des trésors intellectuels pour la pensée, mais, nous le redisons, avec des limites indispensables à poser pour qu’ils demeurent des objets au service de la pensée et non pas l’inverse2. Dans le domaine de la recherche en psychologie clinique et en psychopathologie, l’utilisation des épreuves projectives offre une méthodologie extrêmement précieuse et féconde. Leur passation s’inscrit dans une situation clinique relativement stable et contrôlée (le matériel proposé aux sujets est le même pour tous, les conditions de passation réglementées), si bien que l’on est en mesure d’attendre que se dégagent un certain nombre de constantes caractéristiques de telle ou telle population. Enfin, le système d’analyse des protocoles par le recours à des grilles de cotation en permet un traitement à la fois quantitatif et qualitatif. Cela étant dit, il me semble indispensable de se départir de l’idée illusoire d’une objectivation des résultats des tests dans la mesure où le fonctionnement psychique humain ne peut répondre aux mêmes lois que celles qui régissent les sciences physiques ou mathématiques.
Or, la référence à des normes validées statistiquement est ce qui justifie l’appellation même de tests : chaque test est construit et étalonné selon des critères très codifiés de sensibilité, fidélité et validité en appui sur une expérimentation sur un échantillonnage représentatif de la population générale. En ce sens, le test possède une valeur qui peut sembler opposer la normalité à la pathologie d’une façon rigide. Néanmoins, la psychanalyse l’a parfaitement montré, le sujet n’existe que dans et grâce à l’écart par rapport à la norme : c’est là, dans ce mouvement même qui le rapproche et l’éloigne tout à la fois d’une position médiane, dirons-nous, c’est-à-dire normative, que le sujet se définit, se différencie, se singularise. La fonction des épreuves projectives, et par conséquent celle du psychologue qui les manie, est avant tout de saisir cette singularité et donc, de mettre cette référence normative au service de l’individu et non pas le contraire, l’individu au service de la norme. A partir de là, les épreuves projectives peuvent assurer une réelle fonction de médiation et occuper une vraie place méthodologique au sein de la recherche en psychologie clinique et en psychopathologie.
Ce dossier le montre bien, qui met à l’honneur la recherche utilisant la méthodologie projective dans différents champs de la clinique et de la psychopathologie et aux différents âges de la vie. Ce second volet prolonge le précédent avec des textes relevant de la psychopathologie de l’enfant jusqu’à la clinique du vieillissement, en passant par des problématiques spécifiques du processus adolescent et des aspects particuliers du fonctionnement adulte. S’agissant de la psychopathologie de l’enfant, les apports récents et extrêmement novateurs des études avec la méthodologie projective sur les enfants relevant de troubles autistiques sont l’objet d’un article dense et pointu. Dans le domaine de l’adolescence, ce sont cinq articles qui traitent, sous le couvert des spécificités propres au fonctionnement adolescent, de recherches passées, actuelles et futures sur la clinique des processus de pensée, la question des problématiques limites relatives aux troubles des conduites alimentaires et aux recours aux scarifications et les aspects interrogeant la psychose et ses contours – troubles bi-polaires et schizophrénie. L’apport de la méthodologie projective à l’étude du champ du fonctionnement psychique adulte est abordé sous l’angle de la souffrance corporelle dans le cadre de la clinique somatique ainsi que dans l’approche d’auteurs d’agressions sexuelles, et se conclut par l’intérêt de la clinique du vieillissement. Nous espérons que ce dossier sur la psychologie projective de l’École de Paris, riche de ses fondements et de ses fondateurs, de la créativité et de la diversité de ses approches comme de ses promesses de prolongements, permette à chacun, clinicien projectiviste comme non-projectiviste de puiser des occasions de questionnements et de réflexions féconds pour sa propre pensée.
Notes
- H. Rorschach fut un temps vice-président de la société psychanalytique suisse à Zurich.
- J’ai pu constater chez certains étudiants, mais aussi parfois chez des collègues cliniciennes, une tendance à la fétichisation des méthodes projectives, empêchant la pensée d’évoluer librement avec ou sans leur utilisation.