Mères majuscules

Mères majuscules

Danièle Brun

Editions Odile Jacob, 2011

Bloc-notes

Mères majuscules

Ce nouvel ouvrage de Danièle Brun, comme plusieurs de ceux publiés par elle précédemment (L’enfant donné pour mort paru chez Dunod en 1989, La maternité et le féminin paru chez Denoël en 1990, et plus récemment Les enfants perturbateurs paru chez O. Jacob en 2007), interrogent ce que nous pourrions appeler la dimension fantasmatique de la parentalité, questionnement qui n’est pas superflu dans un contexte aussi marqué par une tentation réifiante que celui que nous vivons actuellement.
Ce texte intéressera donc tous les professionnels de l’enfance, mais peut-être tout particulièrement ceux qui se trouvent impliqués dans le champ de la psychiatrie périnatale, j’y reviendrai plus loin. Merci, donc, à Danièle Brun de nous faire ce cadeau de finesse, de subtilité et de profondeur dans un monde qui s’échine à vouloir tout simplifier, à vouloir tout quantifier, alors même que la prise en compte de la subjectivité fait partie, me semble-t-il, d’une modernité authentique, et d’une scientificité soucieuse d’échapper aux pièges affadissants d’un scientisme toujours menaçant.

Les deux axes forts de cet ouvrage me semblent être le corps (le corps de l’enfant) et la nostalgie (la nostalgie de la mère). Comme le souligne l’auteur lui-même, « dans ce livre, il ne s’agit pas d’une figuration de la mère en majesté avec son enfant, mais plutôt d’une représentation contrastée d’elle-même où se lit la nostalgie. La nostalgie d’un autre enfant auquel le sien ne correspond pas ou plus, mais qui l’habite d’une telle manière que son regard sur l’enfant réel, l’enfant de chair, en est altéré ». Et c’est alors toute la question du transgénérationnel qui se trouve ainsi ouverte et posée, dans la mesure où c’est l’enfant qu’on aimerait avoir ou avoir eu, qui s’interpose toujours dans notre relation avec l’enfant qu’on a, qui imprègne et qui infiltre inéluctablement l’ensemble de nos interactions avec celui-ci. 

Ce livre s’ouvre sur une première partie tout à fait novatrice et remarquable consacrée à la mélancolie maternelle, et qui permet ensuite à l’ouvrage de se déployer au travers de quatre parties centrées successivement sur la perte d’un enfant (Parents orphelins), l’impact des maladies somatiques graves sur le sujet et son entourage (Des liens à rompre), le poids des mots comme entame narcissique possible (Effets d’annonce médicale), et sur la maternité enfin en tant que processus nouant à l’évidence, de manière très serrée, les trois registres du Réel, de l’Imaginaire et du Symbolique (Propos sur la maternité). Tout part donc ici, pour Danièle Brun, du Faust de Goethe dans lequel l’image de la mère va faire l’objet, en 1932, d’une lettre de S. Freud à Stefan Zweig qui venait de publier son livre sur La guérison par l’esprit  (1931).

Dans ce livre, Danièle Brun nous rappelle que S. Zweig consacre plusieurs chapitres à S. Freud, et notamment à ses débuts en compagnie de J. Breuer dont S. Zweig pense que par le biais de la cure d’Anna O., il aurait « dirigé sa main vers la clé du mystère ». Ce à quoi S. Freud répond que J. Breuer, dépassé par ses propres angoisses, a brusquement quitté sa patiente après l’avoir trouvée dans les affres d’un accouchement fantasmatique, sans comprendre que celui-ci ne lui ouvrait pas seulement les mystères de la guérison et du transfert, mais peut-être – et surtout – qu’il aurait pu lui livrer  « la clé qui aurait ouvert la voie vers les Mères », la clé du royaume des Mères, celles dont il est question dans Le second Faust ». J. Breuer n’était pas faustien, et l’on sent que S. Freud reproche à S. Zweig d’avoir pu lui faire cet honneur !

Quoi qu’il en soit de ce débat entre hommes, la question des Mères est ainsi posée, et d’emblée centrée, par Danièle Brun, sur la question du clivage : « Ce que j’appelle une Mère majuscule implique une division en soi en une partie morte ou mortifiée, et une partie menacée mais vivante, désirante ». Comment mieux dire que la maternité ne saurait se réduire à la biologie de la conception, de la naissance et de la vie entre mère et enfant ? C’est en quoi, me semble-t-il, ce nouveau livre de Danièle Brun s’inscrit bien dans la continuité de son action visant, depuis maintenant de nombreuses années, à faire se rencontrer et dialoguer le champ de la médecine et celui de la psychanalyse. L’angle d’approche de la maternité choisi par D. Brun, met en exergue ce qu’il est désormais convenu d’appeler l’enfant imaginaire, à la suite de C. Stein et de S. Lebovici par exemple. Enfant fantasmatique, enfant rêvé, enfant narcissique, enfant culturel ou   mythique enfin, ces différents  « bébés-dans-la-tête » des parents, sont bien ceux qui organisent et préparent la future parentalité, au sein d’une dynamique psychique de la grossesse, essentielle à l’accueil du nouveau-né et de l’enfant. Les choses sont bien connues, et elles s’agencent selon la flèche habituelle du temps, anticipation et prévention obligent !

