Nous ne pouvons que rendre hommage à Ingeborg Meyer Palmedo d’avoir entrepris de nous rendre accessible la correspon-dance entre Freud et sa fille Anna. Tous ceux qui prennent en charge les enfants selon le vertex psychopathologique devraient se ruer sur leur correspondance inédite tant ce qui y est écrit peut apporter d’éléments, intéressants à plus d’un titre, à nos pratiques et à nos réflexions de psychistes d’enfants. La correspondance commence en 1904 : Anna n’a que neuf ans, et son père s’inquiète de sa santé, à la suite d’une opération pour appendicite lente à guérir. Rapidement, on voit se développer une relation filiale privilégiée entre le père et sa dernière fille, sa « fille unique, son diable noir », dira-t-il plus loin. Née en 1895 sans avoir été désirée ni par son père, ni par sa mère, Anna donnera ainsi à son père l’occasion de rester désormais chaste pour arrêter là sa descendance familiale.
Dans sa préface remarquable, Elisabeth Roudinesco note qu’Anna, « n’ayant ni la beauté de Sophie, ni l’élégance de Mathilde -ses deux sœurs aînées-, passe sa jeunesse à lutter pour exister puis à rivaliser avec sa tante Minna dans la connaissance de l’œuvre paternelle ». Si, dès cette époque, « Freud aimait la vivacité intellectuelle de sa fille, son caractère rétif, sa différence, il la voyait également souffrir de son déplaisir diffus, perdre du poids, se ruiner la santé ». En ne suivant pas le chemin de ses deux sœurs aînées, Anna devra franchir contre vents et marées quelques étapes pour parvenir à son souhait de devenir enseignante. Et son père de commenter : « tu es un peu différente de Mathilde et de Sophie, tu as plus d’intérêts intellectuels et tu ne te satisferas vraisemblablement pas de sitôt d’une activité purement féminine. Tes penchants s’exprimeront certainement aussi dans le choix de ton mari ». Freud est encore dans l’incompréhension des véritables attirances sexuelles de sa fille, laquelle fait déjà allusion à ses habitudes auto-érotiques et à son attirance pour les femmes. Il va même jusqu’à lui écrire, lors de son voyage de 1914 en Angle-terre, de se méfier des avances toujours possibles de Jones. Mais plus tard, ayant alors compris les choix libidinaux de sa fille, tout en s’inquiétant de la voir demeurer seule, il lui propose de la prendre en psychanalyse. Une première tranche se déroule entre 1918 et 1920, entre le congrès interna-tional de Budapest et celui de la Haye qui sont largement évoqués dans leur correspondance qui ne cesse pas pour autant, puis une deuxième, entre 1922 et 1924, alors que Freud apprend qu’il est atteint d’un cancer de la mâchoire et que son petit-fils Heinz est mort, le deuxième fils de Sophie, elle-même décédée de la grippe espagnole en 1920.
Ces années très dures pour Freud, qui coïncident avec une révision déchirante de la métapsychologie freudienne due à la nécessité épistémologique de la pulsion de mort, sont aussi pour Anna celles de son renoncement au mariage hétérosexuel. Son investissement « en psychanalyse » en sort renforcé, et elle devient véri-tablement membre de la Société psychanalytique en apportant sa contribution aux travaux interna-tionaux, et notamment aux ques-tions de traduction. Ayant quitté son poste d’enseignante, elle réalise le projet d’une école privée qu’elle ouvre en 1927 à Vienne pour y accueillir les enfants en cure psychanalytique. Ce projet commun avec Dorothy Burlingham et Eva Rosenfeld, ses grandes amies, fera dire à Heller, un de ses élèves qui allait épouser l’une des filles de Dorothy : « L’école Burlingham-Rosenfeld fut pour moi une expérience privilégiée, très prometteuse. Inspirée et animée par un idéal d’humanisme plus pur, plus sincère que tous les autres éta-blissements que j’ai fréquentés. Il s’y diffusait un authentique sens de la communauté dans un endroit clair, ensoleillé, chaleu-reux ». Dorothy commence sa psychanalyse avec Freud et s’installe avec ses enfants dans l’immeuble de la famille Freud, et Anna devient en quelque sorte le co-parent de ses enfants avec elle. De cette époque, Anna Freud garde la pratique puis l’invention d’une psychanalyse éducative, qu’elle développera sous les formes qu’on lui connaît aujour-d’hui, et qui donneront à son arrivée en Angleterre pour suivre sa famille forcée à l’exil par les nazis, la charge conflictuelle dont les controverses survenues pendant la deuxième guerre mondiale à Londres avec les tenants de Melanie Klein, sont les reflets précieux. Plus tard, dans la lignée de cette position, elle soutiendra le développement de l’ego-psychology aux Etats-Unis où son implantation sera solide.
Après la mort de son père, Anna crée avec son amie Dorothy les Hampstead Nurseries et la Hampstead Child Therapy Clinic dans lesquelles elles pourront appliquer leur théorie de l’édu-cation psychanalytique en étroite collaboration avec les parents des enfants pris en charge, et mener des recher-ches passionnantes sur le développement de l’enfant. Le reste de sa vie sera consacré à entretenir intellectuellement et affectivement l’héritage de son père, tout en développant ses propres thèses concernant l’en-fance. Ses ouvrages restent au-jourd’hui des références pour les psychothérapeutes d’enfants : Le moi et les mécanismes de défense (1936), Le traitement psycha-nalytique des enfants (1946), Le normal et le pathologique chez l’enfant (1965), pour ne citer que les principaux. Son œuvre a également été poursuivie par ses nombreux élèves.
La dernière lettre de Freud à sa fille date du 3 Août 1939. Il se soucie d’elle encore à Paris, chez Marie Bonaparte qui les a tant aidés. Arrivée enfin à Londres, elle va consacrer tout son temps aux soins de son père et, lorsqu’il meurt le 23 Septembre 1939, elle est auprès de lui avec Lucie Freud, dont le témoignage garde une émotion intacte : « Seules Annerl et moi-même ne nous sommes pas couchées du tout. Il a dormi pendant 40 heures en respirant calmement. Le cœur voulait continuer à battre. Enfin il s’est arrêté, peu avant minuit. Nous avons remonté le lit, et sa chambre, avec ton siège, où je me suis parfois assise au cours de ces nuits, est de nouveau, comme avant. Juste effroyablement vide ».
Cette correspondance donne au lecteur l’impression d’avoir accès à l’univers quotidien de la famille Freud, et de faire les rencontres déterminantes au fur et à mesure du déroulement de son histoire. On y retrouve l’esprit extrême-ment intelligent, ouvert et accueillant de Freud et le terreau intellectuel et affectif qu’il a offert à ses contemporains, au rang desquels sa fille Anna a su trouver à se nourrir et grandir, pour se concentrer sur une partie spécifique, l’enfance, dont Freud avait déjà largement ouvert les portes d’une autre connaissance révolutionnant les savoirs anté-rieurs. On mesure mieux aujour-d’hui l’importance de lire et relire toutes ces « aventures » pour continuer à défendre, éventuel-lement en les modifiant si nécessaire, les trésors qui nous ont été légués par le père de la psychanalyse et sa fille Anna, afin d’en faire fructifier la fécondité au service des enfants qui en ont tant besoin.