Les stèles virtuelles sur Internet : un rituel de deuil séculier ?
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Les stèles virtuelles sur Internet : un rituel de deuil séculier ?

Les situations de deuil provoquent bien souvent des réactions d’évitement. Le succès de la série culte américaine Six pieds sous terre1 constitue un îlot médiatisé, une exception qui confirme l’intransigeance de la règle. De fait, dans bon nombre de nos sociétés post modernes mondialisées, on peut légitimement se demander aujourd’hui si la phobie conquérante de la culture de la mort n’en est pas une des lignes transversales. Or, ce qui est vrai pour la mort en général est caricatural avec la disparition du nourrisson et plus extrême encore avec celle du fœtus en prénatal.

Ceux d’entre nous qui œuvrent en périnatalité, constatent en effet que la mort n’est jamais aussi scandaleuse que dans le temple moderne de la fécondité : l’institution Maternité. Là où jaillit la vie, là où toutes les espérances se cristallisent autour de l’enfant à naître, « chargé de mission » d’éternité, les mécanismes de déni et d’idéalisation de la mort flambent. La meilleure et la plus tragique illustration en est la fréquente douleur solitaire des mères endeuillées. Trop souvent, elles sont privées d’espace de narrativité dans leur couple même, dans leur famille et, dans une société, où la langue pourtant qualifiée de « maternelle » n’a pas daigné accorder un mot pour qualifier ce deuil et, la culture, a longtemps résisté à offrir des espaces de ritualisations pour en authentifier l’affliction et en soutenir la cicatrisation de l’amputation.

Pendant des siècles, le terrible et incontournable taux de mortalité périnatal infantile et maternel constituait une donnée culturelle incontournable et reconnue : il imposait la confrontation et la proximité biopsychique entre naissance et mort. Aujourd’hui, l’heureuse raréfaction de ces tragédies prête le flanc à leur radicale scotomisation défensive. Observons à ce sujet, combien le scientisme médical a parfois sa part de responsabilité dans cette illusion de maîtrise des menaces qui persistent en périnatal. En particulier, la généralisation depuis trois décennies des procédures de diagnostic anténatal dans le suivi coutumier de la grossesse, est au cœur de la culture actuelle de la naissance et peut donner lieu, ponctuellement, à la croyance illusoire d’un contrôle omnipotent.

Dans ce contexte inédit, l’embryon/fœtus, devenu patient à part entière, est la cible d’un double mouvement paradoxal :

  • d’un côté, « personne humaine potentielle2 », il est l’objet d’un processus d’humanisation : sa photo échographique prend place dans l’album de famille et les compétences interactives fœtales se sont substitués dans l’esprit des parents aux poussiéreuses compétences du bébé. En terme de réalité psychique, le psychanalyste parlera de processus d’objectalisation pour traduire le travail d’investissement de ce chantier de la construction d’un nouvel être humain en devenir ;
  • de l’autre, l’embryon/fœtus est « mortel » suite à une mort spontanée ou à une mort provoquée par une interruption volontaire (IVG) ou médicale de grossesse (IMG). Dans ce dernier cas, l’interruption médicale de grossesse est l’issue tragique de la procédure du dépistage anténatal. Le psychanalyste parlera alors de processus de désobjectalisation pour décrire le travail de désinvestissement auquel les parents sont confrontés à l’occasion de l’annonce de la mort ou d’anomalies posant la redoutable question de l’IMG. C’est précisément l’exploration clinique de ces processus psychiques singuliers d’objectalisation et de désobjectalisation qui constitue le noyau dur de la question du deuil prénatal. De fait, ce que nous apprenons de la clinique du deuil prénatal est aujourd’hui une source très féconde pour mieux comprendre le processus biopsychique de la parentalité en général et, en particulier, les mouvements parentaux d’investissement/désinvestissement prénataux de l’enfant à naître. C’est vrai dans les variations de fortes amplitudes de la normale psychologique en périnatalité comme dans celles de la psychopathologie.

Dans le cadre de la collaboration en périnatalité entre spécialistes du corps et de la psyché des institutions et des réseaux, la clinique du deuil parental de « l’enfant virtuel » de la grossesse occupe depuis deux décennies une place paradigmatique.