Mais ici, Danièle Brun prend l’histoire à rebours, en quelque sorte, en se centrant sur tous les effets d’après-coup que l’enfant réel peut avoir sur cet enfant imaginaire de la mère dont celle-ci espérait et attendait tant … qu’elle ne peut être, finalement, que décontenancée par l’enfant tel qu’il est. Ceci vaut pour la mère elle-même, mais aussi pour l’enfant qui peut être prisonnier de l’enfant narcissique de la mère, et lui-même narcissiquement entamé par la déception maternelle. Une double déception, donc, à lire dans les deux sens de la flèche du temps.

De ce fait, nostalgie, corps et mélancolie se trouvent indissolublement intriqués et c’est ce que ce livre explore si profondément, en se saisissant de champs thématiques divers : la mort de l’enfant, la maladie de l’enfant, l’annonce du diagnostic et, last but not least, la matern(al)ité en tant que telle, tout simplement ! Je ne peux pas déflorer, ici, les multiples ramifications de la pensée et les diverses illustrations cliniques qui font de ce texte un trésor de réflexion et d’humanité.

Pour ma part, je voudrais seulement faire un commentaire dans le domaine qui est le mien, soit celui de la psychologie, de la psychopathologie et de la psychiatrie dites périnatales. A l’heure où la question des dépressions maternelles prend une telle importance, en donnant parfois à certains l’occasion de réintroduire, subrepticement, une vision par trop linéaire de la psychopathologie (soit une vision médicale au sens le plus plat du terme), le concept de « Mères majuscules » vient utilement nous rappeler que toute mère se trouve, par essence, porteuse d’une virtualité nostalgique et que les effets de celle-ci, son actualisation et sa potentialisation, ne sauraient se déduire ni de la seule neurobiologie maternelle, ni d’un rapport direct de cause à effet entre la mère et l’enfant. Dans ce domaine, il n’y a donc pas de « donc », si l’on me permet cette expression.

L’histoire infantile de la mère a un effet sur sa vision de l’enfant et de ce qui lui arrive, mais l’enfant lui-même est, également, acteur des possibles remaniements et transformations de cet infantile maternel. L’interrelation entre ces deux pôles ne peut être que complexe, dialectique et largement inconsciente.

Danièle Brun est psychanalyste et professeur de psychopathologie à l’université Denis Diderot (Paris 7), et elle a organisé toute une série de colloques centrés sur les questionnements réciproques qui se déploient entre la psychanalyse et les avancées médicales extraordinaires auxquelles nous assistons depuis quelques décennies. Ces colloques, toujours extrêmement suivis, ont été organisés dans le cadre de l’association Médecine et Psychanalyse qu’elle a fondée avec des collègues d’horizons différents, et le prochain colloque  Médecine et Psychanalyse  se tiendra à Paris du 13 au 15 janvier 2012, sur le thème : Médecine et psychanalyse entre autorité et incertitude – Moments critiques.

Personnellement, j’ai rencontré D. Brun à Saint-Vincent de Paul. Ce fut une brève rencontre : j’arrivais dans cet hôpital avec la mission de redéployer l’activité de l’unité de pédopsychiatrie qui y avait été créée par Michel Soulé et Léon Kreisler, et Danièle Brun avait eu, un temps, l’occasion de travailler quelque peu avec Françoise Bouchard qui avait, alors, pris la suite de l’action de ces deux pionniers. Plus tard, nos liens se sont resserrés dans le cadre de l’université Denis Diderot, ainsi qu’au fil des colloques et des congrès où j’ai toujours été impressionné par sa capacité à tenir conjointement ensemble, dans ses réflexions théorico-cliniques, l’axe du corps et celui de la psyché. C’est ce qui lui permet de plaider inlassablement pour une psychanalyse moderne, vivante et ouverte, où le registre de l’inconscient et de la subjectivité vient se tresser étroitement avec celui du corps, sans exclusion réciproque aucune. Merci à Danièle Brun de nous offrir ce nouveau travail qui marque une étape supplémentaire dans cette ligne de pensée dont nous avons tant besoin aujourd’hui.

Ce livre intéressera tous les soignants de la psyché qui ne veulent pas « oublier le corps », pour reprendre, ici, l’expression de M. Merleau-Ponty, mais d’une certaine manière il nous concerne tous, puisque nous sommes tous des enfants, de chair et d’os, qui supportons le double poids d’avoir comblé, mais aussi – sans doute – en partie déçu une région du psychisme de … nos propres Mères majuscules !