Fanny Dargent et Catherine Matha nous offrent une réflexion à double voix au sein de leur ouvrage Blessures de l’adolescence. Deux thèses s’interpellent, se répondent et s’enrichissent pour penser et mettre en mots l’énigme des conduites d’attaques du corps à l’adolescence.
Cette réflexion, profondément ancrée dans la modernité, interroge une pratique privée qui déborde désormais la sphère des rites initiatiques et ordaliques. Se dissociant des références sociales et du sens qui leur était initialement attribué, les scarifications se sont peu à peu étendues au domaine du privé et de l’intime. Enigmatiques et inintelligibles, ces conduites renvoient le sujet au paradoxe de la condition humaine, d’un « je me fais souffrir » au moment même où la puberté, temps du devenir et des réalisations, réclame une construction et une projection au temps du futur.
L’effet de tropisme suscité par ces pratiques, amplifié par l’urgence certaine des situations de ces adolescent(e)s, conduit l’observateur privilégié qu’est le clinicien tant à « une forte mobilisation psychique (qu’à) une forte inertie. » Positions intenables et paradoxales s’il en est, que Fanny Dargent et Catherine Matha font travailler dans la dynamique de leurs échanges théorico-cliniques. De cet inconfort, rencontre avec « l’insensé », nait une pensée riche et féconde, qu’elles déploient au travers d’une critique acérée de la littérature et par l’élaboration de leurs rencontres avec les adolescent(e)s pris en charge à l’hôpital ou en psychothérapie.
Quelles voies méthodologiques emprunter dans ce qui pourrait ressembler à un véritable dédale terminologique, théorique voire idéologique ? Les auteures procèdent avec justesse et rigueur devant le polymorphisme psychopathologique et théorique qui témoigne de la pluralité des fonctionnements psychiques devant l’unicité d’une pratique relativement stéréotypée.
Leur point d’entrée est de faire jouer ce qui représente, précisément, une série d’oppositions, de contradictions voire de paradoxes au sein du référentiel clinique et psychanalytique. Les auteures travaillent une double composante en tension : les attaques du corps seraient au service de la vie mais aussi effet direct de la destructivité. « Expression du négatif et manifestation du désir de vivre bataillent sur les contrées du corps, révélant dans la violence du combat l’âpreté et la complexité des luttes internes » signalent-elles avec finesse.
Penser les attaques du corps sous le registre des blessures de l’adolescence ouvre une dimension temporelle intéressante, réintégrant ces pratiques au cœur d’une version pubertaire transitoire. Ces actes signeraient-ils un mode particulier d’être au monde qui s’agit au lieu de se dire, « à un âge où la parole à tendance à être saturée par les pulsions » ? Les blessures physiques redoublent-elles ou empêchent-elles l’advenue de blessures psychiques, signes de l’existence d’une dimension traumatique sous-jacente ? L’attaque de soi est-elle du ressort du masochisme ou de l’auto-sadisme ? L’acte signifie-t-il un court-circuit de la pensée ? Le dialogue s’instaure entre les auteures autour de ces questions précisant ainsi leurs opinions sur le statut du travail psychique et sur la place du fantasme face à la primauté de l’acte.
Pour Fanny Dargent, les attaques du corps sont les stigmates des vicissitudes du travail psychique démontrant l’échec des capacités d’élaboration interne du conflit. « L’attaque contre le corps indique la difficulté pour l’adolescent à traiter psychiquement ce qui l’anime ou l’assaille. » Dans une protection ultime du narcissisme, l’adolescent(e) se défendrait par la mise en œuvre d’une série de remparts et de digues corporelles protecteurs. L’auteure privilégie la catégorie des fonctionnements limites et narcissiques dans laquelle elle distingue, au-delà de l’interprétation et de la mise en sens immédiate, la recherche pour ses adolescent(e)s d’un lieu privé, évidé de la présence de l’objet primaire, enveloppe de souffrance, lieu corporel autarcique.
Dans une autre perspective, Catherine Matha confère aux scarifications « une fonction auxiliaire de l’appareil psychique » au moment même où l’adolescence renvoie le sujet à une position « limite » ou plutôt à une absence de frontières entre son monde interne et externe, entre le fantasme et la réalité. Pour l’auteure, l’acte ne court-circuiterait ni la pensée ni le traitement pulsionnel dans la mesure où le travail psychique de l’adolescent, différent de celui de l’adulte, se resserre parfois sur un ultime effort, paradoxal et destructeur, pour maintenir le processus d’individuation en mouvement.
La réflexion des auteures se réunit sur ce qui se révèle être une constante : la quasi exclusivité d’un recours féminin aux attaques du corps. Cette spécificité engage un questionnement approfondi sur la souffrance identitaire de ces jeunes filles, souffrance qui fait écho aux transformations d’un corps pris par la nécessité de la différenciation. Le corps de l’adolescente pose plus que tout autre la question d’une ouverture et d’une fermeture à l’altérité, convoquant la création d’une position subjective nouvelle défaite des dépendances aliénantes aux premiers objets d’amour.
Fanny Dargent et Catherine Matha offrent aux lecteurs une pensée rigoureuse, jalonnant les étapes d’un voyage au cœur de la complexité et du paradoxe des conduites d’attaques du corps à l’adolescence. Loin de conclure leurs débats, elles placent leur ouvrage sous le sceau de la recherche et de l’imprévu, éléments essentiels à l’écoute de la singularité d’une parole et d’une pensée accueillies au cours du processus thérapeutique. Terreau fertile, leur ouvrage se poursuivra au travers de futurs débats s’offrant comme surface de résonnance à l’insensé baudelairien « Je suis la plaie et le couteau ! Je suis le soufflet et la joue ! Je suis les membres et la roue, Et la victime et le bourreau ! »