Maternité et anorexie mentale : confrontation des données de la littérature internationale et de l’expérience de terrain
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Maternité et anorexie mentale : confrontation des données de la littérature internationale et de l’expérience de terrain

Introduction

L’anorexie mentale (AM) débute habituellement à l’adolescence, mais la chronicité de cette pathologie, le déni des troubles, et parfois la difficulté d’accès aux soins spécialisés, expliquent que de nombreuses femmes souffrent toujours d’AM à l’âge adulte. Le tableau clinique classique décrit la patiente anorexique comme ayant une aménorrhée primaire ou secondaire, un corps androïde et un évitement actif de la sexualité, mais la réalité sur le terrain est quelque peu différente.

On peut schématiquement distinguer trois grands cas de figures :

  • des femmes ayant souffert d’anorexie mentale à l’adolescence envisagent d’avoir un enfant à l’âge adulte. Même si ces femmes sont actuellement à poids normal et totalement asymptomatiques sur le plan alimentaire depuis des années, elles peuvent rencontrer des difficultés à procréer du fait d’une infertilité liée à leur antécédent de trouble alimentaire ; on peut rapprocher de cette situation les femmes ayant un trouble des conduites alimentaires (TCA) subclinique. Dans un autre registre, la grossesse peut générer, de par les remaniements psychiques et les modifications morphologiques qu’elle entraîne, une décompensation d’une situation antérieurement bien stabilisée et donc une rechute anorexique, ainsi que des complications (que nous détaillons plus loin) pendant la grossesse et le post-partum, mais aussi dans les interactions précoces mère-bébé.
  • certaines femmes souffrant toujours d’anorexie mentale à l’âge adulte peuvent parfois, malgré leur dénutrition sévère et chronique, être enceintes ; elles peuvent alors avoir les mêmes difficultés pendant leur grossesse, le post-partum, ou dans les interactions précoces (cf. plus loin). En outre, bien que ce cas de figure de grossesse spontanée chez une femme anorexique soit très rare, il importe que les patientes comprennent bien qu’aménorrhée et infertilité ne sont pas strictement superposables, et donc qu’une contraception est indispensable en cas d’activité sexuelle sans désir d’enfant.
  • enfin, la situation à notre avis la plus préoccupante, car de plus en plus fréquente et sans aucun cadre ni limites, est celle des patientes anorexiques, parfois très maigres, qui ont accès à la maternité via les techniques de plus en plus sophistiquées et performantes d’Aide Médicale à la Procréation (AMP). Ces femmes sont souvent très déterminées pour arriver à leur fins et accéder à cet enfant … Elles savent précisément où consulter pour bénéficier de l’AMP, dans le service public (qui sera peut-être plus vigilant à leur état nutritionnel) ou en libéral (qu’elles imaginent comme « moins regardant »), et où se rendre à l’étranger quand la procédure d’AMP est impossible en France… La plupart de ces femmes vont délibérément passer sous silence leur symptomatologie anorexique ou leurs antécédents de TCA (Freizinger, 2010). Les gynécologues obstétriciens sont peu formés ou peu disposés pour rechercher ces perturbations alimentaires auprès de leurs patientes consultant pour infertilité inexpliquée, alors que les études sur le sujet montrent qu’entre 8 (Stewart, 1990 ; Sbaragli, 2008) et 20% (Freizinger, 2010) de ces patientes infertiles présentent un TCA actuel ou passé.

Les femmes souffrant d’AM et très symptomatiques peuvent revendiquer ouvertement ce qu’elles considèrent comme un droit, ce droit à l’enfant, sans aucunement se remettre en question sur le plan nutritionnel, somatique et psychologique, et arrivent à accéder à l’AMP et à être enceintes avec une redoutable efficacité (tout comme dans les autres domaines de leur vie). Ce désir d’enfant peut interroger, s’agit-il d’un véritable désir d’enfant, ou juste d’un désir d’être enceinte, de se conformer à notre idéal culturel actuel où la femme, en plus d’une carrière professionnelle brillante, se doit être une mère épanouie et accomplie ? Et quel sera le prix à payer (pour la mère et pour l’enfant) en termes de complications potentielles, pour que ce désir d’enfant soit exaucé ?

Notre propos sera de résumer les données de la littérature internationale concernant la maternité et l’anorexie mentale, et de les confronter à notre expérience clinique de plus de vingt ans de psychiatre prenant en charge des patientes anorexiques adultes dans un service hospitalier spécialisé.