On peut résumer simplement cet apport heuristique ainsi :

  • le deuil prénatal est une redoutable épreuve psychologique et sociale pour la mère, le père, le couple, la fratrie, la famille nucléaire et élargie. Les classiques banalisations, dénis des soignants et de la société sont iatrogènes car ils refusent la souffrance objective de la réalité psychique parentale ;
  • la mère, le père, le couple, la fratrie, confrontés à ce drame doivent pouvoir bénéficier d’un accompagnement médico-psycho-social cohérent ;
  • chaque situation est unique, (individuellement, conjugalement, familialement, culturellement…) et l’accompagnement ne pourra en aucun cas être protocolisé mais bien « sur mesure » ; en particulier, une anonyme et objective prise en compte du terme de la grossesse pour décider d’une procédure psychosociale est une stratégie aléatoire sinon parfois dangereuse ;
  • la partition des soignants impliqués joue un rôle crucial dans l’impact et le devenir du deuil prénatal. La reconnaissance et l’élaboration de cette implication dans un espace réflexif sont essentielles ;
  • l’embryon et le fœtus sont pour chaque parent, chaque couple, l’objet d’un investissement singulier ; entre les polarités de l’investissement narcissique (un enfant à demeure, prolongement de soi) et l’investissement objectal (un enfant étranger, différent de soi), ils se situent au moment du décès en un point unique. L’évaluation psychologique de la maturation de la dialectique évolutive entre fondation narcissique et esquisse objectale maternelle, paternelle et conjugale constitue une des données essentielles de la formalisation de l’accompagnement.

Cette expérience interdisciplinaire du deuil prénatal a été finalement pour les psychistes l’occasion d’un enrichissement conséquent. En effet, classiquement, en matière de deuil, l’ouvrage princeps de Freud, Deuil et mélancolie3, constitue la référence incontournable. Notre compréhension de la dépression « normale » du deuil, de la mélancolie inhérente au deuil pathologique et de la dépression est encore aujourd’hui, à juste titre, dans une filiation étroite avec la pensée freudienne. Pour autant, le clinicien de la périnatalité se confronte à une limite du raisonnement freudien : ce dernier repose a priori sur le deuil d’un objet total distinct de soi, une altérité autre, alors que le fœtus est en lui-même un objet au départ profondément et légitimement narcissique (pour soi) et chemin faisant, objet partiel en cours d’objectalisation (d’investissement différentiateur). C’est ce statut du fœtus d’objet actuel partiel mais virtuellement promesse d’objet total qui donne au deuil prénatal sa singularité radicale.

Les mères endeuillées de l’enfant virtuel du dedans ne sont pas confrontées à la perte d’un objet externe établi, constitué mais bien à l’amputation d’une promesse, à la suspension stupéfiante d’un chantier en cours, subitement suspendu. Freud décrit avec subtilité et pertinence combien l’endeuillé classique doit traverser la zone de régression de l’identification au mort et de son incorporation cannibalique pour tuer psychiquement l’emprise du mort sur le Moi et sortir de la dépression. En grand contraste avec ce cheminement, la mère endeuillée est confrontée à une tâche plus impensable encore : s’identifier non pas à l’objet externe constitué mort mais s’identifier à l’objet interne virtuel.

Il ne s’agit pas ici de tuer le mort mais de s’amputer d’une partie de soi/non-soi. La menace mélancolique est donc consubstantiellement beaucoup plus forte dans le cas du deuil prénatal que dans le cadre du deuil « classique ». L’ombre de l’objet partiel de l’enfant virtuel du dedans est plus redoutable sur le Moi que celle de l’objet total car il est en l’état de grossesse interne. Au risque de la simplification, on dira : l’endeuillé « standard » va mettre secondairement en lui le mort auquel il s’identifie ; la mère endeuillée a d’emblée en elle le mort. Cette localisation intracorporelle est une menace mélancolique accrue car elle commémore des zones plus archaïques encore que le deuil classique.

