La clinique psychanalytique contemporaine

La clinique psychanalytique contemporaine

André Green

Editions Ithaque, 2012

Bloc-notes

La clinique psychanalytique contemporaine

Le choix des textes de ce recueil de travaux publiés entre 1997 et 2007 a été effectué, avec l’aide du psychanalyste argentin Fernando Urribarri, par André Green lui-même, l’année qui a précédé sa mort en 2012. Les articles du recueil ont été revus par Litza Guttieres-Green qui a assuré l’édition du livre. Leur mise en ordre est thématique et non chronologique. Partant du cadre et du processus psychanalytique, l’ouvrage s’attache ensuite au travail du psychanalyste, par une étude critique sur la notion de contre-transfert et une réflexion sur les enjeux de l’interprétation et de la construction. Puis sont examinés certains problèmes touchant les rapports entre com-pulsion de répétition et principe de plaisir, la passivation, la honte et la culpabilité, avant le déploie-ment d’une évaluation de la sexualité dans les structures non névrotiques. 

C’est l’intériorisation du cadre de la cure psychanalytique par l’analyste et les modalités de son application qui intéressait André Green, soucieux de penser l’épistémologie de la pratique psychanalytique. Intervenant au Canada dans un colloque portant sur « l’avenir d’une désillusion », il part d’une analyse de la crise de la psychanalyse et souligne que les progrès théoriques ne sont pas venus des névroses classiques mais des cures difficiles. La psychanalyse traite du matériau psychique et de ses transfor-mations et recherche ce qui se cache derrière les apparences. Elle aurait évolué vers une conception psychologisante de l’originaire, cherchant à se passer de la notion de force. Or les concepts de fixation, de résistance, de transfert, de répétition et de compulsion de répétition supposent une notion économique et énergétique de force, vectrice d’une potentialité signifiante : on ne peut donc renoncer à l’idée de pulsion. La notion de représentation ne suffit pas et elle est mise à l’épreuve par la clinique actuelle du fait des phénomènes psychiques de vide, de trauma par défaut et du narcissisme négatif. La notion de destructivité doit être étendue aux processus de pensée, et prendre en compte les champs d’expé-rience qui sont hors de la pratique psychanalytique, notamment la vie sociale. Tout ceci engage une transformation de la théorie de la représentation. Dans ce contexte, la référence au concept de cadre (J. Bleger, D. Winnicott, J.-L. Donnet, W. Baranger) a représenté une importante mutation théo-rique. Le cadre est un champ de forces, le transfert est transport  et s’effectue à la fois sur la parole et sur l’objet, la position de l’analyste dans le transfert est paradoxale, à la fois séductrice et en retrait. Le cadre fournit un espace per-mettant d’observer les effets de cette non-rencontre. Il est un modèle qui révèle ses possibilités mais aussi ses limites, nécessitant des aménagements ou d’autres cadres lorsqu’il y a pathologie de la rencontre. Green présente alors les psychothérapies psychana-lytiques, qui visent moins à traquer le trauma qu’à permettre l’intériorisation. L’analyste est dans un va-et-vient entre le cadre intériorisé et la séance actuelle.    Le cadre est la scène qui permet d’imaginer le jeu, le rapport intersubjectif, les forces à l’œuvre, la production des registres représentatifs qui relèvent du corps, du langage, de l’Autre, et du travail de la pensée. Il nous faut de plus en plus, en prenant appui sur l’analyse personnelle de l’analyste, jeter des voies de passage entre le foyer de l’analyse et les limites de l’analysable. 

Quant aux « mythes et réalités » qui portent sur le processus psychanalytique, André Green les aborde en insistant sur l’importance de prendre en compte la dimension internatio-nale de la question. Il étudie l’historique et les enjeux des variations du cadre dans la cure, et pose le problème de la trans-mission à l’analysant de la nature particulière de la connaissance née de l’expérience psychana-lytique, sans donner l’illusion de posséder un savoir d’initié. Si l’élaboration des résistances est centrale depuis Freud, l’insistance sur la notion de processus est post-freudienne. C’est Meltzer qui introduit l’idée d’une « évolution naturelle » du processus psycha-nalytique. Green rappelle l’apport de Bouvet, et évoque la diversité des voies (Eissler, Winnicott, Bion). Avec Winnicott, la variation cesse d’être en marge, car la conception du transfert est modifiée. Si elle appelle des réserves, surtout si on l’oppose au transfert, la notion de processus a ses fondements dans la théorie du fonctionnement mental introduite par Pierre Marty ; l’axe de la notion de processus a pu varier : pulsionnel chez Freud, lié à la relation mère-enfant ensuite, il est pour André Green lié à l’activité représentative. Il faut d’ailleurs élargir la notion de représentation et notamment prendre en compte l’émergence projective, modalité d’externali-sation des processus psychiques internes. La psychanalyse vise à instaurer un modèle de fonction-nement psychique comparable au rêve, qui a pour présupposé la potentialité permanente de dire autre chose que ce que l’intention consciente voulait signifier. Le processus psychanalytique, création d’une réalité seconde, ne recouvre qu’une partie de ce qui se joue dans la cure, et voit le travail sur les résistances comme une progression au service d’un but, ce qui est très réducteur. André Green revient ensuite sur le paradigme du rêve appliqué au travail analytique, puis sur l’écart entre le rêve qui n’est pas destiné à être compris, et ce qui se joue dans la relation de transfert. Considérant ensuite le chemin parcouru depuis l’Abrégé de psychanalyse en 1938, Green envisage ce qu’est devenue l’interprétation du rêve dans la clinique contemporaine. Ce qui l’amène à l’étude des fonction-nements mentaux qui sont intolérants au cadre analytique classique et des enjeux des diverses variations, pour proposer une synthèse des indications et des formes du travail analytique. 

