Croire avec Freud ?

Croire avec Freud ?

Emmanuel Schwab

Editions Labor Et Fides, 2011

Bloc-notes

Croire avec Freud ?

Sous l’égide de la croyance et de son importance dans la constitution de soi-même, c’est à une enquête minutieuse sur la genèse de la psychanalyse que se livre Emmanuel Schwab. Cette enquête généalogique, dont l’esprit et les présupposés sont exposés dans l’introduction, reprend et interprète en détail la crise qu’aurait traversé Freud entre 1895 et 1901, l’élaboration del’Esquisse, la période de l’auto-analyse avec les relations de Freud à son père et au judaïsme, mais aussi avec sa Nania, première initiatrice. Puis il en montre l’issue avec l’espace intime des souvenirs-écrans, la découverte de l’interprétation des rêves, et la conquête de Rome mise en rapport avec l’athéisme de Freud. Selon Emmanuel Schwab, c’est une forme de « crise initiatique » que connaît alors Freud, lui permettant d’assumer pour son propre compte son rapport à ses origines, qui ouvrira sur une libération de la créativité freu-dienne et sur les grands textes fondateurs de l’œuvre. 

L’introduction situe le propos, et rappelle l’interprétation critique de la religion proposée dans L’avenir d’une illusion : elle est porteuse d’un interdit de penser aliénant, et d’un apaisement dangereux car il maintient dans la dépendance infantile et la vulnérabilité à la réalité. L’état de détresse et la nostalgie du père en font la force, mais Emmanuel Schwab note que c’est dans la même période que Freud rédige l’article sur Le fétichisme : il peut y avoir maintien d’une croyance au prix d’un déni de réalité, sans qu’il y ait pour autant un délire… L’expérience vécue par Freud sur l’Acropole confirme que la croyance ne concerne pas seule-ment le registre religieux, mais surtout que la représentation ne supprime pas la croyance, mais qu’elles se renforcent mutuel-lement, au prix d’un trouble de la pensée. Un intéressant commen-taire de la lecture de Feuerbach par Freud éclaire les présupposés théoriques de sa pensée. 

C’est en rapport avec les troubles cardiaques de Freud en mai 1894, puis avec le deuil de son père, qu’Emmanuel Schwab interprète la crise de Freud en termes de croyance, au sens du vacillement, puis de la recherche d’une affirmation qui permette de soutenir l’existence de la confiance fondamentale du sujet. Un deuxième enjeu s’organise autour de la façon de vivre le deuil de son père et de faire vivre la mémoire de son père, en conjuguant désidéalisation et inscription dans une filiation assumée. L’abandon de la neurotica protège le père tandis que l’adhésion à l’association juive des B’nai Berith, des fils de l’alliance – adhésion dont le sens et les motivations sont recons-truites de façon minutieuse et magistrale par E. Schwab – montre que Freud choisit de s’inscrire dans la lignée de ses pères, en assumant une judéité laïque, mais très investie, et y trouve une forme de réponse à sa quête de reconnaissance. Mais la réconciliation avec la figure d’un père décevant  (cf. le chapeau ramassé dans le caniveau, à une époque où un juif devait se découvrir s’il croisait un chrétien) conduit aussi Freud à retrouver l’importance d’une autre figure des origines, sa Nania, qui l’emmenait dans les églises et l’imprégnait de son catholicisme, mais qui fut accusée de vol et disparut brutalement (« coffrée ») de l’horizon du jeune Freud. Pendant la même période, celle de l’autoanalyse et de la recons-truction des origines, la croyance en l’existence d’un sens des symptômes fonde la pratique thérapeutique et permet à Freud de renoncer à l’hypnose. 

E. Schwab va jusqu’à parler de « foi thérapeutique » inébranlable. Dans le même temps, les premières fissures et déceptions qui surviennent dans la relation avec Fliess vont accélérer l’autonomisation théorique de Freud par rapport à son ami, dont l’approbation lui est moins vitalement nécessaire maintenant que les figures de filiation et d’initiation, de l’origine et de l’inscription dans la suite des générations ont trouvé leur place de façon claire, dans une assomption et une acceptation de l’ambivalence qui permet de désidéaliser sans s’effondrer. 

L’Esquisse a pu être pour Freud une sorte de tyran forçant à se confronter à l’épreuve des critères de distinction entre perception et souvenir, et plus largement à la compréhension des mouvements psychiques internes faisant place au point de vue économique qui pense les processus en termes de force et de quantité. A l’autre pôle, celui des qualités et des transformations des représenta-tions, une très belle analyse de l’article sur les souvenirs-écrans montre comment les remanie-ments des traces de l’origine dans et par l’élaboration et la fixation du souvenir viennent déverrouiller chez Freud des résistances internes et lui permettre de s’atteler à sa première grande réalisation théorique, l’interpréta-tion des rêves et la compréhension du travail du rêve ; les fonctionnements de l’appareil psychique qui expliquent la possibilité et la portée des productions oniriques vont sous-tendre les rapports du sujet à sa propre existence et aux croyances implicites mises en œuvre dans les processus de subjectivation. 

La croyance peut faire craindre le délire, mais le soupçon envers les illusions doit à son tour être soupçonné, affirme l’auteur, car il peut être porteur d’une illusion de maîtrise, voire d’une identification à la mort. Toujours paradoxal, l’acte de croyance, s’il échappe à la naïveté, acquiert cependant une fonction fondatrice. On peut certes discuter l’extension donnée dans l’ouvrage à la notion de croyance, sans distinction claire entre l’abandon de la neurotica (« je ne crois plus à ma neurotica »), qui est renoncement à une hypothèse invalidée et les questions liées à la foi religieuse, ou encore à la confiance portée dans la vie à partir des premières identifications : une exploration conceptuelle plus précise, attentive aux différences sémantiques et au champ très particulier de la croyance – proba-bilité objective incertaine et certitude subjective, parfois indépendante du degré de probabilité – aurait été bienvenue. L’auteur fait au contraire l’hypothèse intéressante d’une unité de ce champ, constituée à partir de la question de l’origine. La perspective est de maintenir ou de réouvrir, au-delà des présupposés rationalistes voire scientistes, une réflexion ouverte sur les processus de croyance qui soutiennent la position subjectale. Cette perspective permet de faire jouer de manière très heuristique le croisement entre les données biographiques et les élaborations théoriques de Freud. L’ensemble de l’étude est à la fois attractif et fécond, et laisse l’envie de confronter les données mises en lumière à l’étude des grands textes de Freud sur le phénomène religieux : Totem et tabou (1913) puis L’avenir d’une illusion, Malaise dans la culture et Moïse et le monothéisme.