Obéissance et suicide. Le cas de la Guadeloupe
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Obéissance et suicide. Le cas de la Guadeloupe

Introduction

Les suicides liés au travail s’inscrivent dans toute une série de descriptions de nouvelles pathologies liées au travail habituellement désignées comme concomitantes aux nouvelles formes de management du néolibéralisme. (Dejours C. & Gernet I., 2012).

Du point de vue de C. Dejours et I. Gernet, ces nouvelles pathologies sont liées en particulier au privilège accordé à la rentabilité au détriment de la qualité de la production associée à l’exercice de la menace d’une part et à l’évaluation individualisée des performances d’autres part. Ces auteurs constatent également que ceux qui en viennent à un geste extrême comme le suicide sur le lieu de travail sont des personnes extrêmement engagées et investies dans leur travail.

La situation de certains travailleurs de la Guadeloupe sera analysée ici car Valérie Ganem y a mis en évidence une stratégie de défense collective bien particulière qui passe par des conduites de résistance et de désobéissance au travail. Une stratégie collective de défense consiste le plus souvent à écarter ou occulter ce qui gêne, fait souffrir ou ce qui fait conflit. Ce phénomène se construit collectivement et suppose que tous les membres du collectif y participent. On parle aussi de coopération défensive.

Or, l’activité de consultation en psychopathologie du travail de Valérie Ganem l’a amenée à poser l’hypothèse que la stratégie de défense, qu’elle a mise en évidence en Guadeloupe, passe par la résistance et la désobéissance, et vise à défendre les sujets contre les souffrances liées à l’exploitation de la force de travail dans le cadre de la subordination salariale. Cette stratégie défensive s’avérerait efficace pour protéger les sujets contre les risques de décompensations psychiatriques engendrés par les nouvelles formes de management en réduisant leur engagement et leur investissement dans le travail.

En Guadeloupe, où elle a vécu pendant 22 ans et où elle a été intervenante dans les milieux de travail pendant 18 ans, Valérie Ganem n’a eu connaissance que de 3 suicides sur le lieu de travail. Dans 2 de ces cas il s’agissait de Métropolitains. Nous ne disposons d’aucun recensement officiel de ce type de cas qui pourrait nous permettre une comparaison valable.

Nous défendrons l’hypothèse dans cet article que cette stratégie de défense mise en évidence en Guadeloupe, sur laquelle nous reviendrons en détail, par la limitation de l’engagement subjectif qu’elle génère, du fait notamment qu’elle déplace la quête effrénée de reconnaissance par la hiérarchie vers une nécessité d’appartenance au groupe des travailleurs exploités, pourrait constituer pour partie une protection contre le risque psychopathologique lié au travail.

Pour argumenter cette idée, nous nous appuierons sur le cas d’une personne qui a consulté pour une tentative de suicide. Elle avait la particularité d’avoir travaillé d’abord en métropole et n’adhérait pas, de ce fait, à la stratégie de défense collective mise en évidence en Guadeloupe qui passe par une retenue de l’engagement à servir car elle entrait en contradiction avec le rapport subjectif au travail construit au début de sa carrière.

Revenons d’abord sur les phénomènes de stratégie collective de défense et d’idéologie défensive mis en évidence par la psychodynamique du travail, puis dans un second temps, tentons de mieux caractériser les formes que peuvent prendre l’engagement au travail en revenant sur les notions de zèle et de reconnaissance.

I – Stratégie collective de défense et idéologie défensive

Pascale Molinier considère que « L’existence de stratégies collectives de défense est la découverte empirique la plus originale et la plus importante en psychodynamique du travail » (Molinier, 2006).

On savait depuis Freud que face à la souffrance ou au conflit, chaque individu se défendait en construisant des représentations internes et une « vision du monde1» plus accommodante pour lui que ce que la réalité lui offre. Une certaine manière de voir certaines choses et de ne pas en « voir » certaines autres aide à rendre nos actions plus cohérentes à nos yeux et moins malaisées2. C. Dejours (1980) a montré qu’une défense pouvait être construite collectivement. Grâce à ces stratégies collectives de défense, il s’agit d’assurer les conditions d’une coopération supportable et d’une transformation de la subjectivité qui permet d’anesthésier la souffrance en conjuguant les efforts de tous pour ne pas penser aux dimensions de l’activité qui feraient problème, pour les oublier, autant qu’il est possible. Se défendre, c’est toujours diminuer la pensée, en contrôler étroitement les émergences, non seulement en soi, mais chez l’autre. Se défendre collectivement, c’est inventer ensemble des pratiques sociales qui font obstacle à l’émergence de la souffrance ou des conflits impensables. L’exemple à partir duquel ce phénomène a été découvert est celui des ouvriers du bâtiment qui dénient ou minorent le risque de tomber pour éviter l’émergence de la peur qui, en leur donnant le vertige, en risquant de les faire trembler…, les empêcherait de travailler (Dejours, 1980).