Une étude de 1997, présentée dans un colloque franco-italien, est consacrée au « démem-brement du contre-transfert », évaluant ce que nous avons gagné, mais aussi ce que nous avons perdu avec l’extension contemporaine donnée à la notion de contre-transfert. L’analyste doit analyser deux objets à la fois, le transfert du patient et son propre contre-transfert. André Green critique la position intersubjec-tiviste, et la place centrale qu’y tient non seulement la disparition de la dissymétrie entre l’analyste et l’analysant, mais l’action de chacun des protagonistes sur l’autre et la notion d’énaction. Au total un modèle de l’acte a remplacé celui du fonctionnement psychique et du rêve. A la limite, c’est rendre l’analyse impossible. L’étude en contrepoint des autres modèles du contre-transfert donne lieu à un riche panorama sensible aux conséquences des choix axiomatiques qui sont effectués. 

Green en vient à soutenir la thèse que la théorie du fonctionnement psychique est un dépassement du contre-transfert, puis il étudie le démembrement de celui-ci. Lorsque la conception du contre-transfert englobe l’ensemble de l’activité psychique de l’analyste, y compris sa conception du cadre et ce qu’il attend de l’expérience psychanalytique, la notion même se dilue. Il importe de maintenir une conception spécifique du contre-transfert qui s’incarne dans le rapport à un transfert singulier et la façon dont s’y marque la conjonction de l’interdit et de l’impossible. L’outil essentiel du psychanalyste, l’interprétation, se forge toujours à partir du contre-transfert, qui ne doit pas être confondu avec la réaction sans médiation au transfert du patient. Il s’agit au contraire de mobilité des registres de pensée et de la mise en activité de processus tertiaires, au service d’une pensée tierce permettant de sortir des impasses duelles. C’est tout le contraire d’un contre-transfert accouplé au transfert, un contre-transfert engrené où le travail de la pensée est paralysé par un rapport hypnotique de fascination mutuelle, où l’analyste répond en miroir au patient, sans même s’en rendre compte, au risque non seulement du passage à l’acte, mais d’une volonté commune de détruire l’analyse… 
Il est impossible, malheureu-sement, de développer ici les questions plus spécifiques qui sont traitées ensuite. André Green, au fil des circonstances de ses interventions, y revient sur des questions qui lui tiennent à cœur, comme celle des enjeux de l’interprétation, confrontés aux conjectures de la construction. Il reprend l’étude de la compulsion de répétition, mais en la confrontant de manière complexe au principe de plaisir, présente son intervention au congrès (CPLF) de 2003 sur les énigmes de la culpabilité et le mystère de la honte. Dans un article important qui discute le rapport de Catherine Chabert (CPLF, 1999), André Green souligne que la passivité n’a pas été nettement élaborée dans l’œuvre de Freud ni reprise depuis ; elle est restée en suspens ; Green propose le terme de passivation, qui est plus large que la notion de passivité freudienne, et se carac-térise par son lien à l’existence et à l’intervention d’un autre, et il oppose une passivité-jouissance à une passivité-détresse. Dans les situations passivantes (perte d’objet ou de l’amour de l’objet, détresse, angoisse, introjection de la mélancolie maternelle, etc.) qui réduisent l’omnipotence subjec-tive à un éprouvé de douleur, la représentation permet le jeu qui ouvre la voie d’un dégagement, et le masochisme traduit une forme dégradée du désir d’être aimé, sauvant de la catastrophe sans retour. L’enjeu de la passivité se joue autour de la détresse primitive ; être aimé dans la détresse est le préalable aux solutions ultérieures. 

Le dernier chapitre dresse un intéressant panorama de la sexualité dans les structures non-névrotiques, distinguant entre les manifestations directes de la sexualité, ses fixations régressives et ses déplacements. Il tente un modèle de base pour la compré-hension de la sexualité, recherche de satisfaction des pulsions par le contact avec l’objet, oscillant de la pulsion à l’objet et de l’objet à la pulsion, à travers un moi complexe qui doit en même temps protéger sa propre organisation et ses fonctions. Dans les structures non névrotiques, le moi et la sexualité elle-même connaissent des régressions qui entraînent des troubles de la pensée sans que la relation œdipienne génitale soit tout à fait absente. La sexualité est la seule fonction de l’existence humaine qui exige un objet, un autre semblable ; l’amour et le sens sont peut-être une même chose pour l’homme, et le sacré lui-même est lié à l’érotisme. C’est bien « l’Eros qui maintient tout en cohésion dans le monde » (Freud, 1921). Une bibliographie et un index permettent un usage aisé de l’ouvrage comme un outil de travail qui donne accès à la subtile richesse clinique et à l’inventivité théorique de la pensée d’André Green.