La grossesse et l’accouchement

Deux grandes études en population générale, la cohorte longitudinale « Norwegian Mother and Child Cohort Study », ou MoBa (Bulik, 2007, Micali, 2007) et la cohorte « Avon Longitudinal Study of Parents and Children » ou ALSPAC (Easter ; 2011) permettent de recueillir des informations précieuses sur le déroulement de la périnatalité des femmes souffrant ou ayant souffert de TCA.

Les deux principales complications décrites pendant la grossesse et au cours de l’accouchement chez les femmes souffrant ou ayant souffert d’anorexie mentale sont :

  • la prématurité (Schieve, 1999 ; Sollid, 2004 ; Freizinger, 2010), d’origine multifactorielle (hyper-activité physique pendant la grossesse, plus grand usage du tabac chez les AM, hypothèse du rôle délétère de l’augmentation du taux de cortisol sanguin maternel …) (Sollid, 2004) ; cette prématurité dépendrait de l’état nutritionnel et de l’Indice de Masse Corporel (IMC = Poids / Taille2) de la mère avant la grossesse.
  • un retard de croissance intra-utérin (RCIU), et un petit poids de naissance (Micali, 2009a), plus rarement une petite taille du bébé et/ou un petit périmètre crânien. Le RCIU dépend du poids pris par la mère pendant la grossesse (le RCIU sera d’autant plus important que le poids pris est faible), mais il dépend également, comme la prématurité, de l’état nutritionnel et de l’IMC avant la conception. Le petit poids de naissance résultant du RCIU est décrit comme réversible ; trois mois après leur naissance, la plupart des bébés ont rattrapé le retard pondéral.

Dans notre expérience clinique, nous avons eu heureusement peu de complications de ce type ; les bébés de nos patientes ne sont pas de « gros bébés » en termes pondéraux, mais cela n’a pas de conséquence sur le développement ultérieur de ces enfants. Dans les très rares cas préoccupants où nous avons été sollicités en urgence, une hospitalisation dans notre unité spécialisée TCA de quelques jours ou quelques semaines (voire même jusqu’à l’accouchement, après transfert direct de notre Unité vers la maternité parisienne où la patiente était suivie) aboutissait à un sevrage de l’activité physique excessive, à l’arrêt des vomissements ou des autres conduites de purge, et à la reprise d’une alimentation plus adaptée qualitativement et quantitativement, permettant ainsi la reprise de la croissance fœtale et de minimiser les risques de grande prématurité.

Certains articles (Kouba, 2005) décrivent également :

  • un taux élevé de fausse-couches spontanées ;
  • une proportion de césariennes plus élevée que dans la population générale (Micali, 2010), en partie expliquée par la relative étroitesse du bassin des femmes ayant souffert d’AM à l’adolescence ; et chez les femmes qui accouchent par voie basse, une fréquence plus élevée d’épisiotomies (Ward, 2008) ;
  • une anémie, des infections, plus de vomissements gravidiques chez la mère.

Mais les résultats des études sont parfois contradictoires, il n’y a pas de consensus par rapport à ces complications ; ces contradictions peuvent en partie s’expliquer par le fait que les études ne sont pas comparables entre elles (méthodologies non superposables, diagnostic du trouble alimentaire effectué avec des instruments différents-voire sans instrument de diagnostic- …).

Sur le plan psychique, nous avons pu remarquer que nos patientes anorexiques et enceintes verbalisent beaucoup de craintes concernant l’enfant à naître, avec un sentiment qu’elles ne seront pas de « bonnes mères », pas à la hauteur, et une grande culpabilité du fait des symptômes perçus par elles comme « toxiques » vis-à-vis de la santé de leur bébé, comme la restriction alimentaire, les dérapages boulimiques, ou les vomissements provoqués.

A nous de les rassurer sur les deux plans, médical (aucune étude n’a prouvé d’effet directement délétère par exemple des crises de boulimie ou des conduites de purge sur le fœtus) et psychologique, sur leur capacité à bien s’occuper de leur enfant. Les propositions thérapeutiques spécifiques autour de la périnatalité que nous avons mises en place dans le service (cf. plus loin) jouent un grand rôle pour apaiser les craintes de ces patientes, qui sont le plus souvent rassurées par cet accompagnement personnalisé ; le lien établi avec les équipes de maternité est également précieux pour tous.

