Un ethnologue parmi les psychanalystes et/ou un psycha-nalyste parmi les ethnologues ? Ce que met en lumière ce remarquable ouvrage, c’est la place de George Devereux en tant que psychanalyste, parmi les psychanalystes. Ce livre est la reprise des interventions lors d’une journée d’hommage qui a eu lieu à la Société psychanalytique de Paris en octobre 2013, publication enrichie de photo-graphies et de deux textes – une contribution sur les apports épistémologiques de Devereux et un article qu’il a publié en 1953 sur « les facteurs culturels en thérapeutique psychanalytique ». Si chacun des chapitres porte sur un aspect différent de l’œuvre extrêmement riche et complexe de Devereux, deux fils rouges se dégagent : sa théorie du complémentarisme et sa théorisation du contre-transfert comme pôle cardinal de la recherche en toute science humaine.
Très influencé par Mauss, Devereux appréhende l’homme comme homme global, « être-de-culture ». Si cette notion se doit d’être décondensée, on ne peut s’empêcher de penser qu’elle s’applique, ô combien, à Devereux, homme d’une culture encyclopédique, qui parlait huit langues, avait des talents de pianiste, une formation de physicien (sous la houlette de Marie Curie) avant de se former à l’ethnologie – se consacrant à des terrains aussi différents que les Sedang au Vietnam ou les Mohave dans le Colorado. C’est d’ailleurs auprès de ces Indiens Mohave qu’il découvrira l’évidence de la psychanalyse, ce qui l’amènera ensuite à se former à cette discipline.
Le parcours biographique de Devereux, particulièrement mouvementé, ne saurait être résumé ici, mais dans l’ouvrage qui lui est consacré, l’article de Simone Valantin comme la préface de Bernard Chervet permettent de bien relier les évènements biographiques et les axes majeurs de ses créations intellectuelles. L’importance du travail de rêve traverse son œuvre comme le montre le texte de Marina Papageorgiou qui permet d’en ressaisir le trajet et de le voir particulièrement à l’œuvre dans la tragédie grecque.
Sa théorie du complémentarisme est fondée sur une dialectique entre culture et psyché qui ne saurait autoriser ni réduction ni synthèse. Sa rencontre avec le physicien Bohr, qui constituera pour lui un « moment de vérité », lui permet de penser l’irréductibilité des points de vue en science humaine. Pour le physicien, les principaux résultats de la physique quantique avaient imposé une révision du problème de l’observation, lié à l’interaction entre l’objet observé et les instruments de mesure. La logique causale unique était mise en crise : on ne pouvait établir en même temps la position et la vitesse d’une particule, chacune dépendant directement des systèmes d’observation néces-saires, comme l’avait mis en lumière Heisenberg (1927). Il y a une nécessaire complémentarité entre la description à l’échelle atomique des objets en tant que particules et en tant qu’ondes. Devereux porte ce principe à grande échelle, en l’appliquant à la nécessaire différenciation entre l’homme considéré dans sa psyché individuelle et l’homme comme partie prenante de sa culture. L’étude d’une production humaine pourrait être métaphori-quement comprise comme la vision d’une sculpture qui nécessite que l’on tourne autour, que l’on prenne plusieurs points de vue, pour l’appréhender pleinement. Comme le rappelle Alessandra Cerea « pour comprendre pleinement les phénomènes humains, on ne peut dissocier la culture du psychisme, mais on ne peut pas non plus réduire épistémologiquement l’un à l’autre car ces deux concepts sont construits sur deux façons différentes et incompatibles d’observer un comportement »
(A. Cissea, Au-delà de l’ethno-psychiatrie, la contribution épistémologique, p.97). Il y a là une opposition farouche de Devereux à tout réductionnisme et on ne peut que rappeler sa position très critique, en dépit de liens d’amitié, vis-à-vis des tenants du culturalisme américain (R. Linton, M. Mead), qui considéraient que les productions et les croyances humaines ne peuvent être comprises et analysées que dans la référence exclusive au système culturel auquel appartient l’individu considéré. Comme le rappelle Félicie Nayrou, pour Devereux il y a une unicité du psychisme et une universalité de la culture qu’il met à l’œuvre dans une théorisation globalisante de la personne. La « Culture (est) un phénomène universellement humain » (G. Devereux, 1970, Essais d’ethnopsychiatrie générale) ce qui n’empêche pas, bien au contraire, d’accorder toute sa place aux extrêmes diversités culturelles. La culture est une composante essentielle de chaque personnalité, mais cet aspect peut être pris en considération soit selon un point de vue psychologique, soit selon un point de vue sociologique, et ces séries ne sauraient être réduites l’une à l’autre. Dans tous ses ouvrages, il y a cette mise en œuvre du complémentarisme qui prend en compte « l’un et l’autre discours et qui édicte leur autonomie conceptuelle en même temps que leur interdépendance » (F. Nayrou, « Psyché et culture,un double discours obligatoire »,p.39).
S’appuyant sur le principe d’incertitude de Heisenberg, étendu par Bohr au principe de destruction, Devereux souligne qu’une analyse trop poussée dans l’un des domaines détruit l’objet qu’elle prétend atteindre. Ainsi il existe un seuil au-delà duquel l’objet d’étude disparaît et rend nécessaire le recours à un autre mode d’observation et à un autre champ de référence.
Un autre apport majeur de Devereux concerne le contre-transfert qu’il ne réduit pas à un produit de la cure, même si son usage psychanalytique est paradigmatique, mais est inhérent à toute recherche en science humaine. L’exposé de F. Nayrou en déploie les aspects les plus théoriques et les plus heuristiques, se référant à cet ouvrage cardinal qu’est De l’angoisse à la méthode pour montrer combien « ce n’est pas l’étude du sujet, mais celle de l’observateur qui nous donne accès à l’essence de l’observation » (G. Devereux, 1980, De l’angoisse à la méthode). Les exposés de Gilbert Diatkine et de Marie-Rose Moro fournissent selon des axes différents, la preuve clinique de la créativité de Devereux dans ce champ. G. Diatkine analyse finement Psychothérapie d’un Indien des Plaines de Devereux pour montrer que loin de se cantonner à une approche psychothérapique d’un patient d’une culture autre, il y a là, en dépit de la brièveté de la cure, un authentique processus psychanalytique fondé sur la double référence, la double signifiance, la double représentance, caractéristiques d’un transfert sur la parole (Green). M.R. Moro développe tout ce que doit à Devereux l’approche psychothérapique actuelle d’une clinique de la migration et de l’altérité culturelle qu’elle-même met en œuvre, avec son équipe, à laMaison des Adolescents.
Cet ouvrage permet de découvrir ou de redécouvrir un Devereux éminemment psychanalyste, éminemment actuel.