Jouer avec le feu

Jouer avec le feu

Catherine ChabertJean-Claude Rolland

Editions In Press, 2010

Bloc-notes

Jouer avec le feu

Voici ce que nous propose l’équipe des Libres cahiers pour la psychanalyse, dans son vingt-deuxième numéro, à partir du texte de Freud de 1931, Sur la prise de possession du feu. Ce texte éblouissant, d’une brièveté incisive, étonnant par sa liberté d’association et de passage entre les champs et les époques (mythe, ethnologie, histoire, développement libidinal de l’enfant, anatomie) poursuit une réflexion de 1929 amorcée dans Malaise dans la culture, où la domestication du feu est mise en avant comme faisant partie du processus d’hominisation avec l’usage d’outils et la construction d’habitats.

Prométhée qui signifie « celui qui pense avant d’agir » est un modèle de résistance aux Dieux et à la tyrannie nous dit Josiane Rolland qui reprend le mythe et remarque que Freud s’intéresse surtout à la façon dont Prométhée dérobe le feu à Zeus, puis le transporte, et au caractère délictueux de son acte, au sens de son châtiment. Abraham, rappelle Françoise Laurent, avait dès 1909 longuement analysé le mythe, en s’attachant aux mécanismes de condensation, de déplacement, de figurabilité, d’élaboration secondaire. Freud considère surtout deux modalités de la déformation, la figuration par le symbole et le renversement en son contraire.
C’est le creux de la baguette de fenouil, utilisée par Prométhée pour transporter le feu, qui amène l’idée du renversement dans le contraire : ce n’est pas le feu que l’homme transporte dans son tube-pénis, mais plutôt le moyen de l’éteindre, l’eau de son urine.   La maitrise du feu, sa conservation, impliquent le renoncement au plaisir infantile d’éteindre le feu en urinant dessus, rite qui renvoie à la satisfaction de désirs homosexuels puisque la flamme qui s’élève dans les airs est un symbole phallique. C’est donc le renoncement à la satisfaction urétrale et homosexuelle qui est la condition de la possession et de la domestication du feu.            La transformation dans le contraire intervient également dans l’interprétation du châtiment de Prométhée : si dans le discours manifeste du mythe, Prométhée est puni pour s’être laissé guider par ses désirs, dans la pensée latente, c’est le contraire : Prométhée est puni pour avoir imposé de renoncer à la jouissance d’éteindre le feu, pour le bien de la civilisation, nous dit J. Rolland. Zeus se venge du vol du feu, en attachant Prométhée à un rocher ; il figure, là, non le « surmoi », mais la toute puissance des pulsions, le « ça » furieux d’être réprimé. Chaque jour, un aigle, messager de la puissance de Zeus, lui dévore le foie, qui se reconstitue chaque nuit, ce qui rend le supplice éternel. C’est un autre renversement dans le contraire, qui préside à ce châtiment, car le foie est le siège des passions, tandis que l’oiseau est une figuration du pénis. Le foie qui se régénère, figure le retour des désirs amoureux, retour de l’érection après éjaculation, l’indestructibilité des désirs libidinaux. 

Ce petit article nous éclaire sur ce qui constitue la Kulturarbeit, concept psychanalytique qui caractérise les liens que la culture entretient avec la souffrance, la maladie névrotique de l’âme humaine et avec la guérison psychanalytique, explique Maurice Rey. En effet tout au long de son parcours, Freud a dialogué avec des personnes et des œuvres ancrées dans d’autres domaines que le sien, d’autres disciplines. Ellen Corin montre comment certains des textes de Freud sont issus ou enrichis par des échanges de Freud avec la scène intellectuelle de son temps, poètes, écrivains, ethnologues, archéologues et linguistes.

Les mécanismes en jeu dans la construction du mythe sont les mêmes mécanismes qu’utilise le rêve, présentation par symbole et renversement dans le contraire ; dans un de ses premiers rêves, Dora, jeune fille énurétique, présentait déjà la figuration d’un incendie et la nécessité de quitter rapidement la maison ; Freud qui cherche à préciser ses découvertes sur la sexualité infantile, essaie d’amener sa patiente à lui parler de cette croyance populaire selon laquelle les enfants qui jouent avec des allumettes, mouillent leur lit, nous rappelle Léopoldo Bleger. Dans L’interprétation des rêves, Freud écrit : « deux scènes d’urination de mon enfance sont de toute façon étroitement reliées chez moi au thème de la soif des grandeurs » ; il relie ces scènes à une conflictualité oedipienne : faire mentir son père qui disait de lui « ce garçon ne fera jamais rien » mais aussi venger ce père des humiliations subies du fait de son identité juive. « Il faut noter avec quelle régularité les expériences analytiques attestent la corrélation entre ambition, feu et érotisme urinaire », écrivait Freud dans Malaise dans la culture. Le texte de 1931 qui reprend le mythe de Prométhée, soulignerait-il que Freud, dans son désir de « pénétrer très avant dans les secrets du mythe », serait lui-même ce Prométhée, « un héros culturel qui provoque autant de reconnaissance que de rancune, voire de haine du fait de son action » questionne L. Bleger.

