Impardonnable Ferenczi. Malaise dans la transmission.

Impardonnable Ferenczi. Malaise dans la transmission.

Yves Lugrin

Editions Campagne Première, 2012

Bloc-notes

Impardonnable Ferenczi. Malaise dans la transmission.

L’institution psychanalytique a délibérément ignoré l’œuvre de Ferenczi, depuis son décès en mai 1933, un an après sa rupture avec Freud à l’occasion du congrès de Wiesbaden, où Ferenczi devait prononcer son fameux rapport controversé sur la Confusion des langues. Il fût écarté, non sans inspirer pourtant après sa mort le texte testamentaire de Freud, Analyse avec fin et analyse sans fin (1937), bel hommage post-hume. Il fallut attendre 1958 pour que la vivacité de la pensée de Ferenczi refasse débat entre Granoff et Lacan. A son tour, Yves Lugrin nous convie à explorer les arcanes de liens souvent passionnés, faute d’avoir été reconnus dans leur dimension transférentielle, qui ont obéré la transmission de la psychanalyse. 

Impardonnable Ferenczi est un livre exigeant : pour son auteur d’abord, qui a relu minutieusement l’ensemble des correspondances  de Freud avec Ferenczi, mais aussi Jung, Rank – aujourd’hui encore inédit en français -, Eitingon, Jones, celles de Ferenczi avec ses proches, Groddeck, de Forest, etc. En croisant ces lectures, l’auteur cherche à comprendre les passes et impasses qui président à la transmission de la psychanalyse. Cette question continue de défier l’ensemble des sociétés de psychanalyse aujourd’hui. Yves Lugrin s’y est d’autant plus intéressé qu’il a occupé au sein de la Société de Psychanalyse Freudienne différentes fonctions d’accueil, d’enseignement et de transmission. Cet important travail déployé sur plus de trois cent cinquante pages ne conduit pas l’auteur à prétendre faire œuvre d’historien ou d’universitaire ; il tient à son « vagabondage », à son « tissage associatif », à sa lecture subjective de psychana-lyste. Ce faisant, il exige en retour du lecteur de suivre les méandres de sa lecture.

Son livre mérite son sous-titre, Malaise dans la transmission, qui me semble mieux convenir à son propos qu’Impardonnable Ferenczi : à le lire, le malaise concerne toute la communauté, pas seulement celui qui le révèle ; est-il impardonnable de dévoiler le malaise? Incorrigible aurait été fidèle à l’esprit de l’homme de Budapest. Ferenczi se déclarait  lui-même un « incorrigible thérapeute ». Pas plus que Freud, Ferenczi n’a jamais sollicité le pardon, tout au plus l’empathie : avec  Freud, « ils ont été fidèles à leur désir, aucun des deux ne lâchait rien », écrit notre collègue. Crises de la transmission, crises amicales, crise du transfert, à cette  époque héroïque, on ne pouvait distinguer l’ami du disciple ou de l’analysant. Après avoir décrit, dans sa première partie, l’histoire de ce long compagnonnage de travail, l’auteur retient trois moments historiques, l’épisode de Wiesbaden (1932), l’incident de Palerme (été 1910) et l’épreuve de Breslau (Noël 1897). Il analyse du plus récent au plus ancien ces moments de crise institutionnelle qui s’avèrent transférentielle, chacun prenant sens après-coup à la lumière du suivant. Laissant au lecteur le plaisir d’accompagner l’auteur dans son enquête,  j’emprunterai pour cette chroni-que les voies transversales, thématiques, qui m’ont le plus intéressées. 

Amitié et ombre du transfert. L’amitié infiltre tous les liens épistolaires des pionniers de la psychanalyse. Ils enseignent de par le monde, prennent leurs vacances ensemble, se reçoivent dans leurs familles respectives, confient avec confiance symp-tômes et soucis. Freud ne souhaite pas renoncer à la chaleur de cette communauté amicale et on peut voir dans cet attachement sa méfiance devant une acception trop extensive du transfert. « Il ne faut pas estimer comme transfert toute bonne relation entre analyste et analysé. Il y a aussi des relations amicales qui sont fondées en réalité et s’avèrent viables », écrit-il. Comment ne pas qualifier de transférentielle la multiplicité des liens collégiaux à cette époque ? s’interroge Lugrin. Il faudrait les qualifier et de transférentiels et d’amicaux, mais Freud craint que les premiers fassent obstacle à la viabilité des seconds dans une communauté d’hommes, de pionniers dont le travail et l’amitié sont parfois scellés par une alliance secrète.  Freud exige de ses disciples qu’ils renoncent aux positions régressives de soumis-sion à un maître ou à la crainte paranoïaque de voir ses idées volées. C’est au nom de cet idéal communautaire que Freud exhorte Ferenczi : « Vous devez aban-donner l’île des rêves où vous demeurez avec vos enfants fantas-matiques et vous mêler de nouveau au combat des hommes. ». La séparation entre les deux hommes se mesure à la douleur de la rupture d’une amitié. Ferenczi raconte : « J’ai tendu la main pour un cordial adieu. Le professeur m’a tourné le dos et il est sorti de la pièce. » Freud, blessé de son côté écrit plus tard à Ferenczi : « Vous avez dit, sans un mot de salutation, je vais vous lire mon exposé au congrès. »