D’un point de vue corporel, on pourrait imaginer que les modifications morphologiques liées à la grossesse (hanches, ventre …) soient très perturbantes pour ces patientes anorexiques ou ayant été anorexiques à l’adolescence ; or, la plupart du temps ce nouveau schéma corporel est accepté, car il s’agit de « faire une place à l’enfant ». On peut cependant souligner que la silhouette générale des femmes enceintes ayant un trouble alimentaire est moins modifiée que celle des femmes sans TCA, seul le ventre s’arrondit progressivement, mais plus tardivement dans la grossesse que les femmes sans TCA, et il est très fréquent que nos patientes n’aient pas besoin de vêtements dits « de maternité ».

De la même manière, la prise de poids pendant la grossesse est le plus souvent subnormale, paradoxalement relativement bien tolérée chez ces femmes (dont la moindre prise pondérale hors grossesse peut déclencher une angoisse massive et une restriction alimentaire encore plus drastique), car il s’agit d’un état vécu comme « transitoire », pour le bébé. L’alimentation se fait moins restrictive, les conduites symptomatiques, crises et purge, s’atténuent souvent. La valorisation sociétale actuelle de la maternité, et un entourage (conjoint, parents, amies, collègues …) plus présent et étayant du fait de cette maternité ne sont certainement pas étrangers à cette (transitoire) accalmie du trouble alimentaire et à cette relative acceptation d’un corps plus féminin voire maternel.

Ce relatif apaisement durant la grossesse décrit précédemment et retrouvé dans la littérature internationale (Micali, 2007 ; Bulik, 2007) ne doit pas faire perdre de vue que, à l’inverse, la situation peut flamber du fait de la maternité ; quelques femmes anorexiques s’aggravent considérablement et très rapidement dès le début de leur grossesse.

De plus, les femmes ayant souffert d’anorexie à l’adolescence, et depuis longtemps asymptomatiques, sont à risque de décompenser à nouveau leur trouble alimentaire du fait de cette maternité. En effet, la grossesse, de par les modifications corporelles rapides, les bouleversements physiologiques et hormonaux, le saut générationnel induit, ainsi que les nombreux remaniements identitaires, entraîne une sorte de crise intrapsychique chez toutes les femmes ; de manière plus spécifique, chez les femmes souffrant ou ayant souffert de TCA, la grossesse représente une véritable période de vulnérabilité, en réactivant les problématiques anciennes autour du rapport au corps, à l’alimentation, et à l’autre (image corporelle biaisée, difficultés alimentaires, anxiété liée à la prise de poids, lien avec sa propre mère, thématiques de dépendance et de séparation …). Il est donc capital de suivre attentivement ces grossesses sur le plan physique et psychique, afin de prévenir ou de traiter précocement les éventuelles complications.

Le post-partum

L’apaisement des symptômes alimentaires prend fin avec la grossesse, le post-partum est marqué par une résurgence des préoccupations autour de l’alimentation, et plus globalement un retour des symptômes alimentaires au niveau antérieur, avant la grossesse (Micali, 2010). Par rapport aux femmes sans TCA, les femmes anorexiques perdent plus rapidement le poids acquis pendant la grossesse ; certaines patientes vont utiliser l’allaitement maternel (sans ajustement de leur ration calorique quotidienne nécessaire du fait de l’allaitement) comme un moyen supplémentaire de perte de poids (Micali, 2009), alors que d’autres seront opposées à la mise au sein, car l’allaitement maternel rend impossible le contrôle strict des quantités bues par le bébé (cf. plus loin), ou parce que la perspective de ce corps-à-corps n’est pas envisageable (Ward, 2008).

Mais la complication la plus redoutable de cette période chez les femmes souffrant ou ayant souffert d’AM est la Dépression du Post-Partum (DPP). Les chiffres de la littérature internationale sont convergents, entre 30 et 36% de DPP (Micali 2010) par rapport à 10% en population générale, soit un risque trois fois plus élevé de DPP chez ces femmes ; notre expérience clinique va exactement dans le même sens d’une fréquence très élevée de DPP parmi les femmes anorexiques que nous suivons.