Mais C. Dejours (1980) a aussi montré que dans certaines circonstances une stratégie de défense pouvait devenir une véritable idéologie défensive :

« Il est en effet des cas où la stratégie défensive, elle-même, devient tellement précieuse pour les travailleurs qui s’efforcent de faire face aux contraintes psychologiques du travail, qu’elle devient un but en soi. Sur elles, convergent tous les efforts en vue de la maintenir et de vaincre tout ce qui peut la déstabiliser. Les menaces contre la stratégie défensive sont alors vivement combattues, cependant que la stratégie elle-même risque d’être promue en objectif en soi. La situation subjective s’énonce alors comme si la souffrance était essentiellement le résultat d’un affaiblissement de la stratégie défensive et non pas comme la conséquence du travail. La souffrance ne peut plus alors être reconnue comme venant du travail. A l’inverse, la stratégie défensive qui, au départ, n’était vouée qu’à la défense contre la souffrance est bientôt érigée en promesse de bonheur et la défense de la défense en idéologie. C’est pourquoi on parlera alors non plus de stratégie collective de défense, mais d’idéologie défensive, dans la mesure où la défense devient programme de l’action collective. Loin de porter en elle le germe d’une nouvelle organisation du travail moins délétère, l’idéologie défensive ne débouche que sur des conflits de pouvoir, dont on peut montrer que les diverses issues n’apportent aucune solution à la question des effets pathogènes des contraintes organisationnelles ». C’est ainsi qu’une équipe d’ouvriers du bâtiment peut être amenée à radicaliser le déni du risque évoqué plus haut et de leur propre vulnérabilité en une idéologie défensive virile qui soudent le collectif d’une manière rigide et dangereuse (Baïri, F & Hamraoui, E, 2005).

II – Zèle, quête de reconnaissance et engagement subjectif dans le travail

I.1 – Deux acceptions du terme de zèle à ne pas confondre

Le dictionnaire Larousse donne deux définitions3 distinctes du zèle :

Ardeur, empressement au service de quelqu’un, d’une idée.

Ainsi devons-nous distinguer l’engagement subjectif dans le travail à servir la hiérarchie et/ou le client, le patient ou l’usager, ou encore l’idée personnelle qu’on se fait d’une économie de marché. Cela signifie, dans certains cas, une différence importante en ce qui concerne la nature et l’orientation des efforts de celui qui travaille. On sait par exemple que sur une plateforme téléphonique, celui qui cherchera à tout prix à atteindre les objectifs qui lui sont imposés par sa hiérarchie ne produira pas le même type d’effort que celui qui cherchera tout simplement à satisfaire les besoins de son client ou usager pour un prix qu’il estimera juste. Le premier pourra être amené à mentir au client, par exemple, s’il veut vendre à la hauteur des espérances de sa hiérarchie (D. Rolo, 2015), tandis que le deuxième pourra au contraire être amené à renoncer à atteindre ses objectifs pour satisfaire son client. Dans une enquête de psychodynamique du travail réalisée dans une banque en Guadeloupe, les participants avaient baptisé « Déposer le stylo » une pratique qu’ils avaient développée, qui consistait à ne plus chercher à tout prix à atteindre les objectifs (en signant des contrats « à l’arraché » notamment) mais à vendre à leur client ce dont ils avaient besoin uniquement. Nous pourrions multiplier les exemples où les travailleurs sont confrontés à ce dilemme dans tous les secteurs aujourd’hui puisque le management par objectif basé sur les résultats financiers du travail a envahi tous les secteurs d’activité. Cependant il faut souligner que les descriptions de réactions adoptées par les travailleurs guadeloupéens décrites ici demeurent, elles, peu fréquentes, on décrit plutôt actuellement les stratégies du mensonge organisé (Ex : V. Ganem, 2011 ; Ogien, A & Laugier, S, 2010). On distingue donc déjà deux acceptions au sein même de cette première définition.

Vive application à très bien faire son travail.

En psychodynamique du travail, la définition du travail issue de l’ergonomie qui est retenue est la suivante : le travail c’est l’activité coordonnée des hommes et des femmes pour faire face à ce qui n’est pas donné par la prescription (Davezies, 1991). Ce qui pourrait correspondre à cette deuxième définition du zèle. Pour « très bien faire son travail » il faut toujours faire un effort d’ingéniosité pour inventer des ficelles, des astuces qui permettent de pallier les lacunes ou les contradictions de la prescription, incapable de prévoir toutes les situations que les travailleurs peuvent rencontrer dans la réalité. Faire une grève du zèle signifie cesser de produire cet effort.

I.2 – Quête de jugement d’utilité de la hiérarchie et/ou quête d’utilité sociale ?

C. Dejours et I. Gernet dans leur essai sur la psychopathologie du travail (2012) montrent que « la reconnaissance et la coopération revêtent une importance majeure au regard de la dynamique de l’identité et de la préservation de la santé mentale. » (p. 52). Laissons de côté la coopération pour l’instant, bien que nous verrons au travers du cas proposé ici que celle-ci revêt effectivement une importance majeure dans le processus de décompensation du sujet.

La définition de la reconnaissance en psychodynamique du travail, est la formulation d’un jugement sur le travail accompli (C, Dejours, 1980). Ce jugement peut prendre deux formes :

  • Les jugements d’utilité formulés par la hiérarchie et les clients qui portent sur l’utilité technique, économique ou sociale du travail.
  • Le jugement de beauté formulé par les collègues qui portent sur le respect des règles de l’art et du métier.

Mettons aujourd’hui de côté le jugement de beauté par les pairs pour nous en tenir à la recherche de la reconnaissance par la hiérarchie. Celle-ci est attendue des chefs en retour de l’effort fourni pour satisfaire les modalités d’évaluation des performances. Elle ne prend pas en compte l’utilité économique générale de son travail ou la satisfaction des clients du point de vue du travail. L’étendue de l’écart entre l’effort à faire pour « se faire bien noter » et rendre le meilleur service possible à ses propres yeux est parfois immense, ceci n’est pas sans conséquence du point de vue psychopathologique.

