Partir, revenir. Au-delà du principe de plaisir (Freud, 1920). Libres Cahiers Pour la Psychanalyse, n°26

Partir, revenir. Au-delà du principe de plaisir (Freud, 1920). Libres Cahiers Pour la Psychanalyse, n°26

Catherine ChabertJean-Claude Rolland

Editions In Press, 2012

Bloc-notes

Partir, revenir. Au-delà du principe de plaisir (Freud, 1920). Libres Cahiers Pour la Psychanalyse, n°26

Qu’ils se déclinent du passé au présent, du Moi à l’objet, de l’oubli à l’advenir conscient, les mouvements Partir, revenir rythment le fonctionnement de l’appareil psychique. On trouve avec beaucoup de plaisir dans ce numéro des Libres cahiers pour la Psychanalyse, des allers retours de pensées inspirés par le texte de Freud Au-delà du principe du plaisir (1920). Ce texte – charnière dans l’œuvre de Freud – introduit, à partir de l’observation du jeu d’un enfant qui tente d’apprivoiser les effets d’une séparation brutale, l’idée que le plaisir n’est pas le seul principe commandant à la vie psychique, annonçant avec elle la spéculation des pulsions de morts. Les articles de ce numéro ouvrent sur un dialogue fécond entre psychanalystes et écrivains à propos du jeu constant entre vie et mort, présence et absence, séparation et retrouvailles rythmant le principe du vivant. 

Pour ouvrir le débat, Michel De M’Uzan s’interroge : pour l’être, où sont les frontières ? Lorsque l’être se déporte dans un ailleurs dont on ne serait dire s’il se situe au- delà ou en-deçà, peut-on parler de « sujet transitionnel » ? Entre    présence et absence, lorsque le sujet est ailleurs, où est-il ? 

Patrick Autréaux, dans un style à la Perec (Je me souviens) ou celui de notre regretté J.-B. Pontalis (Avant), donne une illustration poétique de ces allers retours de la mémoire, lorsque des petits morceaux du quotidien de l’enfant jouant dans la maison de son grand-père reviennent plus tard sur la scène psychique adulte. Le retour de ces fragments qui portent l’odeur du temps, révèlent pendant quelques secondes, lorsqu’ils reviennent à la conscience, un sentiment de nostalgie. Comment, après la perte d’un être aimé, une présence peut habiter au creux de l’absent ? Le ton de ce numéro est donné. La nostalgie porte en elle la douleur de ne pouvoir retrouver la présence des êtres qui ont ému le passé. 

Mais le retour de ce qui est parti ne concerne pas seulement les moments plaisants : Jean-Louis Baldacci, au cours d’une présentation clinique, laisse découvrir comment la répétition d’un événement douloureux oublié est susceptible de se reproduire dans le présent de l’agir compulsif. Par un aller retour entre clinique et théorie, il donne une illustration de la manière dont le processus théorisant trouve son inspiration dans le processus analytique. Est habilement montré comment « la rêverie théorique de Freud retrouve la théorie du rêve. ».

Adrian Strokes défend la thèse d’une scène de conflit pulsionnel interne dès l’origine. En effet,  comment pourrait-on considérer correctement la pulsion d’auto-conservation sans imaginer un partenaire qui institue le type même de danger : où le moi pourrait-il apprendre les postures de défense s’il n’y avait pas un danger venant aussi du dedans ? À quoi s’oppose la pulsion de survivre sinon à une attraction du mourir ? Le surmoi mélancolique ne témoigne-t-il pas dans la confusion narcissique d’un investissement de l’objet sadique comme forme d’investissement libidinal ? Adrian Strokes met à jour minutieusement l’émergence des pulsions de mort au sein de l’échafaudage théorique freudien. 

Gilbert Diatkine, dans son article Plus fort que le Diable, revient sur le phénomène de « possession démoniaque » pour l’articuler aux compulsions de destinée et aux compulsions de répétition. Là où le sort semble s’acharner sur une existence, Diatkine démontre que le Diable ne résiste pas à l’analyse. Explorant le troisième chapitre du texte freudien, il souligne l’importance de ces diverses compulsions dans la clinique contemporaine et met à jour comment le processus analytique est susceptible de transformer progressivement des motions pulsionnelles du ça en     représentations inconscientes et préconscientes. 

René Roussillon quant à lui, s’attarde plus particulièrement sur le quatrième chapitre d’Au-delà… Contextualisant l’écriture de ce texte tant dans la vie personnelle de Freud que dans la progression de son œuvre, il montre comment la notion de « déception » traverse l’œuvre freudienne. Cette relecture lui permet d’émettre cette hypothèse à propos de l’objet perdu de la mélancolie : ce dernier n’est pas tant à entendre comme un objet disparu mais plutôt comme objet perdu en lien avec un mode de présence décevant de l’objet qui exerce un type d’influence sur la régulation narcissique. Dans un deuxième temps, Roussillon étudie les métaphores biologiques présentes dans ce texte pour en dégager leurs multiples fonctions. Ces analogies laissent entrevoir comment à partir du moment où l’objet est séparé, et qu’il connaît une existence pour son propre compte, indépendamment de la vie pulsionnelle du sujet, il exerce une « influence » pas seulement sur la « relation d’objet » que dessine l’organisation de la pulsion mais de ce que Winnicott appelle « l’utilisation de l’objet ». 

