Le nouvel ouvrage de Pierre Delion est un hommage à l’un de ses maîtres et amis qui l’ont formé à la psychiatrie sous le nom de psychothérapie institutionnelle : Jean Oury (1924 -2014). Celui-ci, alors qu’il était « au milieu du chemin de sa vie », avait publié en 1978 un petit ouvrage (petit par le format) intitulé Il, donc. Il se trouve que j’ai connu en même temps et l’homme et ce livre. Cela a été le cas de beaucoup d’autres. Le livre que publie aujourd’hui Pierre Delion tombe au « bon » moment. C’est-à-dire au moment où l’on a le plus besoin de rencontrer des hommes comme Jean Oury, François Tosquelles et bien d’autres, désormais présents dans les livres et les témoignages de ceux qui ont connu Jean Oury de près, pendant longtemps, et surtout, en situation, c’est-à-dire à la clinique de La Borde, à Cour-Cheverny, qu’il avait fondée en 1953 et où il est resté actif et accueillant jusqu’à ses derniers jours : il est mort le 15 mai 2014 à onze heures du soir à La Borde.
« Qu’est-ce que je fous là ? »
Jean Oury avait des apostrophes aussi amusantes que pleines de sens. L’une d’elles ouvre le livre : « qu’est-ce que je fous là ? ». On peut prescrire à tous les étudiants ou stagiaires de se la poser régulièrement. Philosophiquement, on peut se demander ce que veut dire le « là » de ce lieu où je me trouve, et comment j’ai fait pour m’y retrouver. C’est une question, nous dit Pierre Delion, à la fois éthique et épistémologique. Elle définit une position éthique : je suis là pour vous, et ce « pour vous » m’oblige. Non pas au sens des « obligations du service », mais au sens d’un engagement. Et sûrement pas au sens militant professionnel du terme, c’est-à-dire au sens d’une idéologie. C’est aussi une question épistémologique : il s’agit d’ouvrir le champ de la recherche, en tous les sens du terme, y compris universitaires. Car il ne s’agit pas que de savoir, avec un découpage académique. Il s’agit de cette culture que représente encore aujourd’hui un acquis de l’« institutionnel » : toutes les sciences humaines, une bonne partie des philosophes contemporains (Kierkegaard, Heidegger, Levinas, Maldiney), la psychanalyse, notamment lacanienne (incontournable). Et tout ce réseau des psychiatres dont il était familier et qui sont inséparables de cette recherche : François Tosquelles, Horace Torrubia, Jacques Schotte, Hélène Chaigneau, Roger Gentis, mais aussi de ceux et celles qu’ils ont formés auxquels Pierre Delion rend ici hommage.
Connivence
Une recension est faite aussi des principaux ouvrages de Jean Oury que l’on peut encore se procurer. Tous ont ce ton inimitable de l’entretien, de l’humour, de la « connivence » (un concept essentiel), avec des rapprochements que l’on n’aurait pas osé faire, mais aussi des coups de gueule qu’on aimerait encore pousser. On peut donc désormais se repérer dans les écrits, dans les situations évoquées, dans l’histoire des dispositifs de soin, dans les interrogations aussi, qui n’ont pas disparu, mais se posent en de nouveaux termes. Ainsi, même si, pour des raisons biographiques (l’âge, l’éloignement, la formation initiale), on a peu, voire jamais, rencontré des pratiques institutionnelles, on peut désormais savoir où chercher.
Si l’on n’a pas eu la chance ou l’occasion de travailler avec ou en présence de Jean Oury, on peut néanmoins, penser avec Jean Oury : aborder Lacan avec lui, par exemple, ce n’est pas avoir recours à une « explication de texte », c’est lire le transfert dans les psychoses « in situ », avec tous les exemples que vous auriez aimé trouver ailleurs. Car penser ne veut pas dire étudier dans sa chambre, mais échanger, rencontrer, prendre des initiatives et commencer à comprendre…
On n’apprend pas les pratiques institutionnelles, mais on peut s’y former. Où, demandera-t-on ? Dans des collectifs, du compagnonnage, en établissements, pour ceux qui travaillent dans le champ du soin psychique, de l’éducation ou du travail social. Mais, il faut le souligner, les patients de La Borde, de La Chesnaie, ou d’ailleurs, apprennent aussi, ou ont appris. Car Jean Oury et tous ses amis, collaborateurs, invités (artistes, philosophes, ou simples pensionnaires), ont en commun une culture dont il ne faut surtout pas parler au passé. Il arrivait à Jean Oury de bougonner quand on parlait devant lui de « l’avenir de la psychiatrie » : la psychiatrie n’a même pas commencé d’exister ! Mais il faut s’empresser d’ajouter qu’on est en train de détruire tout ce qui pourrait servir de cadre, de terreau, de milieu à l’éclosion de la psychiatrie, qu’on l’appelle psychothérapie institutionnelle ou d’un autre nom.
Pour toutes ces raisons, qu’il expose avec chaleur et sans jargon inutile, Pierre Delion nous invite à poursuivre la tâche commencée dans les années terribles du siècle dernier. À lire, donc, de toute urgence.