Le fil d’Oedipe

Le fil d'Oedipe

Laurence Kahn

Editions Puf, 2015

Bloc-notes

Le fil d’Oedipe

C’est un très beau voyage auquel nous convient les rédacteurs et les auteurs de l’Annuel 2012. Des réflexions serrées, et inédites, autour de trois thèmes passion-nants, s’y trouvent réunis : Le jeu et Au-delà du complexe d’Œdipe, thèmes des deux Entretiens de l’Association Psychanalytique de France de juin et de décembre 2010, profondément ancrés dans la pratique clinique, et, dans la seconde partie de l’ouvrage, un dossier original intitulé Recherches sur l’histoire de la formation et de l’enseignement. Bien plus qu’un simple recueil de très belles contributions, l’ouvrage forme un ensemble captivant. Le choix des rédacteurs d’alterner, dans la première partie de l’ouvrage, les textes portant sur l’Œdipe avec les textes qui traitent du jeu dans la cure, est particulièrement heureux. Pour peu que le lecteur lise ces contributions comme un ouvrage, quitte à approfondir un texte particulier dans un deuxième temps et qu’il accepte de ne pas s’installer trop confortablement dans une perspective unique, et, comme l’analyste en séance, fait l’expérience, de l’écart et de la surprise. C’est aussi l’occasion de nous rappeler les risques qu’une perspective unique serve de posture, et empêche le jeu de l’analyse. Au fil de ma lecture, je me suis surprise à me demander pourquoi ces deux perspectives, au cœur de la séance,  me semblaient, au premier abord, antithétiques. Pourquoi ne parlerions-nous pas de « jeu de l’Œdipe », au même titre que du jeu de la bobine, ou du jeu fort-da ? 

L’histoire de l’institution psycha-nalytique gagne aussi à être considérée dans la perspective de l’Œdipe et du jeu, ou, plus précisément, à travers celle de l’inachèvement du premier et des échecs du second. Au-delà des informations précises qu’il apporte et des réflexions auxquelles il ouvre, le cahier sur la formation et l’enseignement rappelle aussi que des enjeux œdipiens, et autres restes transférentiels, s’actualisent inévitablement sur la scène de l’institution psychanalytique. 

J’ai choisi de faire travailler ici certains points des contributions de l’ouvrage, en respectant l’ordre choisi par les rédacteurs. DansOpposition au déclin du Complexe d’Œdipe, Dominique Suchet rappelle avec finesse que le déclin de l’Œdipe est inscrit dès son apparition. De fait, l’opposi-tion à l’Œdipe pourrait être une résistance au « mouvement qui, le faisant apparaître annonce sa disparition ». « Le scandale du déclin du complexe d’Œdipe est peut-être cela : se rendre disponible pour se confronter au retour des images anciennes réanimées juste pour le temps de leur disparition, augurant de la disparition à venir du moi ».        Je serais tentée de proposer qu’il s’agirait d’un jeu, qui pour se jouer, et pour se reconnaître jeu, doit accepter qu’il y ait un terme.   
D. Suchet s’attarde sur la complexité du déclin de l’Œdipe et sur l’articulation des deux voies, masculine et féminine qui le constituent. Elle nous rappelle que chacun est tout à la fois conduit à trancher avec l’Œdipe, poussé par l’angoisse de castration, et à ne s’en dégager que lentement, poussé par la déception (« Par la déception le complexe de castration échappe. ») L’auteur précise, de manière très précise et didactique, les temporalités différentes du féminin et du masculin : « Les deux voies masculine et féminine articulent deux temporalités et deux destins : celui, réussi, de la dissolution qui conduit aux sublimations et à l’édification d’un surmoi, et celui,  névrotique, du refoulement appuyé sur un déni où les liens œdipiens persistent tels quels dans l’inconscient et continuent d’agir pour la réalisation hallucinatoire de leurs accomplissements ». En appui sur la clinique, D. Suchet évoque l’importance de l’articu-lation de ces temporalités dans la cure. Elle souligne notamment le caractère essentiel de la temporalité féminine, qu’elle relie à la lenteur de la perlaboration en après-coup ; cette « voie sombre féminine », en opposition à la « voie claire » masculine, est précieuse en ce qu’elle permet une transformation des investisse-ments préœdipiens.  

Avec Jouer avec l’insoluble ?, Claude Barazer, nous propose une magnifique ouverture sur le jeu dans la cure. Doit-on considérer l’analyse comme un travail ou un « jeu suspect » ? S’il s’agit d’un jeu, c’est un jeu « qui rompt radicalement avec les fondations et les usages habituels. », un jeu paradoxal, « violent dans son principe ». L’auteur éclaire la complexité de la combinaison entre « pour de vrai » et « pas pour de vrai » dans la cure de parole. L’auteur distingue les modalités du jeu de la bobine, et celle du fort-da, et s’intéresse à leur articulation. C. Barazer souligne abondamment combien la « disposition ludique au long cours » est une dimension essentielle du contre-transfert. Elle se manifeste notamment dans une écoute « joueuse ». A contrario, « la posture est une tentation permanente, celle de tirer son « épingle du jeu ». « Il faut parfois raisonner dans des cures d’adultes remuantes comme si c’étaient des cures d’enfant. Reconnaître le jeu bienvenu dans l’acte malvenu », afin d’offrir une chance à l’ana-lysant pour que se transforment les objets hors-jeu, l’insoluble qui ne se laisse ni résoudre, ni dissoudre.