Pour le clinicien, le risque serait de la banaliser, comme le fait souvent l’entourage de nos patientes, pour lequel la venue de ce bébé peut signifier le « début d’une ère nouvelle », « une page tournée », et en filigrane la perception (erronée) que cette maternité va chasser l’anorexie. Il est au contraire crucial de considérer ces femmes anorexiques, ou l’ayant été, comme très « à risque » de DPP, parfois même en abordant le sujet pendant la grossesse, pour pouvoir dépister et traiter la DPP si elle survient, en proposant à la patiente un suivi psychothérapeutique avec un thérapeute expérimenté dans ce domaine, et très souvent un traitement médicamenteux antidépresseur, qui pourra permettre une sédation rapide des symptômes, et ainsi que la patiente bénéficie pleinement du travail thérapeutique initié, tout en minimisant les conséquences délétères de la DPP sur les interactions mère-enfant.

Les intéractions précoces

Il paraît assez logique d’imaginer qu’une jeune maman souffrant d’AM clinique ou subclinique, ou ayant souffert d’AM, éprouve aussi des difficultés dans le registre alimentaire avec son bébé, et c’est ce que nous pouvons observer dans notre pratique clinique quotidienne. On peut voir, dans de très rares cas (Russell, 1998), la mère reproduire chez son enfant sa propre restriction alimentaire, et il s’agit alors d’une situation complexe mais où il faut agir vite, du fait du risque potentiel lié à la sous-alimentation du nourrisson et aux carences d’apport. Mais, la plupart du temps, les perturbations alimentaires et liées au schéma corporel sont plus insidieuses, à rechercher attentivement derrière une façade d’apparente normalité.

Ces mamans ont tendance à manquer de confiance quant à la capacité de leur bébé à réguler lui-même son alimentation (Micali, 2009b), à appliquer à la lettre les conseils du médecin, du pédiatre, ou de l’ouvrage de référence, à imposer des rythmes alimentaires trop stricts au bébé (ne tolérant par exemple ni un intervalle trop long ni un intervalle trop court entre deux prises de biberon ou tétées), à attendre du bébé qu’il prenne exactement (et c’est en partie pour cette raison que certaines mères choisissent de ne pas allaiter) la quantité de lait prescrite à cet âge (et ni plus, ni moins, toute différence avec la prescription étant mal supportée).

Plus tard (Reba-Harrelson 2010), les étapes symboliques d’accession à l’autonomie que représentent le sevrage du sein, ou la diversification alimentaire sont autant de passages difficiles à gérer, la mère pouvant par exemple mal supporter les refus alimentaires de son enfant, ne laisser aucune souplesse par rapport aux consignes données et être dans le surcontrôle alimentaire de son enfant. Les repas peuvent s’avérer être des moments peu ludiques, non conviviaux, tendus (Stein, 1999) ; certaines mères éprouvent des difficultés à préparer le repas, ou à résister à un dérapage boulimique au décours, le partage du repas en famille n’est pas non plus évident pour ces patientes ou ex-patientes (Woodside, 1990).

Le choix des aliments qui composent le repas peut être source d’inquiétudes et de ruminations, avec comme souci maternel principal une alimentation saine et équilibrée, parfois au point que tout plaisir alimentaire est nié, et que les aliments considérés « non sains » (industriels, non bio, trop gras, voire contenant du gluten, du lactose ou de la viande …) sont définitivement bannis (Russell, 1998).

L’enfant dans ce contexte va éprouver des difficultés à se forger ses goûts et dégouts, parasité sans cesse par le discours (Micali 2009) très dichotomique de sa mère au sujet des différents aliments (sain/ mauvais), et peut parfois quand il échappe à ce surcontrôle (crèche, grands-parents, nounou, puis cantine, goûters d’anniversaire …) se jeter sur ces aliments honnis, ou au contraire faire sienne l’opinion de sa mère et se persuader qu’il « n’aime pas ».

Enfin, certaines mères développent des préoccupations excessives à propos de la morphologie de leur bébé (Agras 1999), surtout si celui-ci est de sexe féminin ; elles peuvent le percevoir comme trop gros, et avoir tendance à restreindre les quantités alimentaires, et plus tard à tenir des propos peu adaptés à leur enfant en ce qui concerne son apparence.

En dehors des préoccupations alimentaires et corporelles, c’est l’ensemble des interactions précoces qui peut être perturbé du fait des antécédents d’AM ou de l’AM actuelle de ces mères (Park 2003 ; Kouba 2008). Elles se montrent souvent rigides et perfectionnistes, ont un manque de confiance en leurs propres capacités à être de bonnes mères. Leur manque de souplesse et leur besoin de contrôle débordent largement le domaine alimentaire, et envahissent l’ensemble des soins au bébé, par exemple le sommeil ou les jeux. Ces mères sont souvent en recherche de conseils, qui sont inéluctablement contradictoires du fait des multiples interlocuteurs (médecins, famille, amis …), et dans lesquels elles se perdent.