Lise Gaignard (2015) constate de surcroît que la santé mentale du sujet est particulièrement fragilisée quand il est à la recherche de jugements favorables de la hiérarchie difficiles à cerner quand ils sont liés à des intérêts stratégiques, économiques et financiers qui lui échappent très souvent. Tandis que celui dont les efforts visent plutôt à une reconnaissance de son utilité sociale vis-à-vis des clients ou des usagers se préserverait s’il lui est possible de renoncer, au moins pour partie à la reconnaissance de la hiérarchie concernant l’atteinte de ses objectifs (Flottes, 2013) (et s’il peut négocier son action sans trop bousculer la « vision du monde » de ses collègues).

Le cas des agents bancaires qui « déposent le stylo » l’illustre mais bien d’autres cas ont été rencontrés notamment dans le travail des infirmières à l’hôpital. Il faut souligner que ce détachement vis-à-vis des jugements de la hiérarchie s’opérerait plus facilement si le travail réalisé revêt une réelle utilité sociale et un sens du point de vue du travailleur concerné. Il faut ajouter que ce désengagement vis-à-vis des jugements favorables de la hiérarchie est facilité en Guadeloupe, dans certains secteurs, par l’existence d’un très important turnover des cadres métropolitains qui rend encore plus « difficile à cerner » et encore moins stables les possibles critères sur lesquels ces jugements pourraient se fonder.

Ainsi, pouvons-nous défendre l’idée que la reconnaissance revêt une importance majeure pour la préservation de l’équilibre, mais pas n’importe quelle reconnaissance. Les jugements de beauté formulés par les collègues concernant le respect des règles de l’art et du métier, sans doute – quoi que nous préférons aujourd’hui parler de jugement de « conformité de la pratique4 » – les jugements d’utilité formulés par les clients ou les usagers qui portent sur l’utilité sociale plus sûrement. Nous devons noter que cette utilité sociale du point de vue des clients peut se trouver sur d’autres plans contraires à la morale comme cela pourrait être le cas dans une usine d’armement ou un abattoir par exemple. Approuver ou désapprouver certains gestes professionnels n’est pas universel et change avec le temps ou selon les points de vue. Par exemple, un instituteur qui donne des gifles ou tire les oreilles des élèves « pour leur bien » peut se trouver soutenu par certains parents, en procès avec d’autres, et en difficulté avec sa hiérarchie administrative. Il y aurait beaucoup à dire sur les variations de la notion d’utilité sociale.

Lorsque certains auteurs écrivent que les travailleurs qui se suicident sont des personnes extrêmement engagées et investies dans leur travail, il serait utile et important d’analyser les modalités de cet engagement afin de leur permettre de se dégager de la position douloureuse et devenue intenable dans laquelle cette quête les a entraînés. Nous verrons au travers du cas de la Guadeloupe et de Mr D en particulier que c’est peut-être justement cet engagement qui génère le malheur et la décompensation des sujets concernés. Ceci dans la mesure où cet engagement se caractérise par une quête effrénée de jugements d’utilité de la hiérarchie dans l’espoir d’obtenir une gratification salariale ou de faire carrière et qu’ils ne l’obtiennent pas ou plus.

II – La désobéissance en Guadeloupe : une stratégie collective de défense qui prévient les suicides ?

II.1 – Description des conduites de désobéissance observées

Les conduites de résistance et de désobéissance qui ont attiré l’attention de Valérie Ganem (2012) dans le monde du travail salarié en Guadeloupe pouvaient prendre les formes suivantes :

  • Grève du zèle, c’est-à-dire l’application de procédures sans mobiliser son ingéniosité pour combler l’écart entre le prescrit et le réel, qu’il faut distinguer du zèle au sens péjoratif du terme qui consiste à faire plus que ce qui est exigé. Ici le zèle consiste simplement à penser, à mobiliser son ingéniosité pour combler l’écart entre le prescrit et le réel. Et la grève du zèle consiste à cesser de faire cet effort.
  • Insubordination à l’autorité hiérarchique plus ou moins manifeste (Ne pas écouter les chefs, ne pas faire attention à eux, ne pas leur parler ou encore leur dire oui et ne pas faire finalement ce qu’ils ont demandé…).
  • Arrêts de travail, absences, non-respect des horaires, désintérêt manifeste pour le travail.
  • conflits sociaux dont le point d’orgue fut le mouvement LKP en février 2009 (Ganem, 2010).

II.2 – Caractère défensif de ces conduites

Ces conduites faisaient l’objet de la part des encadrants d’un préjugé naturalisant, péjoratif, des travailleurs guadeloupéens qui jouait un rôle dans l’occultation des inégalités issues de la période esclavagiste et coloniale qu’avait vécu cette île. C’est en cherchant à comprendre ces conduites, fidèle au principe freudien selon lequel « toute conduite a un sens », que Valérie Ganem a découvert qu’elles revêtaient un caractère défensif. Il s’agissait de se défendre ainsi contre le vécu d’exploitation inhérent au travail salarié. Les travailleurs qui adoptaient cette stratégie opposaient un refus à toute volonté de domination susceptible de générer ce vécu. Face à tout ce qui pouvait être interprété comme une volonté de domination dans le cadre de leur emploi, les travailleurs adoptaient une conduite qui visait à ne pas s’aligner sur les rapports inégalitaires entre eux et leur interlocuteur, que ce soit un chef, un collègue ou un client.