Avec La désidentification œdipienne : au nom du fils, au nom de la fille, Michael Parsons souligne le caractère central du processus de désidentification, pour le développement psychique et la liberté de l’individu, après le temps essentiel de l’identifi-cation. Le propos est riche, souple, très étayé sur des exemples cliniques. L’originalité du propos de Parsons tient au fait qu’il dénonce la perpétuation de toute forme d’identification, quelle que soit sa nature : « être captif d’une identification, quelle qu’elle soit, représente une entrave à la liberté ». Il démontre comment l’identification au parent œdipien peut restreindre le choix amoureux. Mais le travail de désidentification est complexe. Et si le sujet est à l’origine de ce mouvement, la position interne du parent, son « accord affectif », joue un rôle certain. La subjectivation, corrélative de la désidentification, n’implique pas une désaffiliation. Loin s’en faut. Elle ouvrirait davantage la voie à une « filiation véritable ». L’auteur précise que ses consi-dérations valent aussi pour le clinicien, en regard à son analyste ou à ses superviseurs. Les enjeux et les aléas du travail de désidentification ressortent, me semble-t-il, du dossier consacré aux recherches sur l’histoire de la formation et de l’enseignement. En lisant le texte de M. Parsons avec la perspective croisée du jeu, il serait intéressant de nous interroger plus globalement au jeu identification/désidentification, notamment dans le transfert. Pourrait-il être considéré comme une modalité du jeu de la bobine ?  

Dans Winnicott, le jeu, les mots, Gilbert Diatkine nous propose une exploration originale du jeu chez Winnicott, à travers deux documents cliniques testamentaires Fragments d’une analyse, et La petite Piggle. En appui sur des exemples cliniques précis, ce qui constitue l’un des points forts de son texte, il décrit, d’une part, les inventions auxquels Winnicott a eu recours pour créer « l’espace de jeu », et, d’autre part, les raisons qui l’ont poussé à jouer avec ses patients. En ce qui concerne les premiers, je retiens notamment les « aveux d’impuis-sance et retrait des interpré-tations », qui nous offrent l’occasion, souligne l’auteur, de questionner le statut de la dénégation chez Winnicott, et pour les seconds, ce que G. Diatkine décrit du jeu chez Winnicott comme « un remède à l’omnipotence de l’analyste ». Avec subtilité, il fait ressortir le risque d’endoctrinement, lorsque « jouer devient à son tour un idéal pour le patient, de même qu’avoir un vrai self ». Dans la dernière partie de son texte, l’auteur s’interroge sur la place du langage dans la théorie de Winnicott, et, par elle, sur la place du langage dans la cure. Il conclut ainsi son texte : « N’y a-t-il pas d’authentiques psychanalyses qui se bornent à l’établissement d’un espace de jeu, sans qu’aucune interprétation jouant sur les mots ne soit donnée ? »  

Un très intéressant développement clinique permet à Elisabeth Cialdella, dans Les petits pas dans les grands : traces de l’infantile, de rappeler la place fondamentale et unique du complexe d’Œdipe dans le travail de la cure, l’expérience œdi-pienne permettant d’intégrer et de transformer les traces les plus archaïques de la psyché : « On n’a rien trouvé de plus opérant dans la psychanalyse que le complexe d’Œdipe. », écrit-elle.  À mon sens, l’originalité de la contribution d’E. Cialdella tient surtout de sa réflexion sur la manière dont « les circonstances de l’invention freudienne où s’entremêlent les liens entre analystes et les mouvements d’avancée théorique ont influé sur la compréhension du conflit œdipien. » D’une certaine manière, son dévelop-pement annonce le cahier sur la formation et l’enseignement. Jusqu’à un certain point, l’organisation des sociétés et de la formation commémore l’Œdipe et le contre-Œdipe de Freud, de ses contemporains… et de leurs successeurs. Ne retrouvons-nous pas, dans les enjeux institu-tionnels, des traces de notre infantile, comme de celui de nos pères, et de leurs frères : « opposition au déclin de l’oedipe » ou limites du travail de désidentification ? Le jeu, c’est aussi celui qui engage le traitement psychique sur la voie inévitable de la régression, donnant les conditions du pacte entre le médecin et le patient. Dominique Clerc dans L’absurde, condition du pacte rappelle que nous établissons notre plan de traitement sur cette forte affirmation de Freud. La théorie ne peut se découvrir qu’au contact de la folie, et ainsi D. Clerc rapporte de ce voyage une réflexion sur la notion de perte de réalité.

Je ne peux que conseiller l’excellent dossier consacré aux recherches sur l’histoire de la formation et de l’enseignement, qui réunit des documents issus d’une journée de travail de l’APF en 2009, et démontre de manière assez convaincante combien les débats actuels de nos sociétés, et leurs enjeux, sont étonnamment proches de ceux qui ont accompagné l’organisation de l’Association Psychanalytique Internationale. Laurence Kahn ouvre le débat en rappelant la tension inhérente au « tandem pour le moins étrange que forme l’accolement de deux mots : administration et psychanalyse ».  

Contribuent également à ce dossier, par des réflexions à partir de documents historiques Leopoldo Bleger, Laurence Afpelbaum, Jenny Chomenne Pontalis, Anne-Marie-Duffaurt, Eric Flame et Daniel Wildlöcher. Ils nous offrent là une occasion unique de réfléchir à la manière dont nos enjeux transférentiels, et les effets de groupe, infiltrent l’organisation de nos institutions. 
L’ensemble de ce volume de L’Annuel de l’APF évoque l’actualisation répétée du roman familial, avec ce qu’elle comporte d’un maintien de l’illusion d’une filiation dénuée de tout conflit, et de toute déception.