Certaines peuvent faire une confusion entre les besoins physiques et psychiques de leur bébé, interprétant tout pleur comme un besoin alimentaire et y répondant comme tel (Agras, 1999), la tolérance pour les émotions négatives du bébé peut se révéler faible. Certaines mères peuvent être peu physiques, avec des difficultés dans les échanges spontanés, les câlins, le corps-à-corps et peau-à-peau peuvent s’avérer trop compliqués, elles ne se laissent pas aller à des moments de régression et de détente à deux, s’expriment peu émotionnellement, sont peu disponibles psychiquement, notamment quand les symptômes alimentaires ré-émergent après l’accouchement. Elles évoluent plutôt dans le règne du tout éducatif, dès les premières semaines de vie de leur bébé, pouvant lui imposer une surstimulation sensorielle puis intellectuelle et éducative ; ces mêmes mères plusieurs années plus tard, pourront imposer un emploi du temps périscolaire surchargé à leur enfant.

Devenir des enfants

Les travaux de recherche étudiant le devenir des enfants de mères souffrant d’AM sont rares ; Micali (2014) dans la cohorte ALSPAC a suivi les enfants à 7, 10 et 13 ans, et retrouve que les filles de mères anorexiques risquent plus d’avoir des problèmes émotionnels, des troubles des conduites ou liés à l’hyperactivité par rapport aux filles de mères sans TCA, les garçons de mères anorexiques sont eux plus exposés aux seuls problèmes émotionnels ; les mécanismes de transmission semblent impliquer l’anxiété et la dépression maternelle pendant la grossesse, ainsi que les symptômes TCA actuels, sans participation de mécanismes post-nataux.

Ces résultats sont corroborés par une étude danoise (Barona, 2015) retrouvant plus de troubles émotionnels chez les garçons et les filles de femmes ayant un antécédent vie entière d’AM. Une étude basée sur les registres de santé d’un autre pays scandinave, la Suède, (Bould, 2015) met en évidence la transmission intergénérationnelle des TCA de la mère à ses filles.

La publication la plus récente (Barona, 2017) trouve que les enfants de mères ayant un TCA ont plus de troubles neurocomportementaux dès les premiers jours de vie, et un développement moteur et du langage plus pauvre à un an que les enfants de mères exemptes de TCA.

En résumé, la littérature internationale explore beaucoup plus les difficultés centrées sur l’alimentation et le corps du bébé des mères souffrant ou ayant souffert d’anorexie mentale que les dysfonctionnements des interactions précoces (plus difficiles à objectiver du fait de la réticence, du déni…), et les études longitudinales prospectives se heurtent à de nombreuses difficultés méthodologiques et de faisabilité. Cependant, au vu du retentissement potentiel du Trouble des Conduites Alimentaires, directement ou indirectement via les conséquences de la Dépression du Post-Partum, sur le devenir et le fonctionnement physique mais surtout psychique de ces enfants, on peut affirmer que la périnatalité des femmes anorexiques ou l’ayant été constitue un enjeu majeur de Santé Publique dans nos sociétés occidentales.

Recommandations de la Haute Autorité de Santé et propositions spécifiques de prise en charge

La Haute Autorité de Santé (HAS) a publié en Juin 2010 les recommandations concernant l’Anorexie mentale. Ayant fait partie du groupe du groupe d’experts à l’origine de ce travail, nous avons souhaité que soient évoquées la question de la fertilité, de la grossesse et de la dépression du post-partum pour les patientes anorexiques (cf. extrait des recommandations HAS). Il y est préconisé que les femmes souffrant ou ayant souffert d’AM, si elles envisagent une grossesse, soient averties des risques potentiels pour elles et pour leur enfant, qu’elles soient conscientes et informées de la nécessité d’un suivi spécialisé pendant toute la période de la grossesse et du post-partum, en particulier pour assurer une croissance fœtale satisfaisante, d’éviter une dégradation de l’état nutritionnel et psychique du fait de la grossesse, pour dépister au plus vite une éventuelle dépression du post-partum, et pour que s’instaure une relation mère-bébé de qualité.