Mutatis mutandis, le père n’est pas en reste en ce qui concerne cette intériorité de l’enfant du dedans non pas dans celle de son corps propre mais dans celle de nid conjugal où fonction maternelle et paternelle s’entrecroisent. Les frères et sœurs, les grandsparents… et les soignants mériteraient aussi une description singulière de ce que constitue pour chacun d’entre eux la spécificité du deuil prénatal d’un enfant virtuel, personne potentielle, en contraste, avec ce qu’il en est pour eux du deuil d’une personne actuelle. En effet, cette épreuve du deuil prénatal conduit tous les acteurs du drame à revisiter, après-coup, leur propre premier chapitre prénatal et la réviviscence de cette période inquiétante et très angoissante où le statut de personne humaine n’est pas acquis mais seulement une virtualitécertes source de toutes les promesses, mais sans jamais se départir de l’ombre de la précarité ontologique de cette période, que la perte présente, rappelle avec cynisme. C’est en s’immergeant dans les singularités des rencontres cliniques que somaticiens et psychistes explorent en périnatalité ces ressources et ces vulnérabilités des parents confrontés au deuil prénatal. En voici une illustration à la fois surprenante et, je vais tenter de le suggérer, typique de l’état des lieux contemporain dans un contexte industrialisé et urbain.

Des stèles virtuelles sur Internet ?

Récemment, une pratique numérique inédite a de fait attiré mon attention : les vidéos commémoratives sur Internet, postées par des parents endeuillés. Elles font leur apparition dans les années 2005 et leur nombre n’a cessé de croître depuis. Elles sont dédiées soit à des nourrissons décédés, des nouveaux-nés à termes morts en post partum, des morts fœtales4, des extrêmes et grands prématurés décédés à la naissance5 ou après une période de vie6 mais aussi, dans une moindre proportion, à des fœtus « nés » après une IMG7.

Cette pratique s’impose d’emblée comme indissociable de l’essor de la sphère d’influence culturelle du réseau Internet en général et, plus particulièrement, de la multiplication des mises en ligne de vidéos par des particuliers. La création du site d’hébergement vidéo YouTube (et dans une moindre mesure Dailymotion) en 2005 constitue l’étape inaugurale d’un phénomène sans précédent dans l’histoire du Web : en 2010, YouTube annonce avoir franchi le cap des deux milliards de vidéos vues quotidiennement et, en 2012, la barre des quatre milliards de vidéos par jour. Réservées au départ aux écrans d’ordinateurs et aux utilisateurs de caméras, ces vidéos ont pris un essor considérable sur la toile et dans le paysage médiatique avec la multiplication des smartphones. Nomades et simples d’usage, ils offrent la possibilité à ces usagers de tourner, poster, visionner puis commenter ces vidéos très facilement sans compétences techniques élaborées.

Les vidéos les plus visionnées et commentées de ces sites d’hébergement sont des clips de star de la musique dont le succès rencontré (nombre de vues totales) doit beaucoup à ce medium. Un examen plus attentif montre que les vidéos d’humour, de divertissement et d’enseignement sont aussi en bonne place. Derrière cette vitrine, des clips vidéo « professionnels », souvent à vocation publicitaire, on trouve une myriade infinie d’usagers anonymes postant sur ces sites leurs propres vidéos témoignant de leur passion. Ils constituent quantitativement l’essentiel des vidéos postées, souvent avec un nombre de visionnages et de commentaires plus ou moins confidentiel. Certes, la mythologie Youtube insiste, par exemple, sur la percée de musiciens inconnus dont le clip a remporté un tel succès chez les internautes que des Majors leur ont proposé de signer un contrat, début d’une véritable carrière. Mais, derrière ces histoires extraordinaires, se cache une foule d’usagers qui postent, visionnent et commentent des vidéos sur tous les sujets possibles et imaginables, des plus futiles aux plus graves, pour exprimer la subjectivité de leur identité numérique et (dans le meilleur des cas) tisser les liens numériques intersubjectifs avec des internautes partageant cet investissement.

Je poste sur Youtube, donc j’existe

La revendication de cette identité numérique est une constante dans la courte mais déjà complexe histoire des usagers d’Internet. Les mails, les sites personnels, les blogs, les forums, les réseaux sociaux, les avatars des jeux en ligne… sont des espaces où ces identités numériques s’affirment et interagissent. L’apparition de sites comme Youtube et Dailymotion, en offrant l’accès au grand nombre de l’image et du son de la vidéo, a logiquement offert de nouveaux territoires de conquête pour ces identités numériques en quête « d’extimité ».

