Pour l’association que je préside, qui est régulièrement confrontée à des décisions judiciaires qui parviennent de tous les tribunaux de France, la présence ici de Rodolphe Constantino, avocat, et d’Edouard Durand, magistrat, illustre et témoigne qu’on ne peut parler de résidence alternée, sans parler d’un acteur de la plus haute importance : la justice. Un acteur d’autant plus important que le Sénat, avec une grande légèreté, vient d’adopter un amendement qui veut rendre la résidence alternée comme principe prioritaire s’il y a désaccord des parents ou conflit parental, et que quelques députés du groupe des Verts viennent de déposer à l’Assemblée Nationale une proposition de loi allant dans le même sens. Dans le prolongement de ce que viennent d’exposer nos deux intervenants, je voudrais insister sur les difficultés posées à la justice, et par la justice, dans la problématique qui nous occupe.
Combien de jeunes enfants sont-ils concernés par la résidence alternée ?
Selon le rapport du Ministère de la justice 2009 :
• De 0 à 1 an, 5 % en résidence alternée (1 % des enfants de moins d’un an étaient en garde de leur père).
• À l’âge de 2 ans, 12,6 % en résidence alternée (3 % étaient en garde chez leur père).
• À 3 ans, près de 14% en résidence alternée (près de 4 % étaient en garde chez leur père).
• À 4 ans, près de 15,5 % en résidence alternée (4 % étaient en garde chez leur père).
• À 5 ans, 17,1 % en résidence alternée (4,6 % étaient en garde chez leur père), etc.
Si les résidences alternées de tout-petits ne sont pas majoritaires, elles sont donc loin d’être rares. Ces chiffres, par ailleurs, ne tiennent pas compte de tous les rythmes d’alternance inappropriés à leur stade de développement cognitif et/ou au contexte parental, imposés aux très jeunes enfants, par exemple des droits de visite et hébergements élargis pour des tout-bébés, et systématiquement pour tous, la moitié des vacances scolaires dont parfois un mois complet l’été de séparation de chaque parent.
La justice a-t-elle les moyens de faire du « cas par cas » ?
Il faut tout d’abord rappeler que la loi de mars 2002 avait été pensée, à l’origine, pour une meilleure prise en charge des adolescents par leur père. Mais, comme le soulignait Rodolphe Constantino, sous la pression de lobbies des droits des pères, elle s’est élargie à tous les enfants quel que soit leur âge et/ou le contexte parental. Or, compte-tenu de l’explosion des séparations parentales avec des enfants de plus en plus jeunes, et/ou des enfants de couples qui n’ont jamais ou peu longtemps vécu ensemble, cette loi qui ne contient aucun garde-fou, demande en réalité aux juges aux affaires familiales, alors qu’ils ne connaissent pas les besoins psycho-affectifs des jeunes enfants, de « faire dans la pédopsychiatrie, » pour plagier Michel Tétrault, avocat canadien qui avait titré une de ses publications « quand la justice fait dans la puériculture. »
Par ailleurs, en 2010 la Commission Européenne a dévoilé son rapport comparatif des systèmes judiciaires européens :
• la France se situe au 37ème rang sur 43 pays (derrière l’Azerbaïdjan et l’Arménie…) au classement du budget annuel alloué au système judiciaire, rapporté au PIB par habitant.
• Dans les grands Tribunaux de Grande Instance, les magistrats ne peuvent consacrer que 15 minutes environ à chaque dossier, ce qui est nettement insuffisant pour prendre les décisions les plus éclairées.
Problèmes posés par le système judiciaire
I – Les magistrats doivent se prononcer en fonction de l’intérêt de l’enfant.
Mais cet intérêt n’étant pas défini, il génère l’arbitraire des décisions judiciaires. Pour certains juges, l’intérêt de l’enfant est d’être soumis à une résidence alternée dès son plus jeune âge et/ou s’il y a un conflit parental, et pour d’autres ce sera le contraire.
