Psychanalyses entre mots

Psychanalyses entre mots

Annie Franck

Editions Hermann, 2011

Bloc-notes

Psychanalyses entre mots

Dans son dernier ouvrage, Annie Franck poursuit son travail d’exploration et d’élaboration des limites de la représentation et de la parole. Tenter de traduire au plus près, au plus fin, au plus juste l’expérience de ces cures singulières, où le chaos, le trauma et l’indicible ont mis en péril l’espace du Je, tel est le projet de l’auteur de Psychanalyses entre mots. Son écriture dépeint avec habileté et pudeur les mouvements du transfert dans l’ampleur de ce qu’engage pour les deux sujets en présence cette expérience « qui échappe en grande partie au pensable et au dicible ». Pas de descriptions de cas, ni de « vignettes cliniques » dans cet opus, mais un fin ciselage des émotions, sensations et images faisant surgir le climat d’une cure donnant toute sa place aux silences et aux corps, entre mots.

Le transfert comme lieu d’accueil avant que d’être un espace de création et de rencontre, Winnicott en avait déjà parlé. Mais c’est autrement que l’aborde Annie Franck, nourrie cependant de la pensée de ce grand psychanalyste ainsi que de la théorie de Piera Aulagnier, Nicolas Abraham, Maria Torok ou encore Wilfred Bion. Ouvrage après ouvrage – il s’agit ici de son troisième opus – l’auteur de Beautés et Transfert tente de décrire au plus près ce que peu d’analystes se sont risqués à aborder : le silence d’une absence, le cri sans bruit d’un manque innommable ou encore les limites et dangers de la parole et de l’interprétation. Avec ces patients que l’histoire traumatique a conduit au bord des possibilités de représentation, Annie Franck tente de trouver, partager des modalités de traduction. Comment, lors d’une séance, traduire l’indicible et l’irreprésentable sans céder à la violence possible du discours interprétatif ; comment accompagner, métaboliser un silence non pas en attente de mots mais de reconnaissance d’un manque, d’une absence ? Comment ne pas céder à l’angoisse qui conduit à mettre en sens, à nommer ce qui précisément est « hors-mots », innommable parce qu’échappant à l’expérience même de la représentation ? Là où la tentation de nommer serait négation de ce qui n’a pas pu être, violence faite à ce qui cherche à exister par le silence, Annie Franck tente autre chose. Elle se tait lorsque l’informe demande à le rester. Il faut attendre, dit-elle, ne pas rompre le silence mais écouter ce qui l’habite : car  « une forme enfouie se préserve pour se laisser deviner dans cet état informe qui définit le plus intimement la part la plus précieuse du sujet violenté trop tôt ou trop vite ». Parfois, le silence demande à être entendu avant que d’être traduit.

Par le recours aux métaphores, images et sensations, se tisse au sein de l’expérience transférentielle un lieu d’existence pour ce silence et l’absence qu’il cherche à présentifier. Portés par une image ou une sensation qui s’impose, des mots seront alors peut-être à même de qualifier l’absence, le manque ou le vide et d’amener le sujet à les ressentir pour la première fois. Il faut savoir attendre parfois très longtemps avant de pouvoir dire à un patient : « son absence vous a fait cruellement défaut ». Attendre le tissage dans le transfert « d’éléments épars », fondation à l’existence d’un espace pour ressentir, éprouver, contenir l’effroi, la colère ou l’absence. Attendre avant qu’une interprétation puisse émerger dans et par le transfert.  Attendre que se soit ouvert au sein de cet espace d’expériences si difficiles à appréhender, la possibilité de répéter cet effroi, cette colère ou cette absence, pour que puisse advenir une nouvelle forme jusque-là invisible, un nouveau lieu de création et de rencontre. C’est parfois la musicalité d’une parole qui soutient le sujet avant même qu’il n’ait la faculté d’écouter et d’entendre ce qui se dit dans la séance, ainsi qu’en témoigne un patient d’Annie Franck : « J’aime bien écouter les bruits que fait votre ventre ; cela me rassure…j’ai l’impression d’être à l’intérieur de votre ventre, bien entouré…C’est comme lorsque vous parlez : j’écoute votre voix, je me laisse entourer par votre voix… et d’ailleurs, souvent je n’entends pas les mots que vous prononcez ». 
Au doux confort d’une théorie totalisante, Annie Franck oppose une éthique du doute, de la désaliénation, du questionnement. Au faisceau lumineux de l’interprétation donnée trop tôt, avant même qu’un espace pour le « je » n’ait pu advenir – risquant alors d’aveugler le sujet et ses dires -, elle substitue l’attente, le silence attentif, l’écoute de ses aspérités et sons muets. « Au fil du temps pour moi (…) le plaisir à ne pas comprendre s’est accru (…) voilà (…) ce qui me paraît le plus fondamental dans ma pratique de la psychanalyse : l’attirance vers ce que non seulement on ne maîtrise pas, mais vers ce qu’on ne perçoit qu’à peine et vers lequel l’intuition seule permet de s’orienter ». Se tenir parfois sur la brèche, sans trop grande fragilité mais avec sensibilité, sur la crête d’un transfert sans mots, figé dans le silence hurlant d’une absence irreprésentable. S’y tenir et accueillir cela sans faillir. Chercher, mobiliser en soi toutes les ressources pour supporter cela – lectures, oeuvres d’art, échanges, rêveries-, afin de tisser progressivement, à deux, un paysage en mouvement, cheminant constamment sur les monts et vallées, reliefs et creux du transfert. Dans ce livre engagé, Annie Franck en appelle à une psychanalyse entre mots, qui « donne une présence à ce qui ne peut être dit, pensé, ce qui se trouve hors représentation et qui pourtant doit être reconnu ». L’analyste, rappelle-t-elle, ne doit jamais oublier que l’interprétation n’est aucunement là pour être intelligente mais qu’elle doit se contenter d’être portée par ce qui fait naître sa possibilité même : le transfert. 

Eviter les écueils d’une interprétation trop « pleine de soi » et les dangers d’un silence renvoyant au vide, c’est, pour Annie Franck, faire que l’analyse soit avant tout cela : « en dire le minimum et laisser le silence parler » (Aharon Appelfeld).