Du fait du lien de subordination inhérent au contrat salarial, cette défense provoquait chez les sujets qui l’adoptaient, une limitation de leur engagement subjectif vis-à-vis du travail prescrit (horaires, objectifs, pression temporelle..) et vis-à-vis du fait de faire carrière. Entre collègues engagés dans cette stratégie de défense, des formules toutes faites circulaient du type « En pé ké tuyé mwen pou blan la » (Je n’irai pas me tuer pour le Blanc) ou encore l’un d’entre eux qui jugerait son travail s’entendrait répondre : « ou kompwend sè lotel a ou ? » (Tu crois que c’est ton hôtel) pour dire : « tu es salarié comme moi-même, tu n’as rien à me dire ». Valérie Ganem a pu montrer que le fait que ces salariés avaient souvent, à côté, un travail qu’elle a qualifié de « travail pour soi », comme un jardin, une activité indépendante, du petit élevage… contribuait à rendre possible cette limitation de leur engagement.

Elle a pu montrer aussi que cette stratégie de défense était héritée de l’esclavage, système de surexploitation par le travail par excellence, et s’était maintenue pour lutter contre les rapports inégalitaires persistants dans les sociétés post-coloniales actuelles5. Cette stratégie de défense aurait perduré par le biais d’un processus psychologique jamais décrit auparavant, que nous ne développerons pas ici, que Valérie Ganem (2012) a intitulé l’assignation de la couleur de peau, en faisant référence à l’assignation du genre de Jean Laplanche.

L’hypothèse défendue dans ce texte consisterait à montrer que cette tradition de méfiance envers la hiérarchie associée à cette stratégie de défense, née de l’esclavage, préserverait les travailleurs qui l’adoptent des méfaits sur leur santé des nouvelles formes de management associées au néolibéralisme.

II.3 – Une stratégie de défense qui préviendrait des suicides

A notre connaissance, sachant que les statistiques des suicides liés au travail sont extrêmement difficiles à constituer, la majorité des cas de suicides et de tentatives de suicides liés au travail qui ont eu lieu en Guadeloupe sont le fait de sujets qui ne sont pas Guadeloupéens ou qui ont commencé à travailler en métropole et qui en ont adopté le rapport subjectif au travail.

Cela pourrait s’expliquer par le fait qu’en se désengageant de leur travail, du point de vue subjectif, du fait qu’ils adoptent la stratégie de défense par la résistance et la désobéissance, les travailleurs guadeloupéens se détourneraient par principe de la quête de reconnaissance de la hiérarchie et se protègeraient, par la même occasion, contre les risques de suicide engendrés par les nouvelles formes de management ; et en faisant la grève du zèle, ils révèleraient aux dirigeants les défaillances de leur organisation du travail.

Le cas que nous allons vous présenter est intéressant parce qu’il s’agit d’une personne qui s’est engagée dans une quête désespérée de jugements d’utilité formulés par sa hiérarchie, bien qu’il soit Guadeloupéen. Nous émettons l’hypothèse que ceci vient du fait qu’il a commencé sa carrière en Métropole. On verra aussi l’impact que cette situation a eu sur les rapports avec les collègues qui, eux, adoptaient sans doute une stratégie collective de défense locale qui passe par la résistance et la désobéissance au travail.

III – Cas clinique d’un travailleur Guadeloupéen qui a tenté de se suicider et qui avait travaillé très longtemps en métropole

Valérie Ganem rencontre Mr. D à la demande de son médecin du travail. Mr. D a travaillé en métropole pour le compte de son entreprise de distribution de service pendant 25 ans, après avoir passé un concours de technicien. Il a tout d’abord travaillé à l’installation et au dépannage des particuliers puis il a accédé au poste de superviseur. Tout se passait très bien dans son travail à cette époque, il aimait son travail de technicien qui avait un sens pour lui, mais il a pris la décision de revenir en Guadeloupe pour retrouver sa famille et sa mère en particulier.

Pour pouvoir être muté, l’entreprise lui a posé comme condition de travailler en qualité de commercial, il n’y avait pas de poste de technicien disponible pour lui dans cette région. Bien qu’il ne soit pas particulièrement attiré par ce travail de commercial, il a accepté, il a pris cela comme un défi, car il tenait beaucoup à rentrer en Guadeloupe. Par contre, il déplore de n’avoir bénéficié, dans un premier temps, d’aucune formation pour cela. Il a été uniquement mis « en doublure » pendant deux mois avec la collègue qu’il devait remplacer. De plus, cette dernière lui a laissé un millier d’enquêtes techniques en souffrance, c’est-à-dire d’explications écrites à fournir à des réclamations formulées par des clients. Ce changement de travail n’est pas anodin du point de vue du sentiment de l’utilité sociale du travail et a sans doute contribué à la déstabilisation de Mr. D que nous allons décrire. Ces conditions de démarrage dans une nouvelle fonction étaient donc loin d’être optimales, mais Mr D s’est accroché, il a travaillé le samedi pour tenter de traiter toutes ces enquêtes en souffrance sans rien demander en échange à son entreprise, sans se plaindre. Il déclare avoir fait cela pour montrer qu’il était capable de réussir cette reconversion. Il a finalement réussi à traiter les dossiers en souffrance. Il y a eu un audit d’une société indépendante qui a conclu que son travail donnait satisfaction.

