Le dernier ouvrage de Darian Leader possède les mêmes qualités que les précédents : agrément de lecture avec ce ton inimitable qui n’appartient qu’à lui, authentique engagement dans les problèmes de l’époque, richesse de l’approche clinique appuyée aussi bien sur la littérature que sur sa propre pratique.
Afin de comprendre et de situer la raison de l’incroyable extension contemporaine du diagnostic de bipolarité, dont témoigne l’incidence sur la population américaine qui est passée en peu de temps de 1% à 25%, Darian Leader entreprend une vaste enquête surtout clinique mais aussi historique, économique, et culturelle. En effet, au milieu des années 90, la venue à expiration de la plupart des brevets des antidépresseurs coïncide avec la substitution du terme « bipolarité » à celui de « dépression » avec lequel « tant de gens étaient encouragés à nommer leur douleur », lui-même succédant à « l’anxiété » des années anté-rieures. Les normothymiques sont venus remplacer les antidépres-seurs tout comme ceux-ci précédemment, s’étaient substi-tués aux anxiolytiques. S’appuyant sur les travaux de David Healy, il souligne que l’industrie pharma-ceutique a choisi de « lancer une nouvelle marque », les bipolaires, où se sont retrouvés près d’un tiers de ceux qui étaient classés jusque là comme dépressifs. Mais une stratégie de marché peut-elle tout expliquer ? Il faut bien que celle-ci s’appuie sur quelque chose d’émergent dans la culture du moment pour nommer d’un mot nouveau le malaise de chacun, et se développer à ce point. Or, Darian Leader relève un fait troublant : les manuels de mana-gement recommandent aujourd’hui d’entretenir une certaine tendance maniaque pour être plus performant sur le marché, « la confiance, l’exaltation et l’énergie qui caractérisent les débuts d’un épisode maniaque semblent être parfaitement au diapason des injonctions qui sont celles du monde des affaires aujourd’hui, de réussite, de productivité et de dévouement total », car « les traits sous lesquels la psychiatrie classique décrivait l’attaque maniaque sont en train de devenir les signes de bon développement personnel. » Il nous invite alors à revenir à la clinique, car la bipolarité noie la psychose maniaco-dépressive bien connue des praticiens d’autrefois.
Cette orientation récente manifeste le retour d’une psychiatrie du symptôme, cette fois-ci non pour caractériser la maladie en l’identifiant à un trait dominant, mais pour traiter chaque signe isolé par le médicament supposé le rectifier. Mais il faut rappeler que c’est avec Falret qu’est apparue cette grande psychiatrie qui incluait l’évolution de la maladie (les cycles), l’attention portée aux signes présents mais aussi absents du tableau clinique, avec une finesse clinique complètement oubliée aujourd’hui. En effet, chacun peut avoir des « hauts et des bas », mais c’est en isolant le trouble de l’humeur que la psychiatrie d’aujourd’hui rate ce que savaient repérer rigoureusement les praticiens d’autrefois. Du coup, les catégories nosographiques s’étendent, rendant tout un chacun malade puisque les dernières classifications (DSM-V) logeront plus des trois quarts de la population à une enseigne psychiatrique.
Revenant à Falret mais aussi à Baillarger par-delà Kraepelin, Darian Leader développe une thèse psychanalytique originale qui distingue la psychose maniaco-dépressive de la mélancolie. Il rectifie ainsi ce qu’il considère comme une trop fréquente erreur de la psycha-nalyse qui a mélangé la mélancolie et la manie, « alors que les mélancolies sans manie sont assez différentes des phases dépressives de la maniaco-dépression », en témoigne l’abandon de l’expression « psy-chose maniaco-mélancolique » parfois en usage à la fin du XIXe siècle. L’enjeu est de montrer l’importance de remettre la vie du maniaco-dépressif dans son contexte, en n’effaçant pas « l’histoire et la singularité d’une personne », en ne la réduisant pas à une somme de symptômes isolés, ayant chacun son médi-cament, processus qui rappelle « la logique même de la maniaco-dépression ». Il convient donc de distinguer la maniaco-dépression des « notions floues, qui n’aident pas, sur les troubles du spectre bipolaire et de la diagnostiquer à partir de ses motifs caracté-ristiques : la fuite des idées, l’impression d’une connexion spéciale avec le monde, l’oscillation d’une faute, et l’effort pour créer une séparation caté-gorique du bon et du mauvais ».
L’ouvrage aborde précisément ces divers points pour les décrire cliniquement mais aussi pour rendre raison de ce qui les relie. Il est impossible ici de rendre compte dans le détail des développements avancés. Men-tionnons seulement que Darian Leader brosse un tableau clinique de la manie particulièrement subtil et insiste sur le statut de l’Autre comme élément crucial, sur fond de crainte d’un laisser tomber qui conduit le patient à « tenir son public », car « il y a toujours quelqu’un d’autre à l’horizon » dans l’épisode maniaque. À ce moment d’excitation, qui peut passer parfois inaperçu, succède un « bas », qui correspond à une coupure exclusive entre les deux pôles, articulés dans la névrose, de l’ambivalence amour/haine, ce que notait Melanie Klein. Mais il convient de l’entendre, non pas comme un trouble de la connexion -ce qui constitue la base du modèle biologisant d’au-jourd’hui -, plutôt comme une perte de connexion, ce qu’avait déjà noté Ferenczi. D’où l’aspect anhistorique, la difficulté à intégrer l’histoire dans la clinique de ces patients. C’est là que Darian Leader repère le joint avec l’effet d’époque dans un monde qui ne cesse « de miner les derniers liens que nous avons avec le passé ». Ainsi le succès du terme bipolarité n’est pas seulement la consé-quence d’un marketing bien ciblé, il est aussi symptôme de notre époque.