La voix sur le divan

La voix sur le divan

Jean Michel Vives

Editions Flammarion, 2012

Bloc-notes

La voix sur le divan

Par ce livre, Jean-Michel Vives donne à découvrir une passion-nante étude psychanalytique et métapsychologique de la voix à partir de trois figures de l’art vocal à travers le temps, de la musique sacrée à la techno en passant par l’Opéra lyrique. Dès l’ouverture de son essai, Jean-Michel Vives souligne ce paradoxe : si importante dans le dispositif psychanalytique, la voix n’est que très peu étudiée par les psychanalystes. Répondant à la célèbre formule de Claude Lévi-Strauss, « la musique, c’est le langage moins le sens » – Jean-Michel Vives laisse apercevoir comment la voix, dissimulée derrière le sens, peut être appréhendée comme « objet » de la psychanalyse. La langue française, d’ailleurs, en choisissant de désigner « l’amoureux de la musique » par le terme « mélo-mane » plutôt que « mélophile », a bien mis l’accent sur cette folie (mania) susceptible d’être véhicu-lée par la musique. Et cet ouvrage laisse découvrir dans quelle mesure l’objet de la voix est un véritable objet pulsionnel ouvrant à une psychopathologie des expé-riences du corps. Entre pulsions de vie et pulsions de mort, pulsions sexuelles et pulsions haineuses, la voix est un objet réel digne d’intérêt pour les psychanalystes contemporains : « La voix est cette part du corps qu’il faut mettre en jeu – sacrifier, pourrait-on dire – pour produire un énoncé de langage (…). La parole voile la voix. » 

L’auteur donne à concevoir comment les sons qui touchent, enveloppent, bercent, excitent, effractent, résonnent dans le corps, sont susceptibles de permettre au psychisme de fabriquer des paysages, d’halluciner des présences, de défonctionnaliser les sens en permettant par exemple de définir les couleurs d’une voix. Une question intéressante est soulevée : pourquoi l’« écoutisme » est absent du vocabulaire psychanalytique ? N’y aurait-il pas là une sorte de point aveugle des analystes qui passent pourtant des milliers d’heures à écouter des voix parler ? Quelles voix entend-t-on ? N’y aurait-il pas de possibles féti-chismes sonores ou perversions de l’écoute ? L’auteur prend l’exem-ple du sexologue Alfred Kinsey qui détenait des bandes sonores de plus de 10000 personnes inter-rogées sur leur sexualité pour lancer cette question : « la dimension « scientifique » de la démarche permettait-elle d’effacer et d’oublier la dimension sexuelle liée à cette « écoute » forcenée durant des milliers d’heures ? » et de répondre : « On a trop souvent tendance à oublier que loin d’être seulement pacifiante, la voix est également, et même essentiel-lement, le terrain où se jouent de violents enjeux de jouissance. Et ce sont ces enjeux qui nous occupent avant tout. ». Il développe alors trois perspectives musicales étonnantes pour illustrer sa réflexion.

La voix perdue des castrats dans la musique sacrée : c’est en partant de ces voix perdues que l’auteur, en fin analyste, introduit le rapport entre la voix, les puissances sacrées, la jouissance et la castration. Il met en relief le destin de ces « voix d’anges musiciens devenus héros » depuis la fin du 16ème siècle jusqu’au dernier castrat de la Chapelle Sixtine au début du 20ème siècle. Est souligné comment l’utilisation de la voix de ces « anges musi-ciens » varie selon les époques : si valorisées et investies tant qu’elles servaient uniquement la parole sacrée et la jouissance divine, puis passées de mode, voire devenues insupportables à l’heure des lumières, lorsqu’elles préten-daient servir la jouissance des auditeurs mélomanes. Insup-portable d’une voix qui parle depuis la castration, depuis un lieu étrange où l’on pourrait oublier la différence des sexes et celle des générations.

La voix dans l’Opéra. L’exemple du sacrifice de la voix d’Antonia dans les Contes d’Hoffmann d’Offen-bach est utilisé pour donner à entendre ce qui caractérise la voix des sirènes. Antonia vit sous l’emprise d’une terrible maladie lui interdisant de chanter à tout prix alors qu’elle a hérité de la magnifique voix de sa mère, cantatrice décédée. Le Diable caché sous les traits du docteur Miracle revient pour l’inciter à chanter. Il se sert de sa magie pour faire apparaître le spectre de la défunte mère qui interpelle Antonia pour la persuader de chanter. S’ensuit un trio intense avec Miracle, Antonia et « La voix » de la mère dans lequel Antonia enchaîne les vocalises jusqu’à la syncope. On perçoit, dans ce moment de bascule où Antonia est menacée de mourir par la jouissance de sa propre voix, les effets puissants non seulement de l’attraction d’une voix, mais de la jouissance d’une voix, capable de guérir comme de tuer. Et l’auteur de montrer comment derrière la voix dans l’Opéra, la dimension du cri est frôlée ; comment la voix ne saurait se réduire à un objet sublime lorsque la frontière est parfois mince avec le cri fou. En témoigne la violence chez l’auditeur lorsque la cantatrice rate l’aigu tant attendu, idéalisé ; c’est l’horrible déception, la dévalorisation haineuse. Vives émet l’hypothèse qu’avec Lulu d’Alban Berg, une barrière a été franchie avec l’apparition du cri sur scène profilant la fin de l’opéra. Dans Lulu, par ce cri de mort, la musique est dépassée. 

Les vibes et les beats dans la techno. C’est ensuite du côté des raves parties que Jean-Michel Vives nous amène pour nous faire découvrir certains aspects du monde sonore adolescent. De la musique techno écoutée à tue-tête dans le casque (tétine auditive) jusqu’à la participation aux raves où la musique plus ou moins « timbrée » est délivrée par le DJ de manière ininterrompue des heures durant jusqu’à l’épuise-ment des corps, on trouvera divers usages (auto-calmant ? addictif ? « timbré » ?) de la musique par les adolescents. Cela amène le clinicien à se pencher plus profondément sur les relations de la psychopathologie aux manifes-tations du sonore. Une fine étude porte alors sur le « timbre » de la musique qui, contrairement à la hauteur ou la puissance, échappe à la symbolisation, ne s’évalue pas. Ce qui est recherché : le beat, le timbre, les modulations des basses qui vibrent et irradient dans tout le corps. Et la figure du DJ, idéalisé, au cœur d’un dispositif où il est attendu qu’il soit une sorte de « dispensateur de jouissance ». Ici, la question, qui sous-tend l’opéra Capriccio, « Prima la musica, o prima le parole » semble définitivement résolue : Prima la musica jusqu’à bout de souffle, et parfois même jusqu’à la bouffée délirante.

Enfin, l’auteur revient sur le dispositif analytique pour laisser apparaître comment celui-ci invite le passage d’une voix tue, cette voix sans âge de l’infans – avec tout son cortège de voix fanto-matiques – à une voix incarnée. L’analyse d’une certaine manière ne pourrait se jouer qu’entre deux voix, telle une « sonate thérapeutique à deux voix » mettant au travail le circuit de la pulsion invocante modifiant les rapports entre « se faire entendre » et « se faire adresser ». Jean-Michel Vives donne à entendre comment la voix du thérapeute, dans ses qualités mêmes, est amenée – par delà le transfert – à dépasser les frontières de la différence des sexes et des générations. Ainsi, « surviendrait alors une Fiat Vox ! qui autoriserait le patient à donner de la voix au moyen d’une parole articulée, par laquelle, jusqu’à présent, il n’avait été qu’envahi. »