Le mythe enseigne donc la distinction des deux fonctions du pénis, la miction et l’érection, physiologiquement incompatibles, nous dit Nina de Spengler. Si le membre de l’homme assure l’évacuation d’urine, et l’éjaculation, « l’adulte sait que les deux actes sont en réalité incompatibles l’un avec l’autre, aussi incompatibles que le feu et l’eau », nous dit Freud. Ce savoir est une acquisition de l’âge adulte qui doit procéder à un dés-étayage de la fonction sexuelle d’avec la fonction d’autoconservation, c’est-à-dire la désexualisation de la fonction excrémentielle. Jean-Yves Tamet nous parle de consultations pour énurésie, fréquentes, de garçons de 5 à 10 ans, amenés par des mères anxieuses et volubiles, qui décrivent tout ce qui a été fait pour enrayer le trouble, tandis qu’eux restent silencieux et curieusement absents. L’auteur souligne l’absence de représentations sexuelles dans le discours maternel, éliminant le feu de l’excitation au profit de la régression nocturne et de l’eau. Il réfléchit au trouble des mères, devant les manifestations précoces de masculinité chez leurs fils, qui va les quitter ; relations bien souvent soumises à des feux et à des flammes, cachées sous un symptôme d’expression passive. Expert judiciaire, Michel Bénézech propose une description des peines, importantes, encourues par des auteurs d’incendie volontaire, et de leurs profils psycho-pathologiques. Chez ces personnes souffrant de troubles mentaux graves ou de troubles de la personnalité, avec en toile de fond l’abus chronique d’alcool, la vengeance semble être le mobile essentiel, se venger d’une offense, d’une frustration, d’une injustice. L’excitation émotionnelle prévaut au moment de l’acte qui apparaît comme une décharge. La pyromanie est maintenant classée dans les « troubles du contrôle des impulsions » dans le DSM IV. La pyromanie féminine est rare, ainsi que chez l’enfant, mais elle croît au moment de la 
puberté, surtout chez les garçons ; la vengeance envers un parent, un enseignant, l’école, la société prédomine.

Françoise Laurent nous fait partager ses associations sur le livre Trois femmes puissantes de Marie Ndiaye, dont certaines images évoquent visuellement la symbolique du feu. A la différence du texte de Freud peuplé exclusivement de figures masculines,  l’univers du livre est mixte mais la puissance évoquée dans le titre est aussi une puissance morale, faite de renoncements et de maîtrise pulsionnelle. L’auteur s’attarde sur le personnage de Norah, avocate, qui a travaillé dur pour le devenir, et qui retrouve son père, homme narcissique qui a aimé passionnément son fils Sony, fils emprisonné pour le meurtre de la jeune épouse du père, crime dont le fils s’accuse, alors qu’il a lui même aimé cette femme et en a eu deux filles.
Le flamboyant est l’arbre aux fleurs jaunes, dans lequel le père se réfugie le soir, sans doute pour penser à son fils. Norah porte aussi une robe aux fleurs jaunes. Elle est confrontée, alors qu’elle se trouve témoin impuissant de la passion homosexuelle du père pour son fils et de la passion sacrificielle du fils à son père, au retour d’un symptôme urinaire, où elle perd le contrôle. Cette énurésie manifeste hystériquement le souvenir de ses désirs infantiles pour son père et pour son frère.

Prométhée reste une victime sacrificielle jusqu’au jour où Héraclès le délivre en tuant l’aigle d’une flèche au cœur. Héraclès est vainqueur de l’Hydre de Lerne, le dragon d’eau, représentation de la castration, avec ses têtes de serpent qui repoussent, mais aussi coupable de tels incendies pulsionnels qu’il a tué femme et enfants dans un accès de colère. « L’inter­vention d’Héraclès pourrait-elle figurer le passage à un temps second de la culpabilité, à une meilleure intégration économique du renoncement pulsionnel ? » interroge F. Laurent. Le prochain numéro des Libres cahiers pour la psychanalyse, numéro de printemps, prendra pour argument Remarques sur l’amour de transfert, texte de Freud de 1914.