Jean-Yves Tamet revient autrement sur la scène : il laisse apparaître comment à travers l’observation du Fort Da, il y a un grand-père qui se souvient de son enfance mais aussi un père qui voit partir sa fille aimée – et tout cela à une époque « désespérante ». En rappelant que le texte se situe entre l’écriture de On bat un enfant et L’inquiétant, Tamet montre comment Freud apporte des éléments de réponse à cette question : comment se symbolise la mort pour l’enfant ? Originalité de ce texte : le Fort Da est aussi pensé à partir de la bisexualité psychique, permettant d’entendre comment  vont et viennent le « il » et le « elle » dans les fluctuations de forces pulsionnelles. 

Marie Lenormand dégage du texte freudien une analogie entre le phénomène ludique et la mise en scène théâtrale tragique qui s’attache à représenter des événements funestes. Est souligné comment la spéculation de la pulsion de mort introduit l’idée que les conduites humaines ne se laissent pas toutes déchiffrer selon la logique économique orientée par la recherche du plaisir. 

À partir du roman Des souris et des hommes de John Steinbeck, Evelyne Tysebaert met en évidence les liens étroits des pulsions de destruction aux motions tendres et sensuelles de la pulsion sexuelle. On trouve avec le personnage de Lennie, cette passion de caresser le pelage doux et soyeux des souris. Il les caresse si fort qu’il ne peut s’empêcher de les tuer à son grand regret et sous le regard ahuri de George, son compagnon de route. Les mains, corps du délit, sont à la fois sexuelles et tueuses : en voulant caresser, elles broient. On voit là comment la cruauté ne parvient pas à être traitée psychiquement au moyen du sadisme : la compulsion de répétition se charge alors de rendre mala-droites, insensées ou démoniaques ces tendres mises à mort. Est habilement mis en perspective comment Thanatos peut se saisir du vecteur érotique pour s’accomplir et dans quelle mesure le couple Lennie-George du roman peut être perçu comme deux faces d’un même organisme psychique. 

Vincent Vives, dans La vie mouvementée, présente 15 Variations littéraires sur un thème d’Au-delà du principe de plaisir. De coming out à coming home, de l’excitation du partir à l’ivresse de sombrer, une enivrante fiction entremêlant Bataille, Rimbaud nous fait parcourir une Odyssée à travers les océans pulsionnels.

Jean-Michel Delacomptée décrit et analyse des scènes de cours au travers d’extraits tirés de La Princesse de Clèves. On y retrouve un univers clos sur lui-même où s’agitent idéaux, rêves, haines, rivalités, cruauté, prédictions, conspirations, rumeurs, passions et mensonges. On voit que la Cour de France, telle une bulle effervescente, abrite un « chatoiement d’ambitions vides » sous le règne d’agitations sans désordre. Delacomptée laisse entrevoir, sous les déguisements de cours les plus raffinés, comment s’agitent et se confrontent les pulsions les plus primaires. 

En deux semaines de porosité,   Michel Gribinski livre, sous la forme d’un journal de bord daté, pensées, fragments, zigzags, claudications de pensées entrelaçant scènes de vie, lectures, réflexions, et jeux. Entre fantômes et vivants, Naples, Freud et le dernier roman d’Appelfeld, Le Chaos de John  Grivin, Michel Gribinski montre de façon poétique comment le rêve modifie la langue de celui qui la raconte. Et Michel Gribinski de    reprendre la phrase de Rückert avec laquelle Freud termine son essai – qui dit que ce que l’on ne peut atteindre en volant, il faut l’atteindre en boitant – pour la renverser de façon plus rêvante : « Ce qu’on ne peut atteindre en boitant, il faut l’atteindre en volant. ». Et, note-t-il, « l’atteindre hâtivement, sans patience, avec l’imprudence d’Icare, et d’ailleurs boiter est bien la condition habituelle du psychanalyste, sa condition de base ». 

Les diverses contributions, de haute qualité tant littéraire que scientifique, amènent le lecteur à s’interroger sur ces étranges forces, ces « pulsions de mort »,  silencieuses et barbares, capables d’infléchir le destin humain du côté de la destruction, de la violence et de la mort. Les auteurs laissent entrevoir comment, inscrites dans le transfert et actives dans le processus analytique, ces mêmes forces peuvent aussi paradoxalement se mettre parfois au service de la vie.