S. Tisseron8 définit l’extimité « comme le mouvement qui pousse chacun à mettre en avant une partie de sa vie intime, autant physique que psychique ». Cette extimité n’a pas attendu Internet pour se déployer ! Elle est véritablement anthropologique, c’est une constante humaine. Si elle est garante d’un échange intersubjectif authentique, cette communication à autrui au sujet de son soi intime, enrichit en retour l’intimité de celui qui s’est exposé dans un travail épanouissant de subjectivation et d’affiliation culturelle. Cette extimité s’enracine d’abord et avant tout dans le cercle des proches de ses groupes d’appartenance (familiaux, institutionnels, associatifs, religieux…) mais elle est indissociable d’un contexte culturel collectif plus large où les articulations dans la sphère publique entre les territoires de l’intimité et de l’extimité sont partagées au profit d’une efficacité symbolique. Avec le réseau Internet, l’extimité du sujet peut, en étroite complémentarité avec le réseau des proches et des groupes d’appartenance locaux, trouver un espace-temps de déploiement créatif, propice à la subjectivation. Il peut aussi parfois, en l’absence plus ou moins marquée de ce tissu intersubjectif de proximité, se révéler être une tentative de mise en lien élaborative sans grande efficacité symbolique. Cette extimité souffrante sera alors plus la marque d’un appel à l’aide, d’une détresse, d’une intimité et d’un lien social sinistrés.

La présence de l’absent

Entre ces deux pôles extrêmes, d’une extimité créative et d’une extimité en souffrance, se situent sans doute les mille et une vidéos que l’on peut trouver sur Internet réalisées par des parents qui ont perdu un « enfant » pendant la grossesse. Le medium vidéo n’est en lui-même porteur d’aucune signification a priori créative ou pathologique. C’est sa malléabilité à accueillir et permettre la figuration de la réalité psychique des parents et souvent de leurs proches, qui donne l’opportunité aux usagers de délivrer un message si intimement subjectivé à la sphère publique (un message extime). Plus encore, c’est certainement la forte convergence entre la réalité virtuelle de l’espace Internet et la virtualité de l’enfant à naître disparu qui donne à cette mise en scène vidéo publique son efficacité symbolique transculturelle : les « relations » sur Internet (après les courriers postaux désynchronisés puis les échanges téléphoniques en temps réel) mettent puissamment en avant la possibilité de la communication interactive à distance mais, simultanément, elles mettent aussi en avant, tout aussi fortement, l’absence des corps, socle phénoménologique commun caractéristique de l’après mort, au delà des différences culturelles religieuses et laïques.

Pour des parents privés par la mort du corps vivant de leur enfant (et pour la mère enceinte, d’un corps enceint dans le sien propre), mettre en ligne une vidéo avec des images du défunt, c’est mettre en scène un spectacle dont le public des internautes seront eux aussi privés de la corporéité présente et sensoriellement authentifiable de l’être tragiquement absent. Ainsi, dans cette intentionnalité parentale spécifique comme dans celles d’usagers dialoguant sur Internet, revendiquer et investir la présence (du corps) de l’absent, est commun en termes de réalité psychique.

Dans ce contexte singulier de présence commémorée de l’absent, si ces parents peuvent parier sur une empathie des internautes à l’instar de celle dont ils font l’expérience dans leur intimité/extimité personnelle et/ou conjugale et/ou sociale à l’égard de la douleur de leur perte, le réseau Internet offre assurément un relais supplémentaire, un cercle social d’internautes du monde entier même si la langue du titre du clip et souvent des commentaires surdéterminent relativement son public.

A contrario, si ces parents, privés individuellement et/ou conjugalement et/ou socialement sont peu ou prou privés de l’expérience de cette empathie locale, leur attente d’une empathie distantielle reste a priori synonyme d’une attente idéalisée et d’une extimité démesurée peu propice à nourrir la boucle de retour d’enrichissement de l’intimité. Elle n’en reste pas moins un appel désirant actif, une promesse de dialogue en acte, certes, encore virtuel, dont il est important d’envisager la précarité mais aussi la vitalité minimaliste de stratégies de survie qui se révèlent, après-coup, décisives si elles donnent lieu à un soutien approprié. D’ailleurs, pour nous soignants du prénatal, nous avons tout à gagner à tenter de comprendre les formes toujours uniques de cet investissement parental du réseau Internet comme un espace possible de commémoration de l’enfant perdu. Une cérémonie numérique en somme dont on peut présager la promesse d’un rituel séculier de deuil qui vient, très précisément, tenter de remplir une double fonction : être au plus près des spécificités psychologiques du deuil prénatal ; se rebeller vivement contre l’omerta sociale généralisée face à la mort prénatale de l’enfant à naître. Rentrons maintenant dans le vif du sujet avec de courtes évocations cliniques issues de la clinique quotidienne et à l’origine de notre intérêt pour ces vidéos. Dans un but d’anonymisation, elles sont volontairement modifiées sur des éléments secondaires.