Tant et si bien que la direction lui a proposé de prendre en charge d’autres activités, il a eu à créer un service qui traitait toutes les réclamations de la région, qu’elles soient d’ordre technique ou commercial. Ceci sans qu’on ne lui propose de rétribution supplémentaire. Dans le cadre de cette nouvelle fonction, il avait également à utiliser une application informatique. D’après lui, cette fonction à elle seule, aurait nécessité un temps plein. Il s’agissait de répertorier et de saisir toutes les réclamations, leurs caractéristiques et leur traitement effectif. Là encore, pour mener à bien cette mission, il n’a reçu aucune formation. Pour réussir à l’accomplir malgré tout, il a pris l’initiative de contacter des collègues de métropole qui l’ont aidé, de travailler à nouveau le week-end… Ce n’est qu’après deux ans de fonctionnement qu’il a été envoyé en formation sur cette application.

Quand le service a pris de l’importance, il a entendu par des bruits de couloir qu’il n’allait plus continuer à travailler dans ce service. La personne qui était désignée pour le remplacer en avait parlé à des collègues, semble-t-il, et cela avait été répété. Il est donc allé voir le supérieur hiérarchique concerné qui lui a confirmé l’information sans lui fournir aucune explication. Les résultats de Mr. D étaient en effet satisfaisants, il avait des comptes-rendus d’entretien de progrès qui le prouvaient. Cela aurait pu, aussi, être lié à une incompatibilité d’humeur… Mais aucune explication ne lui a été fournie.

Déjà, à ce stade, Mr. D a avoué qu’il avait été très secoué… Mais il a encaissé sans rien dire, ce qui a aussi contribué à dégrader son état de santé. Son supérieur hiérarchique l’a envoyé travailler dans un service téléphonique de renseignement des clients professionnels alors que quelques mois après, celle qui l’avait remplacé au service réclamation passait au grade supérieur. Ce qu’il a très mal vécu.

Ensuite, quand ce service de renseignement a fermé, la direction lui a proposé de mettre au point les sondages sur la qualité de service. Il a accepté, cela l’intéressait beaucoup plus, il déclare aimer relever ce genre de défi, créer des services qui n’existent pas… Cependant, encore une fois, il déplore de n’avoir reçu aucune formation pour cela. Il a fait appel au responsable des sondages en Métropole, qui l’a beaucoup aidé. Il a réussi à nouveau, le service a été choisi pour faire les sondages au niveau national. Il a même été proposé au service d’élargir le champ de l’enquête de satisfaction.

Et puis la situation a dégénéré à nouveau… D’après lui, une collègue qui mettait à la disposition de son service presque la moitié des effectifs d’enquêteurs, convoitait son poste et elle lui glissait pour cela des « peaux de banane ». Pour illustrer son propos, Mr. D raconte qu’elle a mis tous les enquêteurs qui étaient sous sa responsabilité en congé au mois de juillet 2006. Pour pallier ces absences, Mr. D a dû annuler ses congés et faire des enquêtes. Pendant toute cette période, il faisait la journée continue, il avalait un sandwich au bureau, pour que le service n’en souffre pas.

A un moment, voyant que sa collègue allait continuer à le harceler (ce sont les mots qu’il emploie), il a posé sa candidature sur un poste plus spécialisé. Il était très intéressé par ce travail, il était bien placé, tout le monde pensait qu’il l’aurait, les syndicats aussi, et pourtant il ne l’a pas obtenu. Il prétend que son supérieur hiérarchique d’alors, qui supervisait également cette fonction, a tout fait pour qu’il ne soit pas sélectionné, il a tout d’abord baissé le niveau du poste, puis il l’a relevé…

Quelques temps après, des bruits de couloirs vinrent à nouveau lui annoncer qu’il devrait changer de poste. Il est resté sans rien dire pendant un mois, pour voir s’il serait convoqué, si sa hiérarchie allait prendre l’initiative de l’en informer directement. Mais elle ne l’a pas fait, il a donc dû aller voir son supérieur hiérarchique pour lui demander si cette rumeur était fondée. Ce dernier lui a confirmé l’information sans lui donner plus d’explication. Encore une fois, ni son travail ni sa performance ne pouvait justifier une telle décision, il avait des comptes-rendus d’entretien qui l’attestaient. Aucune autre explication ne lui a été présentée.

Ce jour-là, il a avoué être parti sans rien dire… Mais il a eu le sentiment d’avoir craqué intérieurement. En sortant du bureau, il n’est pas rentré chez lui comme il en avait l’habitude, il a erré, il est allé au cimetière, voir la tombe de sa mère, qui était décédée entre temps, alors qu’il était au service « sondage » depuis plusieurs mois… Lorsqu’il a fini par rentrer chez lui, il n’a rien dit à sa femme, mais en dormant il criait, il était très agité, il faisait des cauchemars… Du coup, il est allé voir son médecin traitant qui lui a prescrit 2 comprimés de Zoloft ® le matin contre sa dépression et du Hytacand ® contre la tension, celle-ci avait en effet, beaucoup augmenté ce jour-là. Il pensait ne pouvoir en parler à personne, il avait trop honte, il pensait qu’en tant qu’homme il aurait dû tenir… C’est à ce moment-là qu’il a commencé à avoir des idées de suicide… Il avoue avoir même repéré une fenêtre par laquelle il aurait pu sauter à un moment donné. Mais le médicament a fait son effet.

