La dignité de penser

La dignité de penser

Roland Gori

Editions Les liens qui libèrent, 2011

Bloc-notes

La dignité de penser

Roland Gori continue à tracer son sillon, avec profondeur et intelligence, et nous devons le remercier de ce travail si salutaire, si indispensable. Avec ce nouvel ouvrage, La dignité de penser, il poursuit en effet son œuvre d’artisan citoyen, au sens le plus noble que Georges Favez donnait au terme d’artisan en parlant du travail du psychanalyste, c’est-à-dire celui qui conjoint les deux facettes d’artiste et d’ouvrier hautement qualifié.
Que ce soit seul, ou en co-écriture avec A. Abelhauser, P. Le Coz, M.J. Sauret ou M.J. Del Volgo, et à côté de ses ouvrages plus directement psychanalytiques, ce nouveau texte est, en effet, le neuvième d’une série d’ouvrages, débutée en 2009 avec La santé totalitaire (R. Gori et M.J. Del Volgo) et qui se trouve consacrée à une réflexion sur le risque de spoliation démocratique qui se joue dans nos sociétés via une certaine vision de la médecine et de la psychiatrie, via une dérive de plus en plus claire des objectifs et des méthodes scientifiques, et via une modification progressive du statut de la parole.

Cette trajectoire conceptuelle qui me ravit littéralement, est celle d’un psychanalyste et d’un enseignant engagé dont on sait l’action importante qui est la sienne au niveau du collectif L’appel des appels qu’il a lui-même fondé et organisé, ainsi que l’appui essentiel qu’il offre, depuis 2005, à un autre collectif bien connu, Pas de zéro de conduite, né à cette date en réaction à l’expertise collective de l’INSERM sur le soi-disant « trouble des conduites » qui visait… à repérer dès la crèche les futurs délinquants ! Nous sommes donc redevables à Roland Gori du regard qu’il nous aide à porter, presqu’en temps direct, sur l’évolution de nos sociétés qui se fondent, chaque jour davantage, sur une dimension de technicisation que nos instances politiques risquent toujours d’utiliser davantage pour s’auto-valider au détriment de la subjectivation individuelle. La médecine, classiquement tout du moins, se fonde sur une attention particulière au rapport intersubjectif et interpersonnel qui règle la relation soignant-soigné et, de ce fait, elle constitue sans doute un bon opérateur pour analyser la dynamique des relations interhumaines en jeu au sein des groupes que constituent nos sociétés.

A cette perspective particulière, s’ajoute, chez Roland Gori, la dimension psychanalytique qui complète son approche sociétale par une sensibilité au registre de l’intrapsychique. Tout ceci fait que la trajectoire conceptuelle de Roland Gori dans lequel s’inscrit ce dernier ouvrage, me semble résonner tout naturellement avec les réflexions de Michel Foucault et de Georges Canguilhem auxquels il se réfère d’ailleurs assez fréquemment, et de même que G. Rosolato a pu parler d’une « psychanalyse exploratrice dans la culture », de même pouvons-nous parler, me semble-t-il, à propos de la démarche de Roland Gori d’une approche psychodynamique explo­ratrice dans le domaine de l’épistémologie et du sociopolitique. G. Canguilhem insistait sur la nécessité pour le patient de se réapproprier sa maladie (« la maladie du malade »), Roland Gori nous invite, ici, à nous réapproprier notre discours en en refaisant une parole du sujet parlant. Ce texte se compose de cinq chapitres dont trois (le premier, le quatrième et le cinquième) sont consacrés au statut de la parole et du récit dans nos sociétés, avec une scansion des deuxième et troisième chapitres qui se trouvent, quant à eux, dédiés à une réflexion fort bienvenue sur les liens entre la psychiatrie et la santé mentale d’une part, et les nouvelles formes du savoir d’autre part. J’ai lu cet ensemble réflexif comme un hymne à la narrativité face à la tendance actuelle qui voudrait réduire la parole à sa fonction d’information. On retrouve, là, des thèmes chers à Roland Gori et qui avaient déjà leur place dans ses écrits précédents, mais ce qui fait l’avancée nouvelle de celui-ci et qui lui confère une force particulière, c’est l’analyse qui nous est proposée de l’utilisation (délibérée ou non, mais ceci ne change rien à l’affaire !) par les organes du pouvoir de ces évolutions de la technique et de la parole, pour se justifier et pour se maintenir.

