Posons d’emblée que personne mieux que moi ne pouvait tenir la chronique de ce dernier livre de Roland Gori, De quoi la psychanalyse est-elle le nom ? Tout simplement parce que j’avais, il y a quelques mois, commis quelques balbutiements sur l’homme et son œuvre, bredouillements brouillons et totalement subjectifs, je l’assume, que j’avais intitulés, à la manière de Badiou, « De quoi Gori est-il le nom ? 1 ». J’y développais cette assurance que Gori n’était rien d’autre que le nom d’une figure contemporaine de la révolte et de la passion. La révolte du côté d’Albert Camus, ainsi qualifiée dans L’homme révolté (Paris, Gallimard, 1951) : « Qu’est-ce qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement ». La passion du côté de Descartes qui en trouvait la cause « dernière et plus prochaine », dans l’agitation des esprits. Et Dieu sait si Gori est un agitateur de pensées qui n’a cessé de défricher le déshumain qui, je le cite, pousse « sur les ruines de la singularité du sujet désavoué et sur l’espace politique anéanti 2 » et de dénoncer toutes les formes contemporaines d’imposture et d’aliénations. A Bourdieu qui rappelait que « la pensée est, par définition, subversive », et surtout que « le déploiement de la pensée pensante, est intrinsèquement lié au temps 3 », De quoi la psychanalyse est-elle le nom ? acquiesce foncièrement. Ce livre est une continuation et un approfondissement de la réflexion de Gori, amorcée et développée depuis plusieurs années, de La santé totalitaire. Essai sur la médicalisation de l’existence (avec Marie-José Del Volgo, Paris, Denoël, 2005), à L’empire des coachs. Une nouvelle forme de contrôle social (avec Pierre Le Coz, Paris, Albin Michel, 2006), en passant par Le consentement du patient. Droit nouveau ou imposture (sous la direction de J.-P. Caverni et R. Gori, Paris, In Press, 2006) ou encore Exilés de l’intime. La médecine et la psychiatrie au service du nouvel ordre
économique (avec Marie-José Del Volgo, Paris, Denoël, 2008).
Cet ouvrage est en fait constitué d’une vingtaine de textes, issus pour la plupart de conférences données par l’auteur ces tout derniers mois. A la manière d’Edgar Morin, et sa Méthode, Gori égrène ici, comme dans ses autres ouvrages, ce même « cheminement », dénonçant sans relâche les politiques actuelles, mais plus encore « la catastrophe culturelle » qui s’annonce, celle de l’avènement historique de l’homme moins l’humanité. Il postule ainsi que cette « humanité dans l’homme » pour reprendre Arendt, est cela même dont la psychanalyse pourrait être le nom aujourd’hui, « à condition sans doute que les psychanalystes ne cèdent pas trop aux sirènes de notre époque et à la tentation sans cesse renouvelée de se transformer en idéologie ou en religion. »
Longtemps en effet, la psychanalyse contemporaine est restée à l’écart de la place publique, mutique et taiseuse sur le monde qui l’entourait. Les psychanalystes n’acceptaient guère de se mettre à l’épreuve de leur temps en renonçant à un discours faussement « atemporel », mais tout autant en évitant de pathologiser le social. Ce faisant, n’oubliaient-ils pas, comme Gori le rappelle, que le « sujet historique », fabriqué par la psychanalyse, se trouve « inséparable de certaines formes de démocratie qui reconnaissent à la mémoire et à la parole leur pleine et entière valeur, fondements d’un monde humain que nous aurions en partage, en commun et dont l’espace public aurait à prendre soin 4. » Et Gori de continuer : « La manière de soigner comme celle d’informer, de juger, d’éduquer, de faire de la recherche, révèle la substance éthique d’une civilisation, la hiérarchie de ses valeurs, son horizon philosophique, c’est-à-dire politique.»
Son livre laboure ainsi des champs aussi épars que la psychiatrie, la médecine, l’information, l’éducation, l’université, les médias via l’audimat et les sondages, la science, la santé, l’expertise, l’évaluation, la culture, la justice,… les affabulations de Michel Onfray, l’amour, de La Boétie à Barthes et la poétique des ordres insurgés de René Char. Partout, il repère ces nouvelles formes de servitude, de détournement, de renoncement, de conformisme, et ce faisant, en profite au passage pour témoigner d’une manière de penser la psychanalyse inscrite à la charnière de l’individuel et du collectif, du singulier et de l’universel, de ce qui est une répétition de phénomènes historiquement répertoriés et de ce qui apparaît comme nouveau et inédit, des représentations inconscientes collectives et des fantasmes individuels. « La psychanalyse est un des noms de ce travail de déconstruction des évidences et du sens commun pour promouvoir l’invention singulière autant que collective. Sans ce travail de déconstruction, il n’y aura ni émancipation singulière, ni affranchissement collectif 5 ».