Formation et transmission. Freud faisait confiance à Ferenczi, plus qu’en tout autre, pour instituer une formation de l’analyste qui tienne compte des difficultés de la transmission. Au nom des principes de la cure sur lesquels il n’entendait pas transiger – analyse laïque, cure didactique appro-fondie – il a refusé à plusieurs reprises la présidence de l’I.P.A, sachant qu’il était très isolé sur ces questions. L’auteur écrit : « A l’interrogation sur l’implication de l’analyste dans son acte, cher à Ferenczi, Berlin (Eitingon, Jones, Abraham) préfère la distribution d’un enseignement et la mise en place d’un cursus de formation appelé à se standardiser (…) Freud sait qu’il a besoin de l’efficace de ce qui s’expérimente à Berlin et la rigueur du question-nement analytique de l’homme de Budapest. » En 1920, Jones prend la présidence de l’I.P.A. En 1922, au congrès de Berlin, Freud tente d’infléchir une orientation trop académique de l’institution, proposant un « concours riche-ment doté » dont le thème de recherche est : « Rapport de la technique analytique avec la théorie analytique. » Du sur-mesure pour Ferenczi qui décide d’y participer avec Rank. Mais le concours n’intéresse aucun autre analyste, chacun ayant trouvé dans les nouveaux critères matière à conforter sa position ; l’heure n’est plus aux remises en question mais à l’institutionnalisation : cette même année, la psychana-lyse de l’analyste devient obligatoire et en 1924, elle doit durer au moins six mois et la formation trois ans. 

L’horizon paranoïaque de la transmission. La richesse et la liberté des débats au sein de la Société psychologique du mercredi atteste du goût de Freud pour l’échange entre pairs, Freud ne veut pas apparaître aux yeux de ses élèves comme un Maître : « rien ne me répugne davantage qu’à pontifier », ou comme un « fanatique incorrigible ». Il ne veut surtout pas qu’on le prenne pour un paranoïaque. Pourtant, c’est à une « belle paranoïa », celle de Fliess, ou aux réactions paranoïaques de ses élèves, auxquelles il va se confronter avec effroi : avec Rank a minima, avec Jung qui s’en méfie pourtant, et enfin avec Ferenczi. Lugrin évoque une « paranoïa de transfert » et rapporte ces impasses aux effets de ces cures didactiques que Freud et la plupart de ses disciples, à l’exception de Ferenczi, souhai-taient brèves et superficielles  chez de futurs analystes pas trop névrosés. Depuis l’analyse « ori-ginelle » de Freud avec Fliess – qui n’en connaissait pas les affres -, les analystes travaillent avec leurs analysants devenus analystes, en couple, sans nette référence à une instance institutionnelle tierce, « la dritte person, potentielle fonction qui, seule, permet au dialogue entre deux personnes de ne pas se ravaler à la connivence du duo, ou à la hargne du duel », écrit l’auteur. Il voit dans cette spécu-larité l’horizon paranoïaque de la transmission : « chacun cherche la clé dans la psychologie de l’autre, dans un dialogue des symptômes ». Impasse lorsque ce qui pourrait se transmettre est interprété comme l’imposition d’une pensée étrangère, dans un climat de soumission. Impasse lorsque ce qui a été transmis  est en retour interprété comme vol de la pensée, plagiat. Intrusion dans le premier cas, extrusion dans le second, note Lugrin. L’incident de Palerme de 1910 à l’occasion duquel Ferenczi accuse Freud de vouloir lui « dicter » sa pensée, en est la première illustration, lointain écho pour Freud de sa calamiteuse rupture avec Fliess qui, lui, l’accuse d’avoir plagié sa théorie de la bisexualité. Lugrin nous convainc avec brio que la violence faite à Ferenczi en 1932 est conséquente de l’attaque para-noïaque de Fliess qui débute en 1900.

Bien après avoir renoncé à sa neurotica, Freud n’en a pas fini avec Fliess, celui qui avait pris la  position d’analyste, que Freud lui avait imposée, pour celle d’un maître jamais prêt à déchoir. L’accusation de plagiat résonne avec une relation transférentielle insoluble. Notre collègue voit dans le souvenir cuisant de l’emprise exercée par Fliess la vraie cause de la méfiance de Freud vis-à-vis de Ferenczi. Méfiance face à la réhabilitation du trauma fait à l’enfant « mal accueilli » théorisé par son ami, méfiance face à l’insistance de Ferenczi à vouloir pousser les feux du transfert jusqu’au bout d’une cure que Freud craint alors interminable, vecteur d’un sentiment de préjudice. L’affaire avec Fliess a été suffisamment cuisante, aussi Freud coupe-t-il court aux reven-dications régressives de Ferenczi à qui il reproche de ne pouvoir jamais consentir sans rébellion, preuve qu’il ne peut accepter sa féminité. « Pour Freud, l’analyse a un reste qui ne relève pas d’un supplément d’analyse alors que Ferenczi ne cède pas sur sa conviction que tout doit être analysé jusqu’à la haine sépa-ratrice adressée dans le transfert par l’enfant traumatisé », écrit Yves Lugrin dans une lumineuse postface conclusive. On lit avec plaisir cet ouvrage, comme un feuilleton d’hier qui éclaire nos difficultés d’aujourd’hui.