Ce n’est pas étonnant que les troubles apparaissent à ce moment-là. Mr D, à ce stade, ne comprend pas ce que la hiérarchie lui reproche. Ce qu’il ne comprend pas et que l’on peut interpréter aujourd’hui, c’est qu’en ayant changé de travail, il était technicien à l’origine, il a désinvesti le contenu et le sens du travail lui-même et ne s’est plus focalisé que sur les jugements d’utilité formulés par sa hiérarchie et leurs conséquences en termes de statut. Depuis son arrivé en Guadeloupe, il a déployé tous les efforts possibles pour satisfaire aux prescriptions qui lui sont données par la hiérarchie et pourtant il est mal jugé, déclassé. Or, tous ces efforts déployés avaient pour seul but d’obtenir ce jugement favorable de sa hiérarchie et de faire carrière. S’il n’obtient pas ce jugement d’utilité, ce regard positif de la hiérarchie sur son travail et sur lui-même par ricochet, alors il commence à douter de la fiabilité de ses décisions, de la valeur de son travail, de lui-même et c’est la porte ouverte au débordement psychique et à ses conséquences. Le risque est d’autant plus grand que Mr. D n’exprime pas son indignation, sa colère, qu’il inhibe la décharge de ses émotions.

Heureusement, à sa reprise du travail, la responsable des ressources humaines est venue le voir et lui a conseillé d’aller consulter le médecin du travail. Ce dernier l’a très bien reçu et l’a écouté, il a pu enfin raconter son histoire, cela lui a fait beaucoup de bien, Mr D dit même que ce médecin lui a sauvé la vie. Il a dû, pour cela, prolonger son congé maladie de trois mois.

A sa reprise, en mi-temps thérapeutique, il a été muté sur un plateau d’appel destiné aux professionnels, en tant que simple agent. Il a pris cela comme une humiliation, il était agent de maîtrise (superviseur, responsable des réclamation, puis animateur sondage) lorsqu’il est tombé malade et, dans ces circonstances, il n’était plus que simple agent ; il réalisait des tâches répétitives sous contrainte de temps alors qu’il avait toujours été, de son point de vue, un créateur, cherchant à relever des défis, que ce soit pour réparer les pannes en tant que technicien ou pour créer des services en tant que commercial… Or, cette dégradation en termes de qualification n’avait été justifiée, d’après lui, par aucune contre-performance explicable.

Entre temps, il a appris que son poste avait été confié à une personne qui, très vite, environ 4 mois après, était montée en grade et ce fut au tour de sa collègue qui lui glissait « des peaux de banane » d’obtenir le poste. Cette dernière était même venue le voir sur le plateau d’appel en rigolant, sans lui adresser la parole, trois fois de suite, alors que d’après lui, elle n’avait rien à faire là. Il continuait à ne rien dire, (ce qui était inquiétant), il essayait de prendre sur lui, de faire comme si cela ne le touchait pas. Mais il se sentait très fatigué, découragé, bien que ce ne soit pas dans sa nature… (Nous pensions que ce travail dévalorisé socialement, répétitif sous contrainte de temps qui lui était confié alors n’était pas de nature à contribuer à son rétablissement notamment parce qu’il signait aussi son échec dans la quête de jugements d’utilité positif de la part de sa hiérarchie). Il regrettait de ne pas avoir eu le choix, alors qu’en général plusieurs postes étaient proposés aux agents en cas de mutation à l’initiative de l’entreprise. Pour lui, avoir été muté à ce poste, c’était plus qu’une non-reconnaissance des efforts qu’il avait accomplis pour l’entreprise, c’était l’expression d’une volonté de l’enfoncer encore plus dans sa maladie. Il disait : « C’est plus qu’une mise au placard, c’est une mise au tiroir ». Ce qu’il ne comprenait pas, c’était qu’en étant en quête des seuls jugements d’utilité, il jouait le jeu de l’individualisation que proposaient les nouvelles formes de management et qu’en s’isolant de ses collègues il mettait en péril sa santé mentale.

Quand il y réfléchissait, il se souvenait que lorsqu’il s’investissait à fond dans son travail, qu’il travaillait le week-end… ses collègues, qui eux adoptaient probablement la stratégie de défense de la résistance et de la désobéissance au travail, le mettaient en garde, ils le prévenaient qu’il aurait bientôt le retour de manivelle. Il réalisait alors que c’était mal vu en Guadeloupe de s’investir comme cela dans son travail, il avait donc fait tout cela contre l’avis de ses collègues et il avait donc dû également assumer ces critiques des collègues… Mais au moment de l’entretien, il se demandait si ce n’était pas eux qui avaient raison…

Il est vrai que les souffrances ressenties en cas d’absence de reconnaissance sont à la hauteur des efforts consentis. Le risque étant que les agents aient de moins en moins envie de s’investir dans la quête des jugements d’utilité par un surinvestissement dans le travail suivant des critères d’évaluation volatiles qui ne prennent pas en compte les critères des collègues. D’autant plus que la clinique montre que ces jugements d’utilité sont plus facilement formulés vis-à-vis de ceux qui ne font pas de vague, n’évoque pas les difficultés, se constituent un réseau sans faire d’histoires (Smith, H, 2017). Ici, Mr. D n’obtient que rarement la reconnaissance de sa hiérarchie et est écarté du collectif de travail.