Soit la culture du quantitatif et de l’informatif comme évacuation progressive de tout discours réflexif, et comme soumission des singularités individuelles au poids de l’uniformisation collective. J’ai par exemple été frappé par cette remarque sur le quantitatif : « C’est au nombre d’auditeurs que l’on mesure la qualité d’une émission culturelle, au nombre de visiteurs que l’on évalue la qualité d’une exposition, à la tarification des actes que l’on apprécie le soin, à l’importance du nombre de citations que l’on établit le prestige d’une revue (impact factor) et la qualité d’une recherche, au nombre d’étrangers reconduits à la frontière que l’on évalue la « sécurité » du territoire, quitte dans tous les cas à confondre les moyens et les fins, à produire un sentiment d’injustice et de souffrance chez les professionnels ». 

Telle est l’ambiance de « démocratie totalitaire » que dénonce Roland Gori, d’une démocratie qui confisque, en réalité, la parole subjectivée, la « parole pleine », et qui promeut l’information brute, sèche, non élaborée dont Heidegger que cite Roland Gori, aurait pu dire : « le vrai se dérobe au milieu de toute cette exactitude ».

Il y a bien sûr, tout au long de ce texte, une sorte d’appel à la résistance citoyenne qui rappelle un petit peu, mutatis mutandis, l’appel à l’indignation de S. Hessel. Mais s’il faut tout d’abord pouvoir s’indigner pour retrouver le courage et la dignité de penser, les choses vont ici plus loin, grâce à une réflexion très approfondie sur la narrativité et la fonction singularisante du récit. Si P. Ricoeur a pu dire que l’identité humaine était une identité fondamentalement narrative, Roland Gori nous dit ici, au fond, que l’identité démocratique est également foncièrement narrative, et qu’à trop abandonner cette dimension, on risque de perdre la capacité de faire du socius autre chose qu’un groupe homogène et soumis à la pensée unique (quand ce n’est pas à l’absence de pensée), et d’échouer à le concevoir comme un ensemble d’individualités authentiques décidées à s’entendre et à se comprendre pour pouvoir agir collectivement, fût-ce sur un fond de divergences intégrées. Pourquoi la parole perd-elle peu à peu, dans nos sociétés, sa fonction de récit dont les mythes apparaissent comme emblématiques ? Roland Gori nous montre bien l’intérêt des pouvoirs en place à ce qu’il en aille ainsi, mais j’ai envie d’ajouter, comme je l’ai souvent dit, que la pensée comporte aussi ceci de particulier et de dangereux, à 
savoir qu’elle porte en elle, intrinsèquement, une haine vis-à-vis d’elle-même. La haine de la pensée pour la pensée, et la dignité consiste alors, précisément, à ne pas céder à cette haine réflexive dont l’ancrage masochique est assez évident. Merci à Roland Gori de nous montrer avec tant de fermeté les chemins possibles pour retrouver cette dignité de penser.
C’est un ouvrage vraiment essentiel qu’il nous offre ici, et je ne saurais trop le recommander à quiconque veut pouvoir prendre un petit peu de recul par rapport aux dérives en cours, et à mettre en œuvre ses propres ressources de pensée et de résistance, ce qui ne renvoie en rien à un refus des progrès techniques et des conquêtes scientifiques indiscutables auxquels nous assistons bien sûr avec une rapidité accrue depuis le vingtième siècle. Mais c’est précisément cette accélération des avancées scientifiques et techniques qui réclame de la part de chacun une vigilance accrue, une tentative de prise de champ, et un désir d’élaboration des dynamiques en jeu, sur le fond même du mouvement se faisant, et sans conservatisme aucun. P. Valery disait que « la valeur d’un homme se mesure à la qualité de ses refus » : Roland Gori a le grand mérite de nous indiquer une manière d’être et de penser qui fait écho à cette si belle phrase.