Ici et maintenant, contre l’oubli

Les séances de préparation à la naissance et à la parentalité centrées autour d’une thématique que j’anime avec une sage-femme sont inaugurées par un tour de présentation des parents. Cette fois-là, l’une des femmes enceintes, Mme T., évoque à son tour son terme actuel de 7 mois, mais précise-t-elle, ce n’est pas « son premier enfant ». Elle a déjà été enceinte il y a deux ans et elle « a perdu son bébé » lors d’une grossesse précédente suite à une mort spontanée, médicalement inexpliquée, à 6 mois.

Ma collègue sage-femme et moi sommes au fil des années avertis de l’irruption dans le groupe de ce type de témoignage que le taux de mortinatalité logiquement impose. Même si nous en connaissons « l’effet épouvantail » chez certains participants, nous avons appris à en valoriser explicitement la survenue spontanée car elle constitue une invitation à la libre parole sur un sujet, comme on l’a formulé, trop souvent tabou. De plus, dans le cadre d’une préparation résolument centrée sur l’anticipation des possibles9 sans langue de bois, cette évocation de la mort prénatale s’impose à nous, sous certaines conditions formelles strictes, comme des plus opportunes d’un point de vue préventif.

Mme T. ne dira rien de plus lors de ce premier tour. Elle participe aux échanges en revendiquant son expérience de la grossesse face à une majorité de femmes primipares dans le groupe. Alors que le débat porte sur l’expérience des premières échographies et sur l’intérêt pour les parents de disposer ou non de clichés, de vidéos du fœtus, Mme T. se fait très affirmative : pour elle, les « photos de profil de son enfant » données par l’échographiste à l’issue des deux premiers examens, se sont révélées essentielles pour « réaliser ce qu’elle avait perdu », après le drame. Et elle précise, en mettant dans son propos toute la force d’un argument décisif : « D’ailleurs, j’ai mis ces photos dans la vidéo sur Internet que mon mari et moi avons réalisé sur Internet pour notre premier fils Virgile ». Avec tact et souplesse, le groupe accueillit les propos de Mme T. avec convivialité. Pertinence des clichés des enfants à naître… morts et vivants occupèrent le groupe quelques instants sans heurts, puis, les associations verbales groupales se poursuivirent en direction de l’intérêt discuté des albums de famille. Marqueurs généalogiques organisateurs pour les uns, ils sont aussi évoqués par d’autres, comme des occasions de réactivation de blessures douloureuses. Je n’en apprendrai pas plus sur Mme T. et son énigmatique évocation pour moi de sa vidéo sur Internet… mais, quelques jours plus tard, la rencontre pour notre rendez-vous mensuel de Mr et Mme F. allait me permettre d’aller plus avant.

Je suis ce couple depuis un an et demi. Suite au diagnostic d’une cardiopathie sévère de son « enfant », Mme F. a subi une IMG à 6 mois de grossesse. Un mois après une IMG qu’elle considère après coup comme une décision erronée, Mme F. est, selon son médecin généraliste, fortement déprimée. Elle vient de sa part me consulter avec son mari. La première rencontre montre que c’est bien le couple qui est ravagé par cette IMG. L’un comme l’autre n’ont manifestement pas eu le temps de métaboliser ce qu’ils ont vécu tous deux comme la préconisation insistante de l’équipe médicale de procéder à une IMG, certes, pleinement cohérente en regard du pronostic létal pour le bébé à la naissance.

Mr et Mme F. ont depuis compris sur Internet et en particulier sur deux forums, « Petite Emilie10 » et « Spama11 », qu’il était possible de « refuser » l’IMG et d’accompagner son enfant jusqu’à la fin avec des soins palliatifs. Rétrospectivement, ils sont très culpabilisés par leur impuissance, leur passivité face au discours médical et parlent de « non assistance à notre enfant en danger ». Pour autant, Mr F. comme Mme F. me frappent lors des premières séances par leur créativité narrative respective et la qualité de leur étayage mutuel. Alors qu’ils décrivent la démesure de la douleur muette de la perte de leur premier enfant tant désiré quand ils sont séparés au travail ou ensemble chez eux, ils revendiquent utiliser le cadre que je leur propose pour mettre des mots sur l’ineffable. Dans cette direction, l’empathie croisée de l’un et de l’autre face au drame m’impressionne.