II – La résidence alternée à l’essai (article. 373-2-9) …. mais qui est pérennisée par le juge
Lorsque des juges aux affaires familiales l’ordonnent, cette période est le plus souvent de six mois, assortie fréquemment d’une enquête sociale ou d’une expertise psychologique. Outre que six mois représentent une éternité pour un bébé ou un jeune enfant, surtout quand il est en souffrance, ces six mois se transforment en plusieurs mois supplémentaires, le temps que l’enquête sociale ou l’expertise soit effectuée et le rapport rendu. Au bout de ce laps de temps, de nombreux juges pérennisent la résidence alternée, arguant qu’il n’est pas judicieux et dans l’intérêt de l’enfant de chambouler sa vie.
III – Les procédures d’appel : souvent inutiles
Tout justiciable a un mois pour faire appel d’une décision qui ne convient pas, mais il faut souvent attendre plusieurs mois pour cette nouvelle audience. Cependant, lorsqu’une décision de garde alternée a été imposée par un juge de première instance, elle est rarement remise en cause par les juges d’appel, sauf si des éléments nouveaux et graves sont intervenus.
IV- Enquêtes sociales et expertises psychologiques
Les enquêtes sociales ont pour but d’avoir des précisions sur la situation familiale et les conditions dans lesquelles vivent les enfants. L’enquêteur social fait un état des lieux du domicile de chaque parent et rapporte les propos de chacun d’eux, mais sans pouvoir en vérifier la véracité. Le plus étonnant, cependant, est de lire en conclusion de bon nombre de rapports d’enquêtes sociales : « Les deux parents présentent les mêmes capacités éducatives. » Comment peut-on juger des capacités éducatives d’un parent en une ou deux heures de temps, lors d’un rendez-vous annoncé qui plus est ? C’est cependant à partir de cette conclusion qu’un enquêteur social préconise un mode d’hébergement pour les enfants, celui qui a sa faveur ou celui qui était déjà en place, et que le juge suit dans la majorité des cas.
Un magistrat peut aussi demander une expertise médico-psychologique afin de pouvoir statuer sur l’exercice de l’autorité parentale et l’organisation des droits de visite et d’hébergement des enfants. Les experts consacrent en moyenne une heure à l’expertise de chaque parent et enfant. Les affaires familiales n’intéressent pas le plus grand nombre et certains tribunaux ont du mal à recruter des experts compétents. C’est ainsi, par exemple, qu’un psychiatre d’adultes qui n’a aucune compétence en pédopsychiatrie, expert près d’un grand Tribunal de Grande Instance, a préconisé la poursuite d’une résidence alternée hebdomadaire pour un bébé de quatorze mois alors que ce dernier présentait des troubles importants. D’autres, psychologues qui n’ont jamais entendu parler de la théorie de l’attachement durant leurs études, en font autant.
V – Refus d’attestations des médecins ou enseignants
Alors que des magistrats demandent des certificats médicaux prouvant les symptômes que présentent les enfants soumis à un rythme d’alternance inapproprié, de nombreux médecins ayant été poursuivis par des pères devant le Conseil de l’Ordre des médecins, plus guère parmi eux ne veut attester des problèmes de l’enfant. Il en est de même pour les enseignants qui peuvent être blâmés par l’Inspection d’Académie, s’ils témoignent par écrit que l’enfant a des problèmes liés à la résidence alternée. C’est ainsi que la résidence alternée devient souvent un piège dont trop d’enfants ne peuvent s’extraire et auquel ils sont soumis durant des années.
Le principal pourvoyeur de soins
Le concept de résidence alternée s’est imposé à partir de l’image très médiatisée des « nouveaux pères », mais également à partir de l’image des pères qui seraient tous « nouveaux » et tous aussi engagés que les mères auprès des enfants durant la vie commune. Or cette vision idéalisée des « nouveaux pères » qui partageraient à égalité les soins et l’éducation des enfants avec les mères durant la vie commune, est démentie par toutes les études sociologiques (INED, DREES, CEREQ, etc) : aujourd’hui comme hier, qu’elles travaillent ou non, ce sont les mères qui assument essentiellement les soins et l’éducation des enfants durant la vie commune, sans que les pères songent, alors, à s’en plaindre ou que des professionnels considèrent que les enfants en pâtissent gravement si les parents vivent sous le même toit.