Mr. D considérait que ce qui était reconnu, c’était de « se vanter de ce que l’on fait ». Mais lui, avouait ne pas être comme ça. Il y avait trois choses qui lui étaient très difficiles à vivre en ce moment dans son travail : le copinage qui, d’après lui, nuisait à la qualité du travail, l’humiliation qu’il subissait sur le plateau d’appel et le fait que tous les efforts qu’il avait faits pour son entreprise depuis qu’il était arrivé en Guadeloupe n’avaient jamais été reconnus. Tout cela générait en lui une grande fatigue, il n’aimait pas se mettre en congé maladie, il suffisait de voir le nombre de jours de congé qu’il avait pris depuis ses débuts dans cette entreprise pour le constater, d’ailleurs au moment de l’entretien, pour ne pas qu’on dise du mal de lui, qu’on l’accuse d’abuser… Il prenait des congés plutôt que de se mettre en arrêt maladie.

Malgré tout, il souhaitait rebondir, il espérait que la direction lui proposerait un autre poste mieux adapté à ses qualifications et à ses compétences, être agent sur un plateau d’appel, cela ne lui convenait pas du tout, il entendait parfois ses collègues dire : « Ah, le chef fait la même chose que nous ». Dans ce verbatim, son positionnement dans les relations hiérarchiques avait le mérite d’être clair.

Lors de son deuxième entretien avec Valérie Ganem, Mr. D avait un poste qui lui convenait mieux depuis environ un mois. Celui-ci consistait à défendre les intérêts de son entreprise en cas de litiges persistants entre elle et ses clients. Lui qui était tellement engagé du côté de la direction de cette entreprise y trouvait un sens. Au départ, on avait voulu qu’il reste sur le plateau d’appel pour exercer ses nouvelles fonctions, mais il avait refusé. Il souhaitait être seul pour pouvoir se concentrer sur son travail et éviter de croiser ceux qui lui avaient fait tant de mal par le passé. Il avait un bureau et depuis un peu plus d’une semaine, après de nombreuses tergiversations, il avait aussi un téléphone et un ordinateur. Il était satisfait de cet état de fait, mais sa rancœur persistait quant au manque de reconnaissance dont il avait été victime par le passé. Son état de santé s’était amélioré mais restait fluctuant, il prenait toujours des médicaments. Parfois il avait le « blues » et alors des idées suicidaires l’assaillaient à nouveau. Il avait peur de s’investir comme par le passé dans cette nouvelle fonction et qu’on la lui retire pour la donner à quelqu’un d’autre comme cela s’était toujours produit pour lui.

Il considérait que la seule façon de recouvrer totalement sa santé et son envie de s’investir pleinement dans son travail, ce serait qu’il puisse bénéficier d’une promotion par le biais d’un changement de grade à titre personnel tout en conservant son poste actuel. Toujours cette quête d’un jugement d’utilité de la hiérarchie et ses avantages associés.

Le responsable des Resssources Humaines lui a proposé de lui octroyer cette promotion s’il partait à la retraite… Il a été choqué par cette proposition. Il ne s’agissait pas pour lui d’être promu pour être promu, il voulait l’être par reconnaissance du travail accompli et souhaitait pouvoir continuer à exercer et à donner le meilleur de lui-même, c’est-à-dire continuer à rechercher les jugements d’utilité de la Direction en atteignant ses objectifs en l’occurrence, dans son nouveau grade pendant les 4 ans qu’il lui restait à passer dans l’entreprise. C’était la seule manière pour lui de partir à la retraite la tête haute.

Un peu plus tard, Mr. D venait d’apprendre le départ de son supérieur hiérarchique actuel et il était très inquiet. C’est dans des circonstances similaires, après le départ d’un supérieur, qu’on lui avait retiré son poste lié aux sondages pour le mettre sur le plateau d’appel. C’est pour cela qu’il avait demandé à son supérieur actuel d’officialiser son nouveau poste, ce qui n’était pas encore le cas. Si la même chose se produisait à nouveau, il déclarait qu’il ne le supporterait pas. Depuis qu’il avait été informé de ce départ, Mr. D déclarait qu’il avait, à nouveau, des troubles du sommeil, il avait peur qu’on lui enlève encore son poste qui lui plaisait et dans lequel il avait commencé à s’investir. Il se disait très angoissé au moment de l’entretien.

Ensuite Valérie Ganem n’a plus suivi Mr. D mais elle a eu des nouvelles par son médecin du travail qui lui a raconté que Mr. D avait été reçu par la directrice générale de l’époque, qu’il avait eu l’opportunité de faire un bilan de compétence et que c’était comme cela qu’il avait pu obtenir ce poste qui lui plaisait. Un peu plus tard, il lui a été proposé un parcours qualifiant de un an en vue d’une promotion au statut de cadre sur son poste actuel comme il le souhaitait. Il avait été nommé cadre et son état de santé s’était stabilisé. Le fait qu’il ait obtenu ce grade qu’il convoitait tant est sûrement un facteur déterminant dans cette stabilisation. Cependant, s’il poursuit cette quête éperdue de jugements d’utilité de la part de la hiérarchie, il y a un risque que sa situation de travail dégénère à nouveau et qu’il se retrouve à nouveau seul pour y faire face.

Dans ce cas, ni le contenu du travail réalisé, ni son utilité sociale ne sont réellement évoqués par Mr. D à partir du moment où il ne travaille plus comme technicien. Ainsi, ce dernier a le « profil type » du travailleur en danger dans le contexte des nouvelles formes de management. Pour lui, seul le jugement d’utilité de la hiérarchie compte, il est seul dans cette quête désespérée puisqu’on peut supposer que ses collègues, qui semblent engagés dans la stratégie de défense de la résistance et de la désobéissance, ne poursuivent pas cette quête, de plus son travail ne semble pas revêtir à ses yeux une utilité sociale qui pourrait le préserver.