A cette séance, Madame F. évoque la place importante et selon elle, salvatrice, qu’elle prend dans les forums où des parents « qui ont vécu la même chose qu’eux » débattent ensemble. Elle observe d’elle-même qu’elle a été pendant de longs mois « en demande » dans ces forums et, qu’aujourd’hui, elles se sent beaucoup plus du côté des « amies bienveillantes » qui donnent des pistes tout en restant attentive à ne pas être trop directive car « chacun suit son propre chemin ».

Je me tourne alors vers son mari et lui demande s’il participe lui aussi à ces forums. Il me répond qu’il y a été juste après l’IMG mais pas par la suite, contrairement à sa femme. Par contre, poursuit-il, « nous avons vraiment réalisé ensemble la vidéo d’Amélie qu’on a posté sur YouTube ». Interloqué pour la deuxième fois à peu d’intervalle, je demande cette fois à Mr et Mme F. de m’éclaircir à ce sujet. Je note d’abord leur surprise, sinon leur déception qu’un professionnel de la périnatalité ignore cette pratique, à leurs yeux, si évidemment visible sur Internet. Mr F. bienveillant se fait didactique et m’informe : « Il s’agit de vidéos contre l’oubli postées sur YouTube par des parents qui ont perdu leur bébé ». Madame F. me précise que leur vidéo s’organise autour d’une photo d’Amélie prise lors de la deuxième échographie mais aussi de celles qui ont été prises à la maternité par une sage-femme après l’IMG. Mr et Mme F. n’avaient pas souhaité voir Amélie après l’IMG mais « heureusement » qu’ils avaient pu récupérer les photos ensuite. Monsieur F. revendique avoir eu l’idée de demander aux « grands-parents » d’apparaître sur la vidéo pour témoigner de leur tristesse. Il en a l’idée en regardant une vidéo de sensibilisation au deuil prénatal du site de « Petite Emilie »12 où on voit des visages de grands-parents.

Mr et Mme F. se targuent d’avoir plus de 10.000 vues à ce jour de leur clip vidéo. Certains des messages laissés par des internautes lui ont « vraiment fait chaud au cœur » souligne Mme F. « Bien sûr », poursuit Mr F., « il y a beaucoup de parents qui ont vécu la même chose que nous et ça fait du bien de le savoir mais il y a aussi des gens qui semblent découvrir que ça soit possible en tombant sur cette vidéo et ça c’est important pour qu’on en parle plus ».

Dans le contexte de ce couple, j’émets l’hypothèse que la réalisation du clip vidéo, sa mise en ligne, le suivi du nombre de vues, la lecture des commentaires, a constitué un acte d’extimité individuelle, conjugale et familiale créatif favorisant l’apprivoisement de la perte et sa reconnaissance sociale. Je me demande aussi si ce que décrit M.J. Soubieux13 comme bénéfice chez les mères qui participent à un groupe d’endeuillées n’est pas, partiellement actif, dans l’agora numérique en distantiel. Le risque de désaffiliation sociale des parents face à la mort prénatale est manifestement limité par cette intégration collective même si, encore une fois, la seule scénarisation distantielle ne peut se substituer magiquement à la présentielle mais en constitue toutefois l’expression du désir. Désormais averti de l’existence de ces pratiques parentales qu’une exploration personnelle de YouTube a largement confirmée, mon oreille est sans doute devenue plus fine à ce sujet. J’en ai eu récemment la preuve lors de rencontres avec une jeune femme me consultant sur les conseils pressants de son gynécologue-obstétricien pour « dépression », suite à un deuil prénatal.