Gori serait-il le nom de la résistance au déferlement de la volonté de puissance et de contrôle à l’œuvre dans le capitalisme, le biopouvoir, l’ultra libéralisme et le renouveau du scientisme, quelque part aux fondements de l’éthique même ? Ce combat, qui veut redonner toute sa place et sa puissance à ce « pluriel des singuliers » dont parle Hannah Arendt, Gori l’a aussi engagé avec le mouvement de l’Appel des appels et cette invite à l’insurrection des consciences 6, lancée avec Stefan Chedri dès décembre 2008. Car la thèse que soutient Gori dans ce dernier ouvrage pourrait tenir en une assurance qui est aussi un engagement : « Dans une société où règne la tyrannie de la norme, faire de la psychanalyse le site de résistance du singulier, du contingent, du hasard et de l’inattendu aux dispositifs de chosification de l’humain »… « Il se pourrait bien en effet que la psychanalyse soit le nom de ce qui n’a pas de nom, le nom de ce qui a rapport avec l’innommable, l’étrange, l’inquiétant, le reste énigmatique qui, chassé par la porte, revient, certes, mais en cassant la fenêtre par dessus le marché. »
Gori creuse inlassablement dans cet ouvrage les sources du désarroi contemporain. Peut-être vivons-nous là une époque charnière. Non pas un changement d’ère, tel que l’humanité en a connu dans l’histoire, mais, pour reprendre une expression empruntée au psychiatre et philosophe allemand Karl Jaspers, un « moment axial », un moment de l’histoire de l’humanité où toute une configuration anthropologique se défait tandis qu’une autre apparaît 7. La révolution que nous vivons aujourd’hui affecte trois grands domaines : culturel, avec la révolution de l’information et de la communication liée aux progrès fulgurants de l’informatique ; économique, avec la mondialisation et l’essor du marché, « processus sans sujet » pour le dire comme Althusser de l’histoire ; scientifique avec l’essor de la génétique. Nul ne peut nier que ces avancées bouleversent profondément nos vies, nul ne peut douter que le monde ancien n’est plus et ne sera jamais plus. C’est le visage de l’homme qui est en train de se transformer sous nos yeux, insiste Gori, en « entrepreneur de soi », en numéro parmi d’autres, innombrables, de cette « civilisation de l’intérêt ». Tout autre que « ça » incarnerait la tyrannie des passions et deviendrait « les emblèmes d’un chaos que le commerce n’aurait pas réussi à polir, à adoucir et à réguler.»
La psychanalyse nous convierait-elle à retrouver notre part d’humanité ? Face à ce que Roland Gori appelle un « pétainisme culturel », cet essai envisage la difficulté contemporaine de rester humain. En effet, si Érasme avançait qu’« On ne naît pas humain, on le devient », la question n’est plus de débattre des conditions d’avènement de cette humanité – telles que Jean-Pierre Lebrun par exemple les a définies dans un ouvrage récent 8 – mais bien des conditions de sa pérennisation. En ce sens, la psychanalyse, selon Gori, est plus aujourd’hui qu’une anthropogenèse ; elle dit certes comment l’être humain s’humanise mais elle identifie aussi les conditions pour que ce processus, que chacun doit refaire pour son propre compte, puisse se maintenir et se prolonger. Notre société libérale, assujettie aux lois du marché et aux changements de paradigme auxquels nous avons à faire face, confrontée à la disparition des « mondes anciens » et aux logiques contemporaines de l’efficacité et de la rentabilité, disposée à la seule lecture organiciste et sécuritaire du monde, permet-elle encore aux sujets, soumis à la norme et au conformisme médiatique de penser ces questions ?
Pour Gori, et pour quelques autres espérons-le, la psychanalyse est le nom de cette résistance aux nouvelles idéologies de la résignation, qui reconnait à l’humain sa dimension tragique, conflictuelle, singulière autant qu’imprévisible.
Castoriadis reprochait à Aristote la phrase qui ouvre sa Métaphysique : « Tous les hommes désirent naturellement savoir ». Non, commentait Castoriadis, le stagirite s’est trompé pour une fois, tous les hommes désirent naturellement croire 9. Et dans sa bouche, ce n’était pas un compliment ! Il faut lutter pour ne pas croire, « oser se servir de son entendement ». « Sapere aude », ose savoir, ose te servir de ton entendement, cette formule que l’on trouve sous la plume d’Emmanuel Kant résume l’ambition des Lumières au XVIIIème siècle. Gori dans De quoi la psychanalyse est-elle le nom ? nous engage à soutenir cette même ambition en ce XXIème siècle débutant.
Notes
1- Ben Soussan P. (2010). « De quoi Gori est-il le nom ? » Cliniques Méditerranéennes (De la passion à l’œuvre. Mélanges offerts à Roland Gori), 82 : 35-53.
2- Gori R (2004). « Vingt ans après ». Cliniques Méditerranéennes, 1, 69, p. 8.
3- Bourdieu P (1996) Sur la télévision. Paris, éditions Liber, coll. Raisons d’agir.
4- Gori R. (2011). « Les dispositifs de réification de l’humain », Semen, 30 (consultable à l’adresse : http://semen.revues.org/8970)
5- De quoi la psychanalyse est-elle le nom ?, p. 401.
6- Gori R., Cassin B., Laval C. (dir.) (2009). L’appel des appels. Pour une insurrection des consciences. Paris, Mille et une nuits.
7- Jaspers K. (1954). Origine et sens de l’histoire. Paris, Plon.
8- Lebrun J.-P. (2010). La condition humaine n’est pas sans conditions : entretiens avec Vincent Flamand. Paris, Denoël.
9- Castoriadis C. (1998). Post-scriptum sur l’insignifiance. Entretiens avec Daniel Mermet. Paris, Éditions de l’Aube.