• En mars 2011, dans la revue Politiques sociales et familiales, Carole Brugeilles et Pascal Sebille concluent ainsi une étude sur l’évolution du partage des activités parentales entre 2005 et 2009 :
« L’étude de la répartition des tâches parentales et leur évolution confirment que les mères sont toujours les principales actrices dans la prise en charge des enfants, l’implication des pères restant au second plan et limitée dans le temps. De même, au sein des couples où la répartition des tâches est plutôt égalitaire, les changements sont plus fréquents, montrant que lorsque les activités sont plus partagées, les chances pour qu’au fil du temps les pères se désengagent sont plus importantes »
• Le Centre d’Analyse Stratégique, n° 294 (octobre 2012), Désunion et paternité, rapporte : « La participation des pères n’a progressé que de 5 minutes en moyenne entre 1999 et 2010, même au sein des couples bi-actifs. Globalement, les femmes continuent de porter la charge des ajustements entre vie familiale et emploi. Une naissance implique une transition professionnelle, voire un déclassement, pour une part significative de femmes (sortie du marché du travail, passage à temps partiel, changement de poste), les ajustements pour les hommes étant moindres et n’étant pas de même nature. Moins d’un cinquième des hommes déclarent un changement professionnel après une naissance contre la moitié des femmes. L’examen des couples bi-actifs montre que la tendance à une spécialisation « traditionnelle » des femmes dans la sphère privée-familiale se renforce avec la naissance de chaque enfant
Les différences dans le travail parental entre hommes et femmes sont aussi qualitatives. Les mères dédient le temps consacré aux enfants aux soins, au suivi des devoirs ou au travail domestique, tandis que les pères l’affectent plutôt aux loisirs et aux transports. Les mères restent beaucoup plus présentes que les pères auprès des enfants le mercredi et s’arrangent pour les garder en cas d’imprévu (maladies, grèves, etc.), même quand les pères occupent des emplois leur permettant de moduler davantage leurs horaires ». Rappelons que sur la totalité des congés parentaux, 97 % sont pris par les mères, 3 % par les pères. Contrairement à ce qu’affirment les groupes de pères, il n’y a donc aucune injustice, aucun « sexisme » judiciaire, à ce que les ordonnances judiciaires puissent tenir compte, dans le seul intérêt de l’enfant, de celui qui était son principal pourvoyeur de soins durant la vie commune.
Il est nécessaire de rappeler que dans 72 % des cas où les mères ont la garde principale des enfants, c’est en accord avec le père. Sur la totalité des résidences alternées, 80 % sont mises en place d’un commun accord, même si ce n’est pas toujours « librement ». Sur les 20% qui restent, un quart des pères obtiennent la résidence alternée s’ils l’exigent, et les autres obtiennent un Droit de visite et d’hébergement. Il y a certes des pères victimes de décisions judiciaires injustes, mais il y a tout autant si ce n’est davantage de mères qui en sont victimes, et beaucoup plus d’enfants encore.
Solutions
Au regard de tous ces éléments et constats, que faire concrètement ? Tous les pays qui nous ont précédés dans cette voie reviennent en arrière au fil du temps. La Californie a amendé sa loi en 1994 pour ne plus privilégier que les résidences alternées demandées conjointement mais aussi librement par les deux parents, encore faut-il que l’intérêt de l’enfant soit préservé. Le Danemark a légiféré il y a un an à peine pour que le 50/50 ne puisse plus être imposé, les députés arguant que « la loi nouvelle va mettre davantage l’accent sur les droits des enfants plutôt que ceux des parents ». Sur l’ensemble des USA et après 30 ans de recul, la « garde physique partagée » concerne 14 % en moyenne des situations, alors-même que « garde physique partagée » ne signifie pas forcément un temps égalitaire, le 50/50 étant rare. Dans les pays nordiques, si les parents ne sont pas mariés et se séparent, seule la mère a l’autorité parentale exclusive, sauf accord contraire des parents etc. On pourra certes multiplier les colloques et émettre des conseils, mais ceux-ci resteront des vœux pieux s’ils ne sont pas imposés aux magistrats.
Maintenir le statu quo, favorisera non seulement des situations délétères pour des centaines d’enfants à venir, mais débouchera tôt ou tard, sous la pression des lobbies des droits du père, sur le vote d’une loi qui durcira davantage encore la loi actuelle.