Conclusion

Dans le contexte des nouvelles formes de management actuel, celui qui s’engagerait principalement dans la quête de jugements favorables de la hiérarchie et des rétributions qui leurs sont associées pourrait donc se trouver en danger du point de vue de sa santé mentale. D’autant plus que son travail ne revêt pas à ses yeux d’utilité sociale.

La limitation de l’engagement subjectif dans la quête de ce type de jugement provoquée par la stratégie de défense observée en Guadeloupe qui passe par la résistance et la désobéissance au travail salarié paraît au contraire efficace pour préserver sa santé mentale. La clinique en Guadeloupe tend à montrer que ceux qui l’adopteraient seraient moins exposés au risque de faire des tentatives de suicide ou de se suicider vraiment.

Le problème, comme toute stratégie de défense, c’est qu’elle est un empêchement de penser la réalité qui fait souffrir, elle n’a donc aucune force de transformation de l’organisation du travail prescrite. En revanche, elle permettrait à ceux qui l’adoptent de se construire collectivement une « réalité » de travail de nature à préserver leur santé dans le contexte actuel des nouvelles formes de management. Par ailleurs, elle génère chez les travailleurs qui l’adoptent une attitude de rejet envers celui qui s’investit dans la quête de jugements d’utilité et qui se positionne du côté de la direction dans les rapports de domination inhérents aux relations salariales. Cette mise à l’écart plus ou moins violente accentue encore la solitude de personnes zélées et le risque de leur décompensation.

Au cours de consultations individuelles avec des personnes qui présentent des symptômes psychopathologiques dont l’origine est présentée comme liée au travail, l’analyse, ensemble de l’utilité sociale de la tâche et des relations avec la hiérarchie et les collègues, malgré toute leur complexité associée à une analyse des rapports de domination suffit souvent à apaiser la situation pour leur permettre de trouver une place qui leur convient dans les rapports sociaux de travail (Gaignard, 2016).

La Psychodynamique Du Travail (PDT) a largement montré que l’alignement aux stratégies collectives de défense protège et/ou oblige le sentiment d’appartenance au groupe des collègues et que l’alignement aux idéologies défensives permet l’engagement dans des pratiques collectives qu’on réprouve sans crainte pour l’équilibre mental – mais au risque de les voir se modifier suivant les situations et d’entraîner par là un déséquilibre d’autant plus grand.

Dans le cas de ce travailleur guadeloupéen, l’arrimage à l’utilité sociale, associé à une analyse politique des rapports de domination n’a pas été possible dans le cadre de ces entretiens, de ce fait, il a persévéré dans des efforts à la fois monumentaux et totalement vains pour « faire carrière ».

Il faut rappeler la phrase de Christophe Dejours citée plus haut : « Loin de porter en elle le germe d’une nouvelle organisation du travail moins délétère, l’idéologie défensive ne débouche que sur des conflits de pouvoir, dont on peut montrer que les diverses issues n’apportent aucune solution à la question des effets pathogènes des contraintes organisationnelles ». Le choc entre l’idéologie défensive collective de la métropole et celle de la Guadeloupe, fondamentalement contradictoires, comporterait ainsi le risque de déboucher sur un aveuglement accru des travailleurs zélés.

Notes

  1. Pour utiliser l’expression de Freud « Weltanschauung ».
  2. Si un syndicaliste militant, par exemple, se gardait systématiquement de lire la provenance d’un produit sur son paquet d’emballage avant de le consommer, il se trouverait ainsi préservé de tout malaise possible en découvrant qu’il est fabriqué dans un pays qui ne respecte pas les droits du travail pour lesquels il lutte. Cet « oubli » relèverait d’une stratégie de défense individuelle.
  3. http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/z%C3%A8le/83073 (Consulté le 17/08/2106).
  4. Aligné sur les critères collectifs du moment.
  5. Voir post-colonial studies.

Bibliographie

Baïri F. et Hamraoui E., « Généalogies viriles. Dialogue clinico-philosophique » (inédit), séminaire « PSYGID », CNAM/INETOP, Paris, 11 mars 2005.

Davezies P. « Eléments pour une clarification des fondements épistémologiques d’une science du travail », communication au Colloque national de la Société française de psychologie, Clermond Ferrand, 6 décembre 1991.

Dejours. C. (1980), Travail : usure mentale, Réédition 1993, Parsi, Bayard.

Dejours C. et Gernet I. (2012), Psychopathologie du travail, Issy Les Moulineaux, Elsevier Masson.

Flottes A. (2013), Les conflits du travail. Enjeux politiques du quotidien. Paris, Syllepse.

Gaignard L. (2015), Chroniques du travail aliéné. Paris. Editions d’une.

Ganem, V. (2011), « Seul le travail rentable est évalué, Travailler » – Revue Internationale de Psychopathologie et Psychodynamique du Travail. 25 : 129-144

Ogien A. et Laugier S. (2010), Pourquoi désobéir en démocratie ? Paris, La découverte.

Rolo D. (2015), Mentir au travail, Paris, PUF.

Smith H. (2017), « Nouvelles formes d’organisation, internationalisation et pathologies au travail. Entretien réalisé par Valérie Ganem » in Ganem V., Lafuma E. et Perrin-Joly C. (Dir.), Interroger les nouvelles formes de gestion des ressources humaines : dispositifs de personnalisation, acteurs et effets. Regard pluridisciplinaire. Toulouse, Octares Editions.