Mme D. a perdu il y a près d’un an sans motifs médicaux reconnus son premier « enfant » à 22 semaines de grossesse. Ne le sentant plus bouger, elle vient aux urgences et elle apprend que le « fœtus est sans vie » ce qui signifie pour elle : « ma fille Clara est morte ». Depuis, les évènements se sont précipités : elle s’est séparée de son compagnon, père de cet enfant, et elle est en arrêt longue maladie pour « dépression ». De plus, Mme D. est isolée en région parisienne car elle a quitté sa province natale pour trouver du travail comme graphiste. Elle avait fait connaissance de son compagnon sur un site de rencontres. La rencontre « en vrai » s’est faite après de longs mois de dialogue sur Internet car elle redoutait l’épreuve du rendez-vous. Quand cette perspective était trop pressante, elle opérait une rupture numérique. Ce qui avait retenu son attention avec le père de Clara, c’est qu’il tenait bon face à sa réserve à décider d’une rencontre. Mme D. se présente comme une jeune femme refusant obstinément les « compromis », les « lâchetés » de la vie adulte au profit d’une rébellion permanente que je perçois comme une adolescence interminable. Elle a fui ses parents et sa sœur aînée qui sont, selon elle, des « petits bourgeois victimes du système ». Elle espérait qu’Internet ainsi que son compagnon seraient une source de culture libératrice mais son expérience de graphiste dans une entreprise de fabrication de sites Web l’a beaucoup déçue car, d’après elle, seul le profit financier est maintenant visé.

Dans ce paysage marchand du réseau, une exception toutefois : les clips vidéos des parents endeuillés sur YouTube. Elle y trouve un grand réconfort au point qu’elle a décidé de réaliser son propre clip à la mémoire de Clara, son ange de lumière. Elle l’a commencé deux mois après la « naissance » de Clara. Depuis la rupture il y a six mois avec son compagnon, elle a modifié à plusieurs reprises le clip puis l’a finalement intégré à un site plus complexe où elle peut sélectionner les réactions des internautes en éliminant celles qui ne lui conviennent pas. Aujourd’hui, le suivi méticuleux du nombre de vues et la lecture des commentaires qu’il produit constituent pour Mme D. « le moment le plus important de sa journée ». Lors des récurrentes évocations de Mme D. de ce sanctuaire que je redoutais fétichisé, je ressens profondément et avec émotion son isolement et sa détresse. L’extimité surinvestie de Mme D. s’impose à moi comme le miroir redoutable d’une intimité phobiquement évitée. Le tissage des liens numériques avec les internautes en distantiel m’apparaît comme un agrippement à des bouées de survie plus qu’à un projet de relations mutuelles avec des personnes singulières identifiées.

En d’autres termes, j’ai le sentiment que Mme D. est véritablement aspirée par la menace mélancolique du deuil prénatal et que son espace numérique en est le décor privilégié. Le site de commémoration de l’ange Clara est l’œil du cyclone dépressiogène. Au fond, je crains qu’il ne s’agisse pas d’un lieu d’élaboration mais bien plutôt d’un espace de répétition traumatique. En dépit de mon inconfort à être immergé dans cet univers angoissant, j’accorde un intérêt bienveillant aux propos de Mme D. tout en pariant sur sa possible transformation. C’est d’ailleurs ce qui se produira après la mise à l’épreuve de notre cadre pendant de longs mois, avec ce récit récurrent et opératoire du suivi de ce site, où le ressenti de ma solitude pendant ces monologues reflétait bien sa désespérance. A l’issue de ce tunnel, Mme D. se décollera de cet espace numérique traumatophile et investira le transfert. La reprise du travail dans son entreprise dans un service remanié avec de nouvelles têtes, la progressive disparition de sa dépression, la fierté de réussir le sevrage des antidépresseurs, ouvrirent progressivement sur la possibilité d’une « amourette » au travail, bientôt qualifiée « d’affaire sérieuse ». En relisant mes notes, j’observe qu’un progressif silence s’est instauré sur le site dédié à Clara à mesure que l’alliance thérapeutique s’instaurait. Le détour défensif par l’espace Internet et ses internautes distants sans corps n’était plus nécessaire : le récit adressé à un autre et l’accordage affectif en présence devenait possible. Ma rêverie de psychothérapeute a été confirmée quand Mme D. m’a annoncé fièrement que son amoureux avait écouté avec beaucoup d’attention ses peines endurées depuis la mort de Clara, accepté de voir le site et même proposé de changer la bande son au profit d’un morceau qu’ils adorent tous les deux actuellement.