A la C.M.M.E., une part importante de l’activité clinique est dédiée aux TCA. Plusieurs types d’approches complémentaires sont possibles, psychothérapies individuelles, de groupe, thérapies d’inspiration analytique, thérapies à médiation artistique, thérapies cognitivo-comportementales … Une équipe multidisciplinaire, composée de psychiatres, psychologues, infirmières, diététiciennes, kinésithérapeutes, prend en charge les patients ayant un TCA, selon différentes modalités : consultations individuelles, groupes, hôpital de jour, unité d’hospitalisation temps plein… Au sein de ce service spécialisé dans la prise en charge des TCA, nous proposons une consultation « périnatalité », spécifiquement dédiée aux patientes envisageant une grossesse ou enceintes, et nous avons également mis en place un groupe thérapeutique, le groupe « poussette », destiné aux patientes enceintes ou ayant un enfant de moins de trois ans (les précisions concernant le groupe poussette seront disponibles dans l’article d’Iréma Barbosa, à venir dans le prochain numéro de Carnet Psy).

Il paraît également important de diffuser les informations dont nous disposons de par notre expérience clinique, ainsi que celles fournies par la littérature internationale, concernant la périnatalité et l’AM, parmi les soignants, qu’ils soient spécialisés dans la prise en charge des TCA ou non, médecins généralistes, gynécologues et sages-femmes, médecins pratiquant l’AMP, pédiatres, personnels de structures de Protection Maternelle et Infantile… Enfin, la mise en place de réseaux spécialisés paraît fondamentale, réseaux cliniques pour optimiser le suivi de ces patientes anorexiques et pour dépister au plus tôt les complications si elles surviennent, et réseaux de recherche pour augmenter nos connaissances concernant la périnatalité des femmes souffrant de TCA.

En conclusion

La périnatalité des femmes ayant ou ayant eu une anorexie mentale doit être considérée comme une période de fragilisation et de déstabilisation, aux conséquences multiples pour la mère et pour l’enfant : rechute ou aggravation du TCA, prématurité, Retard de croissance intra-utérin (RCIU), dépression du post-partum, distorsion des interactions précoces, avec difficultés dans le registre alimentaire mais aussi relationnel avec le bébé, et impact au long cours sur le développement psychique des enfants…

Notre expérience clinique vient corroborer les conclusions des études internationales sur le sujet et, au vu des enjeux, il paraît important de considérer ces grossesses comme potentiellement à risque, et de développer des soins spécifiquement destinés à ces femmes, pour les accompagner tout au long de leur processus de parentalité.

Enfin, il est indispensable de promouvoir les recherches cliniques et épidémiologiques dans le domaine, de réfléchir aux questions éthiques parfois soulevées, et surtout de diffuser une meilleure information des soignants impliqués, psychiatres et psychologues, médecins généralistes, gynécologues obstétriciens, sages-femmes, et équipes d’AMP, pédiatres, pour travailler en partenariat, idéalement avant la conception du bébé, ou le plus tôt possible dans la grossesse.

Extrait des Recommandations HAS (juin 2010)

La plupart des patientes anorexiques sont en aménorrhée, néanmoins il ne faut pas négliger la possibilité d’un retour d’ovulation et de survenue d’une grossesse. En l’absence de désir de grossesse, il est recommandé :

  • de prévenir la patiente du risque (même infime) de grossesse en cas de relation sexuelle
  • de l’informer des différentes possibilités contraceptives, afin d’appliquer celle qui correspond le mieux à son cas.

La contraception œstroprogestative crée des hémorragies de privation qui masquent l’aménorrhée, élément essentiel de la prise de conscience de la maladie et de l’évaluation de l’évolution.

En cas de désir de grossesse, il est recommandé d’adopter la plus grande prudence, en informant la patiente des risques encourus pour elle ou le futur enfant. Il est également recommandé que les femmes ayant une forme subsyndromique d’anorexie mentale soient dépistées lors d’une demande de procréation médicalement assistée (PMA), et traitées avant d’engager la PMA.

Les femmes enceintes souffrant d’anorexie mentale ou avec antécédents nécessitent un suivi pluri-disciplinaire adapté, pendant la grossesse et pendant la période de post-partum (risque dépressif), afin :

  • d’assurer une croissance fœtale satisfaisante ;
  • d’éviter une dégradation de l’état nutritionnel et psychique ;
  • de veiller à l’instauration d’une relation mère-bébé de bonne qualité.

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