Espace de transitionnalité créatif, les vidéos et sites de commémorations sur Internet peuvent être aussi des prisons avec des chaînes mélancoliques cruelles. L’exemple de Mme D. le montre aisément. Mais ce que je crois bon de mettre en exergue avec cette vignette, c’est combien ces mouvements d’extimité numérique relèvent de la logique du pharmakon grec : il est potentiellement poison ou médicament et ce ne sont que les singularités intrapsychiques et intersubjectives des utilisateurs (et donc de la réalité psychique des usages) qui donneront au medium ses vertus curatives ou délétères. L’intérêt de la vignette de Mme D. est de pointer les voies de passage, la réversibilité et le dynamisme entre poison et remède qu’un trop rapide examen pourrait figer dans une position de clivage.

Des limbes numériques ?

Au final, cette contribution vise un triple objectif. Premièrement, la reconnaissance par les soignants du périnatal de l’existence sociologique et psychologique d’une période de grossesse constituant véritablement désormais pour les parents le premier chapitre prénatal de la biographie vraie du sujet contemporain appartenant à une société où les procédures du diagnostic anténatal sont devenues coutumières. Deuxièmement, inviter ces professionnels à tirer pleinement les conséquences de cette redéfinition de la chronologie ontologique post moderne pour mieux accueillir les souffrances des parents endeuillés en prénatal. Enfin et surtout, troisièmement, partager avec les soignants une esquisse de réflexion sur une forme contemporaine et originale de réponses parentales face au deuil prénatal : les vidéos commémoratives sur Internet. Elles offrent aux cliniciens internautes une voie d’accès privilégiée aux spécificités du deuil prénatal et à la complexité de la chorégraphie des forces de vie et de vulnérabilité chez les parents confrontés à cette perte tragique. Pour le meilleur et pour le pire, ces vidéos constituent des stèles virtuelles pour l’enfant virtuel défunt. Elles contiennent chacune à leur façon des témoignages émouvants d’une tentative d’étayage d’un travail de deuil via le réseau mondial. Leur mise en œuvre aspire à une véritable commémoration collective dont on peut percevoir l’efficacité symbolique numérique à travers notre propre trouble en les visionnant !

A minima, ce rituel séculier contemporain témoigne du dynamisme des parents endeuillés pour se rebeller contre le déni du deuil en général et du deuil prénatal en particulier. Les résistances du clergé à l’émergence et à la reconnaissance du Limbe des enfants (limbus puerorum) pour accueillir les âmes des « enfants » morts sans baptême au XIIème et XIIIème siècle ont été farouches14. Souhaitons à la « Limbe numérique » du troisième millénaire un meilleur accueil chez les professionnels du périnatal !

Bibliographie

  1. Six Feet Under, est une série télévisée américaine en 63 épisodes créée par Alan Ball et diffusée entre 2001 et 2005 sur la chaîne américaine HBO puis dans le monde entier. Elle raconte le quotidien d’une famille, les Fisher, à la tête d’une société de pompes funèbres à Los Angeles.
  2. CCNE, Avis n°1, 22 mai 1984
  3. Freud S (1915) Deuil et mélancolie. In Métapsychologie, Gallimard, Paris, 1968
  4. <http://wwwhugo.e-monsite.com> ; <http://www.youtube.com/watch?v=iWUbZgwjrtQ>
  5. <https://www.youtube.com/watch?v=yT8DU-PlL4g>
  6. <https://www.youtube.com/watch?v=ihPq3Wvt5TE> ; <https://www.youtube.com/watch?v=Er_EutcAU_g>
  7. <http://www.youtube.com/watch?v=G6VNYqpfrkU> ; <http://www.youtube.com/watch?v=_sWKF8jDcK8> <http://www.youtube.com/watch?v=iGMQDC5e6y8
  8. Tisseron S (2001) L’intimité surexposée. Ramsay, Paris
  9. Lire à ce sujet le chapitre II de Missonnier S (2009) Devenir parent, naître humain. La diagonale du virtuel. PUF.
  10. <http://www.petiteemilie.org>
  11. <http://spama.asso.fr>
  12. <http://www.images-de-soi.fr/reportages/deuilperinatal/12-memoires-vives/3-memoires-vives-le-film>
  13. Soubieux MJ (2008) Le berceau vide. Érès, 2013.
  14. Lett D (1995) « La naissance du Limbe pour enfants aux XII-XIII siècles ». Devenir 7, 1 :101-112